Comme une plume sur un carré de soie

lundi 27 mars 2017

Une jeune fille palestinienne, étudiante en journalisme à l’Université de Birzeit en Cisjordanie, a été arrêtée ce matin par l’armée israélienne. Mon amie Istabraq est en ce moment même, menottée et les yeux bandés, conduite dans une prison israélienne. Son crime ? Exister.

Est-ce que vous aussi vous avez connu ces matins où, à cause d’une maladie ou d’un couché tardif, vous vous réveillez plus tard que prévu et lorsque vous consultez votre téléphone, c’est la débandade ?

Aujourd’hui, j’ai vécu ce genre de matin. Un mal de tête m’a gardé au lit beaucoup plus tard que prévu, le portable en silencieux et l’esprit embrumé. A 10h, je fais enfin surface et consulte immédiatement mon téléphone, réflexe typique d’une accro au smartphone.

Les notifications sont trop nombreuses, il se passe quelque chose... Je consulte d’abord What’sApp et trouve une dizaine de messages affolés de mon amie Maha, mon ancienne colocataire à Birzeit, du dortoir d’étudiantes où j’ai vécu pendant deux mois lors de mon dernier séjour en Palestine.

"Good Morning Elsa (bonjour Elsa)
Soldiers now in the dorm and they screaming too much (soldats en ce moment dans le dortoir et ils crient beaucoup)
And they take Istabraq with them and the laptop of Istabraq (et ils ont pris Istabraq avec eux et l’ordinateur d’Istabraq)
You know Istabraq she came many times when you were in the dorm (tu connais Istabraq elle venait souvent quand tu étais au dortoir)
I am very sad and the girls screaming and say duaa when they touch her hand and coverage her face (je suis très triste et les filles ont crié et fait des prières quand ils l’ont menotté et bandé les yeux)
Toooo much soldiers around the building (énooooormément de soldats autour de l’immeuble)
Say duaa for all (fais des prières pour tout le monde)
And I love you too much" (et je t’aime énormément)

Mon mal de tête s’intensifie, mon coeur se serre. Si je connais Istabraq ? Bien sûr ! Je pense à elle tous les jours, à chaque fois que j’ouvre ou que je ferme la porte de mon appartement. A cause du porte-clé Palestine qu’elle m’a offert en décembre dernier. Ce porte-clé était attaché à la clé de sa chambre, et un jour qu’on papotait autour d’un chocolat chaud le soir dans le dortoir, je l’ai admiré. En forme de carte de la Palestine, de couleur dorée, les noms des villes principales de Palestine y sont gravés en arabe. Il ne m’a pas suffit de dire plus que "oh dis donc il est joli ton porte-clé" pour qu’elle ne me l’offre.
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Istabraq est une jeune fille de 23 ans, originaire d’un petit village près de Ramallah. Etudiante en journalisme à l’université de Birzeit (l’une des universités les plus grandes et réputées de Cisjordanie), elle n’aspire qu’à la liberté et à la justice. Son rêve ? Devenir journaliste à la télévision ! Et parcourir le monde "pour raconter aux gens ce qu’on vit en Palestine".

Lorsque je consulte Facebook, je m’aperçois que tous mes ami-e-s palestinien-ne-s ou presque ont relayé l’information de l’arrestation d’Istabraq. Les mêmes photos circulent. Je reconnais "mon" immeuble, ce décor si familier dans lequel j’ai vécu pendant deux mois. Je vois, abasourdie, toutes les jeeps de l’armée israélienne garées dans la cour, et des dizaines de soldats surarmés pour arrêter une gamine de 23 ans...

J’essaye de prendre du recul, de mettre à distance mes émotions. Et je m’interroge.
Quand ce sont des étudiants, des journalistes ou des écrivains turcs (par exemple) qui sont arrêtés et emprisonnés pour leurs idées, le monde occidental s’insurge, les médias relaient, l’opinion publique s’offusque. Mais là ?

En Palestine cela arrive tous les jours, l’arrestation d’Istabraq n’est qu’une parmi tant d’autres. Et pourtant le silence est assourdissant. Quel média relaie ? Qui en parle ? Qui s’en soucie ? Et pourtant, cela se passe dans "la seule démocratie du Moyen-Orient". C’est la jeunesse qu’on tente d’étouffer, de mettre à terre. C’est la liberté d’expression qu’on bafoue. C’est la liberté de la presse qu’on piétine. C’est la liberté tout court qu’on salie.

Ce silence, il fallait que je le brise. Ce matin, c’était la seule chose que je pouvais faire.
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Je me souviens très bien de la première fois que j’ai rencontré Istabraq, et de cette discussion surréaliste qu’on a échangé. Elle est venue dans notre appartement un soir, peut-être trois ou quatre jours après mon arrivée dans le dortoir, pour me rencontrer. Elle vit aussi dans le dortoir, un étage au-dessus de nous. Immédiatement, son rire cristallin et doux à la fois me plait, son air franc et déterminé aussi.

J’ai bien du mal à prononcer son prénom correctement, et d’ailleurs c’est la première fois que je l’entends. Elle rit joyeusement de mon accent et m’explique : « Istabraq veut dire « soie », c’est un mot que l’on retrouve à plusieurs reprises dans le Coran, notamment dans la sourate de La Caverne, quand Dieu parle des vêtements du Paradis ».

Je me souviens lui avoir dit que son prénom lui allait très bien, quand elle parle cela me fait l’effet apaisant d’une plume sur un carré de soie.

J’explique à Istabraq que je serai leur nouvelle colocataire pendant deux mois, que je suis ici en Palestine depuis un mois déjà et que je veux écrire un livre. Elle se réjouit et me dit : « il faut absolument que je t’emmène rencontrer les étudiants du Student Council (Conseil des Etudiants), ils auront plein d’informations à te donner. Tu sais, ils rencontrent beaucoup de problèmes avec Israël à cause de leurs activités. »

Je lui réponds, intriguée : "Ah bon ? Mais pourquoi ? Quelles sont leurs activités ?"

A ce moment-là, dans ma naïveté couplée d’une vision fantasmée que nous Européens avons tendance à avoir de la Palestine, je m’attends à ce qu’elle me réponde des choses comme : « ils vivent dans un maquis et cachent des tas d’armes pour attaquer les colons » ou encore « ils fomentent un coup d’Etat pour renverser l’Autorité palestinienne », ou même « ils préparent une invasion de la Palestine 48 pour mettre fin à l’occupation ».

Au lieu de cela, Istabraq me répond en haussant les épaules : « Des activités pour les étudiants ! Beaucoup de levées de fonds pour les étudiants en difficulté, des protestations quand l’université veut augmenter les tarifs d’inscription, des activités culturelles et sportives, et aussi des activités pour apprendre aux étudiants l’Histoire de leur pays, réfléchir sur la situation actuelle, être acteur et non spectateur. »

Ah ! C’est donc pour ça que ces gamins vont régulièrement en prison, parfois pour plusieurs années ? Mais dites-moi, Israël n’est-elle pas « la seule démocratie du Moyen-Orient » ? Et puis, rappelons que l’université de Birzeit se trouve en Cisjordanie, officiellement sous autorité palestinienne...

Je dis à Istabraq que j’aimerais bien rencontrer des étudiant-e-s qui ont fait de la prison. S’en suit alors une conversation assez surréaliste :

« Mon frère est sorti de prison il y a 2 mois. Oh c’est rien, il a juste fait 9 mois ! Il est étudiant ici aussi.
- Ah ouais quand même, 9 mois ! Il a quel âge ?
- 22 ans
- Et pourquoi il est allé en prison ?
- Aucune idée, son dossier est classé "secret", même son avocat n’en sait rien. Mais il a fait 9 mois, c’est rien 9 mois !

- Ah ok. Bon bon bon. Tu crois que je pourrais le rencontrer ?
- Oui sans problème ! Au pire, s’il ne veut pas, on t’en trouvera un autre ! Des étudiants qui ont fait de la prison, on en a plein plein plein ! Certains ont fait 2 ou 3 ans de prison.
- Ah ok, oui alors tu m’en trouveras forcément un, c’est cool.
- Oui oui t’inquiète, ce n’est pas ce qui manque ! »

On marque alors une pause, on prend conscience du décalage entre notre ton détaché et la gravité de nos propos, et on éclate de rire à l’unisson. La force d’Istabraq et son optimisme à toute épreuve me renforcent moi-même dans ma conviction que je dois absolument retranscrire tout cela. Que le silence est pire que l’emprisonnement. Et que chaque voix, chaque écho compte.

Le lendemain matin de notre première rencontre, elle viendra me chercher à 9h à l’appartement pour m’emmener rencontrer les étudiants du Student Council. Sur la dizaine d’étudiants que j’ai rencontrés (ils ont entre 20 et 24 ans), tous ont déjà fait de la prison. Parfois plusieurs fois. Parfois quelques mois, parfois 3 ou 4 ans.La plupart ne savent pas officiellement pourquoi, la seule chose qu’on leur a reproché, c’est d’être investis dans des associations étudiantes. Plus ils sont investis, plus ils prennent "cher". Les autorités sionistes considèrent cela comme un "acte de résistance".

Ces jeunes gens ont déjà traversé beaucoup d’épreuves, mais ils transmettent tant de calme, de détermination et d’optimisme qu’on a l’impression que la prison glisse sur eux... Comme une plume sur un carré de soie.

source : Médiapart - Le blog de Ray Elsa

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