Entretien avec Frédérique Schillo – Retour sur les 70 ans de la création de l’Etat d’Israël et sur la cérémonie d’ouverture de l’ambassade américaine à Jérusalem

mardi 10 juillet 2018

Pouvez vous revenir sur les circonstances de la création de l’État d’Israël le 14 mai 1948 ?

Frédérique Schillo : C’est à la fois l’aboutissement d’un processus de longue haleine, d’une vieille utopie, le projet sioniste, et un mélange de ce qu’on appelle la haltoura en hébreu ; c’est-à-dire une chose qui est faite à la dernière minute, qui est décidée dans la précipitation. Pourquoi ? Parce que David Ben Gourion décide de cette proclamation très peu de temps avant. Il a obtenu l’approbation du conseil de l’agence juive le 12 mai 1948 pour proclamer la naissance de l’Etat, le 13 mai seulement le représentant de l’Agence juive à l’ONU est informé de cette décision, de la date et de l’heure, et le 14 mai au matin encore, le gouvernement provisoire discute des termes de la déclaration, qui n’est pas encore finalisée. Pourquoi également au dernier moment ? Parce que Ben Gourion est pressé par le temps, en raison de la fin du mandat britannique le 15 mai, et du fait qu’il faut procéder à cette proclamation, si elle se fait, avant shabbat. Le gouvernement provisoire se réunit donc le vendredi 14 mai, dans le musée de Tel-Aviv. A 16 heures, installé dans la grande salle du Musée sous le portrait de Theodor Herzl, Ben Gourion proclame la fondation de l’État juif, qui prend le nom d’Israël. Autre surprise, 11 minutes plus tard, les États-Unis reconnaissent de facto l’État israélien.

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Il n’en demeure pas moins que tout le monde est pris de court, c’est notamment le cas des Français, surpris par la proclamation de l’État, et sans doute encore plus par la reconnaissance américaine, puis, quelques jours plus tard, la reconnaissance de jure soviétique.

Cependant, cette proclamation, même si elle est organisée à la dernière minute, est l’aboutissement d’un très long processus, le projet du sionisme politique. Rappelons ici les mots de Herzl, qui prophétisait fin 1897 : « à Bâle j’ai fondé l’Etat juif, d’ici cinq ans peut-être, 50 ans sûrement, chacun de vous le verra. »

Entre-temps, le projet sioniste a été reconnu internationalement, il a été légitimé par la déclaration Balfour du 2 novembre 1917, appelant à l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif. Cela a été réitéré dans le mandat confié par la SDN à la Grande-Bretagne, et plus tard encore dans la résolution 181 de l’ONU du 29 novembre 1947 sur le plan de partage. On peut donc dire que l’État d’Israël naît avec des bases juridiques, légitimes, très solides.

Il y a également nombre d’institutions, qui sont apparues pendant la période mandataire et qui font qu’Israël existait d’une certaine manière déjà avant Israël ; c’est même le titre des mémoires de Ben Gourion, Israël avant Israël. Ainsi, la Histadrouth a été fondée en 1920, la Haganah en 1921, l’Université hébraïque en 1925.

De fait, quand l’État naît, il a déjà une assise juridique et institutionnelle, ce qui va faciliter sa construction.
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Comment le jeune Etat s’est-il constitué, au fur et à mesure des années et des événements ?

La proclamation de Ben Gourion du 14 mai parle de la création « d’un Etat juif en Eretz Israël (« en terre d’Israël ») », qui est une référence au Grand Israël, auquel Ben Gourion lui-même a d’ailleurs dû renoncer en 1946 à Paris, lors d’un congrès historique où pour la première fois l’Agence juive a accepté le principe du partage de la Palestine et a renoncé à l’Israël biblique. Mais cette idéologie du grand Israël continuera à être portée par la droite révisionniste.

Ben Gourion marque également tout de suite le fait que cet État sera établi « dans la plus complète égalité sociale et politique pour tous ses habitants, sans distinction de religion, de race ou de sexe ». Voici réunis tous les fondements de ce qui est jusqu’à nos jours la définition même d’Israël, à savoir un État juif et démocratique, ce qui peut paraître parfois contradictoire, notamment dans son rapport aux citoyens arabes qui représentent aujourd’hui 20 % des Israéliens.

L’État est juif également de par les premières grandes lois fondamentales, en particulier la Loi du retour adoptée en 1950, grâce à laquelle 4 millions de Juifs pourront « monter » en Israël. On est là au cœur de l’idéologie sioniste, le rassemblement des exilés, même si, dans la réalité, la définition de « qui est juif ? » suscite de nombreux débats. Ben Gourion lui-même a tenté d’y répondre en convoquant des intellectuels, mais il faudra attendre 20 ans pour avoir une définition stricte de qui est juif – celui dont la mère est juive – et mécaniquement un assouplissement de la loi du retour (élargi aux conjoints ou parents éloignés) de façon à encourager l’aliyah.

De grandes institutions du jeune Etat fondent aussi son caractère juif : l’Agence juive, le Keren Kayesod pour les relations avec la diaspora, le KKL pour l’acquisition des terres.

Et dans le même temps, Israël se construit comme un État profondément démocratique au rythme des lois fondamentales, qui culmineront en 1992 avec l’adoption de lois sur les droits de l’Homme. Son cadre institutionnel est fortement inspiré de la démocratie britannique : le bipartisme, le parlementarisme, la proportionnelle pure. On le voit aussi à travers quelques figures de l’État, par exemple le président de la Knesset qui, même s’il n’a pas la même stature que le speaker britannique, a une image très forte : chaque année, aux célébrations de Yom Haatsmaout (la fête de l’Indépendance), il est le seul à pouvoir s’exprimer. Cette année cependant, la tradition a été rompue car Benyamin Netanyahou a pu y prononcer un discours, de surcroît très politique. D’autre part la présidence de l’État a été pensée comme une présidence honorifique. Shimon Peres a su exploiter le lustre de cette fonction en se faisant un peu l’ambassadeur d’Israël, et l’ambassadeur de la paix, à l’étranger. Très différent aujourd’hui, Reuven Rivlin se révèle pleinement dans le rôle de gardien des institutions, jusqu’à incarner un contre-pouvoir à Netanyahou, pourtant représentant du même parti que lui. C’est quelque chose que Ben Gourion sans doute n’imaginait pas et ne souhaitait sûrement pas d’ailleurs, puisqu’il avait fait en sorte que le mandat présidentiel soit court de façon à atténuer la position de son rival Haïm Weizmann : le mandat était à l’époque de cinq ans, et il est de sept ans aujourd’hui.

La construction de l’État se fait aussi, et c’est essentiel, au rythme des guerres. Israël naît dans la guerre, il se maintient grâce à la guerre, et il va conserver son aspect démocratique malgré l’état de guerre permanent. Pendant les premières années, la figure du pionnier-soldat imprègne les esprits, les deux se confondant : le kibboutznik est en même temps un soldat en première ligne. Il y a également tout ce que Ben Gourion insuffle dans les premières années avec ce qu’il a appelé la Mamlahtiout, un néologisme renvoyant à l’intérêt supérieur et à la conscience civique, qui signifie la force unitaire de l’État. S’en suit un profond respect pour les institutions politiques et militaires, à commencer par Tsahal, véritable creuset national.

Autre élément : la mémoire, car Israël est un Etat fondé sur une identité forte, une identité nationale, une histoire, fruit d’un long héritage. Le travail mémoriel était au départ très tourné vers les grands gestes antiques, par exemple la résistance à Massada, ou les héros du sionisme, comme le « martyre » de Joseph Trumpeldor à la bataille de Tel-Haï en 1920. Puis la mémoire de la Shoah a vraiment forgé l’État, Yom HaShoah (le Jour du Souvenir) a été institué en 1951, l’ouverture de Yad Vashem, le mémorial de la Shoah, en 1953, a été une étape importante, tout comme évidemment le procès Eichmann en 1961-62, qui a marqué les consciences. Israël, et c’est vraiment sa raison d’être, incarne à la fois le passé et l’avenir, et c’est ce qui se voit aujourd’hui dans les célébrations de la fête de l’indépendance, la veille étant toujours le temps de Yom HaZikaron (le jour du souvenir), en mémoire de ceux qui sont tombés pour l’Etat, victimes des guerres et du terrorisme. C’est vraiment cette ambivalence là qui donne aussi sa force unitaire à l’État, et permet de rassembler des citoyens venus d’horizons différents : Séfarades et Ashkénazes, gens de gauche ou de droite, laïcs et religieux.

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Quels responsables politiques ont-ils contribué à sa construction ?

Une enquête a été faite par le journal Haaretz cette année auprès d’historiens et de politistes israéliens, sur les 12 Premiers ministres de l’État. David Ben Gourion arrive évidemment en tête, juste devant Menahem Bégin. A la toute fin du classement se trouvent Golda Meir, Premier ministre très contestée, qui n’a rien fait pour empêcher la guerre du Kippour, puis Netanyahou.

Ben Gourion est vraiment la figure indépassable aujourd’hui en Israël, et même Nétanyahou s’en revendique. Ben Gourion peut apparaître à première vue comme un modéré, alors qu’en fait c’est un pragmatique, un réaliste, et même un jusqu’au-boutiste, qui voulait un Etat quel qu’en fut le prix à payer, comme l’écrit très bien Tom Segev dans sa biographie Ben Gourion. Un Etat à tout prix (2017). On ne le dit sans doute pas assez, mais Ben Gourion a fait bombarder l’Altaléna (le navire affrété par l’Irgoun de Menahem Begin), il a engagé une guerre fratricide contre Begin, a « sacrifié » des immigrés qui étaient des rescapés de la Shoah dans l’Exodus, pour en faire un témoignage aux yeux du monde. Ce sont des mesures extrêmement impopulaires, que d’aucuns pourraient qualifier de cruelles, mais c’est bien là la marque d’un homme d’État que d’être capable de prendre de telles mesures. Et finalement il est celui qui a le courage de proclamer l’État d’Israël, alors qu’on s’attend à l’entrée en guerre de cinq Etats arabes. Ben Gourion reste aujourd’hui la figure indétrônable, même s’il a incarné ensuite, et pendant très longtemps, le symbole de cette élite ashkénaze omniprésente, omnipotente, ce qui explique aussi pourquoi en 1977 il y a eu ce grand retournement avec l’arrivée de Begin au pouvoir.

Menahem Begin est vraiment le deuxième grand homme d’Israël, celui qui a provoqué ce « renversement » (maapach) comme on dit en hébreu, avec pour la première fois l’arrivée de la droite au pouvoir, une droite nationaliste, libérale et laïque, portée par les classes populaires des villes moyennes et de la périphérie, souvent d’origine sépharade ; en somme tous les exclus du système Mapaï. Begin était un idéologue, mais très respecté et proche des gens, qui a aussi su faire un compromis historique en signant la paix avec l’Egypte de Sadate en 1979. Aujourd’hui, il reste peu de choses du Likoud de Menahem Begin, hormis peut-être son fils, le député Benny Begin, et le président Reuven Rivlin. Le Likoud, devenu un parti ultra-nationaliste, conservateur et religieux, est très différent de celui des premières années.

Le troisième homme qui a fait Israël et qui l’a transformé est Yitzhak Rabin car il est l’incarnation suprême de l’homme de guerre devenu un soldat de la paix. Rabin était d’abord l’archétype du soldat, officier brillant du Palmah, puis le commandant qui a été chargé de bombarder l’Altaléna, chef d’état-major de Tsahal et enfin un héros de la guerre des Six Jours. C’était aussi un faucon, qui n’hésitait pas à lâcher à propos des Palestiniens au moment de la première Intifada en 1987 : « Il faut leur briser les os ». Et pourtant, c’est bien lui qui a pris le risque de la paix avec l’ennemi Yasser Arafat en 1993. Il le payera de sa vie le 4 novembre 1995 sous les balles d’Yigal Amir, un militant d’extrême-droite. Israël ne s’en est, d’une certaine façon, jamais remis. Il y a toujours ceux qui détestent Rabin et ceux qui l’adorent, ceux pour qui il garde l’image d’un faible et d’un naïf, ou pire d’un traître, et ceux qui font de lui l’icône de la paix.

D’autres grandes figures, moins connues, ont également construit l’État, par exemple Moshe Sharett, qui a créé de toutes pièces le ministère des Affaires étrangères, dont il a été le premier titulaire, et qui a été le grand architecte de la diplomatie israélienne au moment de la création de l’État. Il est un peu l’opposé de Ben Gourion, auquel il s’est souvent confronté sur des questions politiques et militaires. Du fait de son manque de charisme, il n’arrivera jamais à se hisser à son niveau. Pourtant, il incarnait une certaine modération, le respect du multilatéralisme, une compréhension du fait et des revendications arabes.

Toujours en diplomatie, Reuven Shiloah, qui fut notamment chef du département Moyen-Orient au ministère des Affaires étrangères, est le grand théoricien de la « théorie de la périphérie », qui consiste à briser l’encerclement arabe en constituant une ceinture d’alliances avec des Etats, surtout non-arabes. Grâce à celle-ci, l’Etat d’Israël a pu résister à la pression diplomatique et militaire en se rapprochant par exemple dans les années 1950 de l’Iran du Shah, qui était alors son meilleur allié au Moyen-Orient, de la Turquie, du Soudan ou de l’Ethiopie. Aujourd’hui, la théorie de la périphérie consiste pour Israël à constituer une alliance de revers avec des pays arabes sunnites, l’Arabie saoudite, l’Egypte, les pays du Golfe, contre l’Iran chiite.

Pour les grandes figures militaires, on pense bien sûr à Moshe Dayan, héros de la guerre des Six Jours, ou à Ariel Sharon, celui de la guerre du Kippour en 1973. Mais ceux qui ont vraiment construit Tsahal et lui ont donné ses moyens et son pouvoir, de façon très ironique, ce sont deux civils : d’abord Shimon Peres, qui a créé la filière d’armements française quand il était simple directeur du ministère de la Défense, et qui a fait en sorte que la France fonde la centrale nucléaire de Dimona. Il écrira d’ailleurs dans une de ses autobiographies que « Dimona a permis Oslo », car selon lui, c’est la dissuasion qui a permis le rapprochement avec les Palestiniens. Citons également l’ancien ministre de la Défense Amir Peretz (2006-2007), qui comme Peres a été raillé et moqué parce qu’il est un civil, et pourtant c’est lui qui a donné à Tsahal le Dôme de fer, une technologie à laquelle peu croyaient au départ. Si aujourd’hui Israël peut se défendre contre le Hamas, le Hezbollah, et comme on l’a vu récemment pour la première fois dans un affrontement direct avec l’Iran sur le plateau du Golan, c’est grâce au Dôme de fer.
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Enfin, parmi ceux qui ont construit Israël, il faut citer dans le domaine de la justice, Aharon Barak, qui fut d’abord procureur de l’État dans les années 1970, et qui n’a pas hésité à poursuivre Rabin, alors Premier ministre, pour une affaire de compte bancaire à l’étranger jusqu’à provoquer sa chute. Il a surtout été pendant onze ans président de la Cour suprême (1995-2006), l’instance supérieure en matière d’affaires civiles et criminelles, qui est aussi la plus haute Cour de justice et fait office de Conseil constitutionnel ou de Conseil d’Etat pour les décisions politiques et administratives. C’est une période pendant laquelle le droit constitutionnel et le droit administratif ont été profondément rénovés, Barak donnant toute sa force à la Cour suprême. Aujourd’hui, le gouvernement tente de s’attaquer à l’indépendance de la Cour suprême, un projet de loi autorise la Knesset à contourner ses décisions, ce qui est une grave atteinte à l’état de droit. La Cour suprême a, il est vrai, souvent été critiquée pour son activisme. Elle a émis des jugements à la fois très durs contre la discrimination faite aux Palestiniens, en obligeant le gouvernement à revoir le tracé du Mur de séparation ou dernièrement en l’obligeant à détruire la colonie d’Amona, mais également des jugements très libéraux sur le droit de la guerre en légalisant les assassinats ciblés par exemple. Mais elle est reconnue comme une force indépendante. Si on dit qu’Israël est la seule démocratie au Moyen-Orient – expression parfois galvaudée – c’est à la Cour suprême qu’il le doit.

Comment cet anniversaire a-t-il été perçu ?

Ce 70e anniversaire a été vraiment l’occasion de nombreuses célébrations, il a été pensé et construit par la ministre de la Culture Miri Regev, qui est une passionaria populiste de droite, comme une bruyante fête de la fierté patriotique. Tout a été tourné autour d’un slogan martelé et ressassé : « Nous avons de quoi être fiers ! ». Il est vrai qu’Israël a de quoi être fier, on peut dire légitimement que cela tient du miracle permanent, et que les Israéliens ont une incroyable résilience qui les pousse à aller toujours de l’avant, dans tous les domaines. Les succès sont époustouflants en matière d’innovation.

Les Israéliens n’ont pas besoin de fête de l’indépendance pour être fiers de leur pays. D’après les sondages, 82 % se disent fiers d’être Israéliens, et parmi eux une grande majorité d’Arabes israéliens. Le problème est que le message était martelé, sans chercher à dire ce que signifie être Israélien aujourd’hui, voilà ce qui a été accompli, sans se poser de questions, et surtout sans regarder ce qui fâche ; or il y a de nombreux sujets d’inquiétudes en Israël, sans même parler du conflit palestinien. Cela sonnait comme une sorte d’injonction à la fierté, avec un slogan qui ressemblait fortement à celui utilisé par Naftali Bennet, le leader de la droite sioniste-religieuse lors des dernières élections : « Arrêtez de vous excuser, aimez Israël ! ». S’y exprime aussi un certain mépris à l’égard des critiques émises par l’opposition, aussitôt qualifiées d’antisionistes, voire d’antisémites, comme celles qui sont faites à l’international.

Sur le plan citoyen, de belles initiatives ont été organisées pour la fête de l’Indépendance, par exemple le Pavillon de la démocratie à Tel-Aviv, monté par un think-tank : l’Institut de la Démocratie. C’est un dôme avec un écran à 360°, qui revient sur les grandes réalisations de l’État, en insistant sur les questions de citoyenneté, d’égalité de droit, de paix. Il y a également des initiatives parallèles, nourries par le travail des historiens qui revisitent les événements fondateurs d’Israël. Les derniers tabous sont en train d’être brisés, comme l’accueil terrible réservé aux immigrants orientaux, ou le scandale de la disparition de bébés yéménites, sujets sur lesquels de nombreuses archives viennent d’être ouvertes. Il faut noter aussi l’initiative du musée d’Israël, qui vient de présenter le travail d’une toute jeune artiste d’origine russe, Zoya Cherkassky sur l’aliyah russe, et tous les clichés qui s’y attachent : de la même façon que les Juifs mizrahim (orientaux) ont été très mal accueillis, on couvre les Russes de préjugés. Aujourd’hui, ils représentent plus d’un million de personnes et sont une force politique importante, incarnée notamment par le ministre de la Défense Lieberman.

Pouvez-vous revenir sur la cérémonie d’inauguration de l’ambassade des Etats-Unis à Jérusalem ?

C’est une double humiliation pour les Palestiniens car non seulement Donald Trump a décidé de transférer l’Ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem, en violation du Droit international, mais il a choisi de le faire le 14 mai, jour anniversaire de la création d’Israël, sans songer au fait que les Juifs israéliens l’avaient déjà célébrée en avril, selon le calendrier hébraïque. Or, les 14 et 15 mai, c’est la Nakba (la « catastrophe ») pour les Palestiniens.

Cette cérémonie avait quelque chose de profondément désincarné. Le président américain y était représenté par sa fille Ivanka et son gendre, Jared Kushner, conseiller spécial de la Maison Blanche pour le Proche–Orient mais dont on sait que la CIA vient de retirer l’accès aux documents top-secret. Il y avait par ailleurs peu de représentants du Département d’Etat. En revanche, un membre de la délégation a fait beaucoup parler : le pasteur Robert Jeffres, célèbre pour ses propos anti-homosexuels, antimusulmans et antisémites. Une façon de rappeler que si Donald Trump a été le premier président à tenir sa promesse électorale de transférer l’Ambassade, c’était avant tout pour satisfaire son électorat évangélique blanc.

La cérémonie d’inauguration était aussi choquante par la juxtaposition des images de Jérusalem et de la bande de Gaza, qui connaissait au même moment sa journée la plus sanglante depuis la guerre de 2014 avec 60 morts et plus de 2 000 blessés lors de la « Marche du Retour » organisée par le Hamas.
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Ironie tragique de l’histoire, le transfert est pour l’instant très symbolique : l’ambassadeur David Friedman installe des bureaux au siège du Consulat général américain mais conserve ses locaux à Tel-Aviv et sa résidence à Herzliya. De même, les 850 employés de l’Ambassade pourront rester en bord de mer. La nouvelle Ambassade ne verra pas le jour avant plusieurs années. Le coût de sa construction est si élevé (500 millions de dollars) que Donald Trump a songé à la faire financer par des amis milliardaires, notamment Sheldon Adelson, le magnat des casinos, grand ami de Benjamin Netanyahou, présent d’ailleurs à la cérémonie. Certaines voix s’élèvent déjà contre ce qui serait une dangereuse privatisation de la politique étrangère. En outre, le terrain sur lequel l’Ambassade serait bâti se trouve dans une zone de no man’s land entre Israël et la Jordanie, ce qui pose la question de sa légalité.

En attendant, au Droit, Donald Trump oppose la force et il est difficile de résister à la toute puissance américaine. On a vu des failles dans la communauté internationale quand plusieurs Etats se sont abstenus ou ont voté contre la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU condamnant la décision de Trump en décembre dernier. On le voit aujourd’hui avec le transfert des ambassades du Guatemala et du Paraguay. D’autres Etats pourraient suivre, y compris européens. L’Autriche, la Hongrie, la Roumanie et la Tchéquie ont participé à la cérémonie organisée pour le transfert de l’Ambassade américaine. C’est une première brèche dans l’Union européenne, longtemps la plus déterminée à promouvoir la solution à deux Etats avec cette certitude qu’on ne peut régler le conflit israélo-palestinien sans qu’il y ait à la fois un État juif reconnu et sécurisé avec Jérusalem comme capitale, et un État palestinien qui puisse aussi voir le jour avec Jérusalem comme capitale.

JPEG - 16.6 ko Frédérique Schillo est chercheuse en Histoire, spécialiste d’Israël. Sa thèse de doctorat, soutenue à Sciences-Po, sur La politique française à l’égard d’Israël, 1946-1959 (publiée chez André Versaille en 2012) a reçu le prix Jean-Baptiste Duroselle couronnant la meilleure thèse de Relations internationales. Elle est l’auteur de La Guerre du Kippour n’aura pas lieu (André Versaille, 2013) et d’un ouvrage sur Jérusalem à paraître chez Plon.
Propos recueillis par Anne-Lucie Chaigne-Oudin
images ; photos de Shai Kremer

source : les Clés du Moyen Orient