Dans le hip-hop palestinien, même les chansons d’amour deviennent politiques

lundi 12 octobre 2015

BETHLÉEM (Ma’an) – Un jeune Palestinien et une jeune Juive sont coincés dans un ascenseur. La jeune fille troque son uniforme de l’armée contre des vêtements civils et le garçon la complimente : « Tu es mieux ainsi, le vert ne te sied pas. » La fille répond : « Hors de la lunette de visée, tu as l’air chouette aussi. » Telle est la scène décrite dans « Mama, I fell in love with a Jew » (Maman, je suis tombé amoureux d’une Juive), l’un des derniers hits du groupe palestinien de hip-hop DAM qui, l’été dernier, était en tournée en Europe et dans le Moyen-Orient pour présenter son album « Dabke on the Moon » (Dabke sur la Lune), sorti en 2012.

JPEG - 143.3 ko Le groupe palestinien de hip-hop DAM, avec Tamer Nafar à gauche. (Photo : DAM)

« Ça devient super. Les gens se secouent du début (du concert) jusqu’à la fin. » Tamer Nafar, l’un des membres fondateurs de DAM, est interviewé par Ma’an deux jours à peine après la tournée du groupe en Turquie. Créé en 2000 par les frères Tamer et Suhell Nafar et leur ami Mahmoud Jreri, DAM est le premier groupe palestinien de hip-hop et un des groupes qui cartonnent le plus au Moyen-Orient.

Installé dans la ville de Lod (al-Lidd, en arabe), au sud-est de Tel-Aviv, le groupe a acquis une renommée internationale après la sortie de son single « Min Irhabi » (Qui est le terroriste ?) en 2001, lors de la Deuxième Intifada. Alors que Tamer Nafar prétend que DAM reste « très, très populaire » parmi les Palestiniens, les chansons continuent à gagner de l’audience à l’étranger aussi. « Les chiffres sur YouTube sont élevés et je vois des tas de commentaires en anglais », dit-il.

Des droits des enfants à l’émancipation des femmes
Au fil des années, DAM a présenté ses plages de rap sur des sujets variés : les conditions de vie dans leur ville, les droits des femmes, la liberté et les révolutions arabes de 2011. Les sons sont un mélange d’instruments tant occidentaux qu’arabes.

« Nous avons une approche plus métaphorique des sujets, aujourd’hui. Musicalement, nous avons gagné en ouverture d’esprit et nous travaillons avec différents producteurs », explique Tamer Nafar. De nombreuses chansons de DAM ont également mis en scène des artistes invités. Dans « Mali Huriye » (Je n’ai pas de liberté), par exemple, un groupe d’enfants palestiniens chantent le fait que tous les autres enfants du monde jouissent de la liberté, sauf eux.

Le dernier single du groupe, « Min Inta » (Qui tu es), sorti au printemps dernier, inclut la toute dernière recrue de DAM, Maysa Daw. Les paroles de la chanson critiquent le patriarcat au sein des sociétés arabes. Dans la vidéo du morceau, produite par le directeur palestinien Scandar Copti, qui vit à Jaffa et qui s’est vu décerner nombre de récompenses, une femme refuse de repasser la chemise de son mari et, finalement, quitte la maison à bord de sa voiture.

L’idée initiale et le sponsoring sont venus du Fonds des Nations unies pour les Populations. « Ils voulaient faire une campagne sur la nécessité de l’émancipation et de l’égalité des femmes dans la société arabe et c’est quelque chose qui nous tient à coeur. De cette façon, c’était une situation win-win », poursuit Nafar.

En raison des critiques sévères du gouvernement israélien, il n’a pas toujours été facile pour DAM d’être assuré d’un financement suffisant. Le groupe a donc dû financer nombre de ses projets de ses propres deniers. Mais Nafar explique que tous les membres du groupe gagnent leur vie avec leur art. Cela signifie qu’ils se concentrent parfois aussi sur leurs projets individuels. Alors que le groupe est toujours en tournée ensemble, Jreri travaille aujourd’hui à sa propre musique, Suhell Nafar réalise des films et Daw termine ses études musicales.

Pas seulement un talent géographique
Tamer Nafar lui-même a composé la bande sonore d’un film de fiction sur le hip-hop palestinien et qui doit sortir en février prochain. Produit à New York, le film constitue la plus grosse démarche à ce jour vers un public occidental, déclare Nafar. Le rappeur espère toujours un accueil différent en dehors du monde arabe.
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Après avoir sorti deux albums et plus de 87 singles, Nafar dit qu’il perçoit comme frustrant le fait que certains s’intéressent davantage à la politique qui entoure DAM qu’à sa musique elle-même. « C’est comme si notre talent était géographique et que nous venions du bon endroit au bon moment. Mais j’aimerais croire que nous sommes les gars qui conviennent aussi et que je donnerais également cette interview même si je venais de Norvège », dit-il.

Les journalistes occidentaux, particulièrement, ont tendance à ne considérer le travail du groupe qu’à la lumière du conflit israélo-palestinien. « J’essaie de parler de notre nouvel album et, deux minutes plus tard, ils m’interrogent sur le Hamas », déclare Nafar. « Mais je ne veux pas être un messager – je veux tout juste faire de la musique et décrire mon existence. »

Alors que nombre de chansons de DAM pourraient être interprétées comme politiques – « Ghareeb fi blady » (Étranger dans mon pays), par exemple, accuse en même temps le « régime démocratique sioniste » et d’autres pays arabes de négliger les Palestiniens –, Nafar prétend qu’il ne veut pas se ranger dans un camp. « La Palestine n’est pas une chose d’une seule pièce, mais elle est constituée de nombreuses couches », dit-il. « Je crois dans les idées, pas dans les groupes. » Dans la pratique, Nafar dit que sa musique pourrait très bien défendre n’importe quelle communauté dont les droits ont été violés, qu’il s’agisse des musulmans pratiquants ou des homosexuels.

La politique le rattrape presque toujours
Au lieu de la politique uniquement, Nafar explique que l’inspiration du groupe dans ses paroles vient de la vie de tous les jours. Pour lui, refuser de s’intégrer à un cadre préétabli est également une prise de position. « Environ 90 pour 100 des chansons sont personnelles – sur l’amour, la famille, les sorties, etc. », déclare l’artiste. « Quand vous vivez dans cet endroit, tout le monde s’attend à un message de vous. Mais je refuse de faire partie de cette thématique patriotique. » Il admet pourtant que vivre en tant que Palestinien en Israël fait qu’il est difficile de rester apolitique. C’est aussi de cela qu’il parle dans une de ses nouvelles chansons, qui n’est pas encore sortie, intitulée « If Only » (Si seulement). « La chanson dit ceci : ‘Tout ce que je veux faire, c’est écrire des chansons d’amour’ ; tout ce que je veux faire, c’est écrire une chanson d’amour pleine de lieux communs », déclare Nafar. La politique, pourtant, le rattrape presque toujours.

« J’aimerais écrire une chanson qu’il parle d’échanger un baiser sous la pluie. Mais je déteste la pluie parce qu’elle me rappelle une toiture qui fuit et les mauvaises conditions dans lesquelles je vis. Et, ainsi, au lieu d’écrire la chanson, je me mets à réflechir sur la façon dont ma mère et moi collions des pièces partout au plafond pour arrêter les gouttes. »

Bien que la création d’un nouvel album de DAM ne figure pas pour l’instant dans les priorités de l’agenda de Nafar, il dit que le groupe n’a jamais pensé à arrêter. Une fois que tous les membres auront à nouveau le temps, ils s’assiéront ensemble pour préparer du nouveau matériel. Quant à savoir si le nouvel album inclura des chansons d’amour – ou autre chose d’absolument différent – la chose sera décidée tous ensemble, en groupe.
Article d’Anna Kokko - traduction : Jean-Marie Flémal pour l’Agence Média Palestine

pour écouter Tamer Nafar et DAM
https://www.youtube.com/watch?v=6XHZ4OaWbn0