Élie Barnavi : « Trump ne laissera pas Nétanyahou faire machine arrière »

Pour l’ancien ambassadeur d’Israël en France, le président états-unien élu, qui revendique « un rôle clé qu’il faut lui reconnaître » dans l’accord de cessez-le-feu à Gaza, ne laissera pas le premier ministre israélien saboter la trêve et recommencer la guerre.
Rachida El Azzouzi, Mediapart, 17 janvier 2025
Malgré les pressions des plus extrémistes appelant à continuer la guerre, le cabinet de sécurité israélien a approuvé vendredi 17 janvier l’accord de cessez-le-feu avec le Hamas. Dès dimanche 19 janvier, de premiers otages retenus depuis quinze mois dans l’enclave palestinienne devraient être libérés contre des Palestinien·nes incarcéré·es dans les prisons d’Israël.
Pour l’historien Élie Barnavi, ancien ambassadeur d’Israël en France, Donald Trump, qui revendique « un rôle clé qu’il faut lui reconnaître » et qui sera investi président des États-Unis au lendemain de l’entrée en vigueur de l’accord, ne laissera pas le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou saboter la trêve et recommencer la guerre. En ligne de mire, notamment, son ambition de sceller un accord de normalisation entre Israël et l’Arabie saoudite. Entretien.
Mediapart : Comment avez-vous accueilli l’accord de cessez-le-feu entre Israël et le Hamas ?
Élie Barnavi : C’est une bonne nouvelle, mais tardive. Il n’y a pas de guerre éternelle, il faut que ça s’arrête. La pression est devenue très forte : la pression intérieure des familles des otages, de l’opinion publique, la pression régionale et, bien sûr, la pression internationale, notamment des Américains. Il a fallu un déclic.
Et ce déclic, nous savions que ce serait Donald Trump qui l’apporterait avec son style très particulier, à l’heure d’une convergence de facteurs : la reconfiguration du Moyen-Orient avec l’effondrement des alliés du Hamas mais aussi la fatigue de l’armée israélienne. Avec la brutalité qui est sa signature, Trump a intimé à Nétanyahou de cesser la guerre.
Donald Trump pourrait-il être celui qui ouvre le chemin vers la paix ?
S’il le voulait, Trump aurait le pouvoir d’aller vers une solution globale, mais c’est le cas des Américains depuis longtemps. Certes, il peut brûler les étapes s’il le souhaite mais il est difficile de savoir ce qui se passe dans sa tête. On sait au moins qu’il veut mener à terme l’accord de normalisation entre Israël et l’Arabie saoudite pour pacifier le Proche-Orient. Il est très dépendant de cela.
L’Arabie saoudite est une pièce essentielle du dispositif régional tel qu’il le conçoit. Les Saoudiens étaient prêts à conclure un rapprochement avec Israël, même sans les Palestiniens. Mais après le 7-Octobre, c’est devenu difficile. L’Arabie saoudite a introduit une condition : elle n’avancera dans la normalisation que s’il y a un début de chemin pour les Palestiniens vers la souveraineté, vers un État palestinien. Trump est obligé de tenir compte de cela.
S’il est entouré de personnes, dans son équipe, toutes dévouées aux intérêts d’Israël, il reste le seul décideur. C’est d’ailleurs paradoxal que cette espèce de brute, qui détruit la démocratie dans son pays et l’ordre mondial, soit la personne à laquelle on se raccroche pour envisager une solution raisonnable. Il n’est pas porté par des principes et des idéaux, mais par un opportunisme purement transactionnel.
Cet accord, qui aurait pu être entériné il y a plusieurs mois, signe-t-il l’échec de Joe Biden et des démocrates ?
L’accord était effectivement prêt depuis des mois, il y a très peu de différence entre celui-ci et celui de l’époque. Biden et Blinken n’ont pas été capables de le faire car ils ne savent pas comment traiter avec quelqu’un comme Nétanyahou, qui s’est joué d’eux.
Il est évident que l’administration américaine aurait pu depuis une éternité arracher un accord. J’ai suivi avec une impatience et un dégoût croissants les atermoiements pathétiques de Biden. Nous avons en Israël un formidable outil militaire et de renseignement mais si nous n’avons pas les munitions, les pièces, nous n’irons pas loin.
"Nétanyahou a le choix entre céder à Trump ou céder à Smotrich et Ben Gvir. Le choix est vite fait."
Les Américains avaient des leviers comme les ventes d’armes pour faire plier Nétanyahou mais ils n’ont jamais su s’en servir. Alors que Trump, avec sa brutalité et ses instincts marchands, a tout compris. L’anecdote de son émissaire Steve Witkoff qui obtient de force de rencontrer Nétanyahou le samedi après-midi alors qu’on lui rétorque que c’est impossible car c’est shabbat [le jour de repos hebdomadaire dans la religion juive – ndlr] est révélatrice. Nous sommes face à un autre mode d’administration.
Une gouvernance par la force ?
Oui. Je ne dis pas que cette méthode réussit toujours et partout. Mais dans le cas d’Israël, alors que la population est épuisée par la guerre, tout comme l’appareil sécuritaire, la brutalité peut être efficace.
D’aucuns craignent que le premier ministre israélien, sous la pression des plus extrémistes de son gouvernement, sabote la deuxième phase de l’accord puis recommence la guerre. Cela vous inquiète-t-il ?
C’est toujours inquiétant, mais je n’y crois pas. La reprise de la guerre ne m’apparaît pas être une option réaliste. Cela fait partie des excès de Nétanyahou de dire qu’il va continuer la guerre. La pression sera trop forte et Trump ne le laissera pas faire machine arrière.
Nétanyahou a le choix entre céder à Trump ou céder à Smotrich et Ben Gvir [les ministres des finances et de la sécurité nationale, suprémacistes d’extrême droite – ndlr]. Le choix est vite fait. Nétanyahou a élargi sa coalition, il a une majorité de soixante-huit députés, et donc même si Ben Gvir et Smotrich démissionnent, sa survie est assurée pour le moment.
Mais pas à long terme…
Le gouvernement israélien, tel qu’il est, n’est pas tenable. Il doit s’en aller. Nétanyahou est cerné par la justice, sous le coup de plusieurs enquêtes et procédures. La guerre a été pour lui une formidable bouée de sauvetage. Il est en train de la perdre car, comme je l’ai déjà dit, il n’existe pas de guerre éternelle. Ça va être très compliqué pour lui.
Même affaibli, le Hamas reste l’acteur central dans la bande de Gaza. Antony Blinken, le secrétaire d’État américain, a récemment déclaré que « le Hamas a recruté presque autant de nouveaux militants qu’il en a perdu ». Quel peut être l’avenir politique dans l’enclave palestinienne ?
Si vous ne parlez pas du jour d’après, vous ne pouvez pas gagner la guerre, parce que la victoire sur le Hamas ne peut advenir que si vous remplacez le Hamas. Tant qu’il est toujours là, la guerre n’est pas gagnée. Au fur et à mesure que nous tuons ses membres, le Hamas les remplace. Le mouvement est diminué mais pas au point de disparaître.
"Pour Gaza, il faut imaginer une tutelle politique, mettre en place une coalition internationale efficace avec les États arabes de la région, les Américains, les Européens."
Il ne pourra disparaître, ou du moins ne plus avoir une capacité de nuisance importante, que s’il est remplacé par d’autres. Et ces autres, ça ne peut être que l’autorité palestinienne, entourée d’une coalition internationale. Mais cette équation-là, c’est précisément ce dont Israël ne veut pas, parce que cela signifie une terre, un État palestinien.
Mais l’autorité palestinienne est impopulaire et décrédibilisée…
Vous avez raison, elle est verrouillée, corrompue, pourrie, sans popularité aucune, elle n’a pas eu d’élection depuis des années mais c’est la seule autorité légitime, reconnue par la communauté internationale, y compris par Israël d’ailleurs. Elle a reconnu l’État d’Israël, coopère avec lui sur le plan sécuritaire, une situation absurde. Il faut changer tout ça. Mais cela prendra du temps.
En attendant, telle qu’elle est, il faut qu’elle puisse prendre pied dans la bande de Gaza et il faut l’entourer de manière à ce qu’elle puisse vivre justement et se réformer. Et là, il y a des partenaires capables de faire ça, y compris d’ailleurs les Américains, les États arabes de la région. On sait comment faire, le plan existe. Mais il faut vouloir l’appliquer.
Comment envisager la reconstruction de Gaza alors que tout ce qui permettait un futur a été anéanti par Israël ?
La reconstruction de Gaza est une question d’argent et d’organisation. L’argent n’est pas un problème. On le trouvera. Le problème est politique. Il faut imaginer une tutelle politique, mettre en place une coalition internationale efficace avec les États arabes de la région, les Américains, les Européens.
Il est temps aussi de reconnaître l’État de Palestine. Je milite pour cela, notamment à travers le groupe de pression que nous avons monté avec des anciens diplomates et des universitaires. Cette reconnaissance donnerait une impulsion importante.
Elle permettrait une égalité de principe entre les parties. Il faut en finir avec les négociations entre un État puissant et une Autorité palestinienne à l’identité floue, une organisation de libération qui est faible par définition, pas seulement en soi, mais aussi par sa simple structure.
Nous sommes prêts et nous désespérons d’attendre cette reconnaissance par les Européens, à commencer par la France, d’un État palestinien et de tout ce qui peut légitimer cet État et « illégitimer », si j’ose dire, la colonisation et l’annexion.
Rachida El Azzouzi