« Hand-Made in Palestine » : l’émergence de nouveaux acteurs économiques dans les Territoires palestiniens

vendredi 22 septembre 2017

«  “Made in Palestine”, j’ai décidé de l’écrire en 2005. Je travaillais avec des marques de chaussures internationales avant. Made in Italia, Made in Germany, etc. Moi aussi, j’ai un pays, il est sous occupation mais mes chaussures sont faites en Palestine. La terre existe, On existe. Comme tous les gens qui ont un pays écrivent cette formule, j’ai décidé de l’écrire mes produits. Je suis le premier à l’avoir fait. Beaucoup de gens, des amis me l’ont déconseillé car cela me désavantagerait. Sans cela, je pourrais vendre plus chères mes chaussures et gagner plus d’argent vu la qualité de mes produits. Mais, j’ai décidé de l’écrire quand même, j’ai pris ce risque commercial car c’est important. » Abu Amid, bottier.

L’artisanat est de toute évidence un secteur mineur de l’économie palestinienne mais il joue un rôle symbolique et économique non négligeable compte tenu de sa contribution à l’économie touristique et de sa dimension culturelle majeure – marqueur de l’existence de la culture palestinienne. C’est néanmoins un secteur en difficulté depuis les années 1980 (Bethlehem Chamber of Commerce and Industry [BCCI], 2004). Principaux clients, les touristes dans les Territoires palestiniens se sont révélés au cours des dernières décennies particulièrement sensibles à l’évolution du contexte politique. Ainsi, les trois années qui ont suivi les accords d’Oslo ont marqué un record de fréquentation touristique avec, en 1995, plus d’un million de visiteurs à Bethléem.

Mais en 2001, début de l’Intifada Al-Aqsa, seulement 60 000 personnes s’y sont rendues puis seulement 15 000 visiteurs en 2002 (BCCI, 2004). Dans le même temps, sur le marché local l’artisanat palestinien ne parvient pas à exister face à la concurrence des produits manufacturés étrangers – notamment israéliens et chinois. Malgré ce contexte difficile, certains Palestiniens ont décidé d’investir dans un artisanat différent par ses produits et ses méthodes de vente. Ces nouveaux artisans ont fait l’objet d’une enquête de terrain de plusieurs mois au printemps 2011 dont nous présentons ici quelques résultats d’une étude préliminaire menée à partir d’un échantillon de huit entrepreneurs artisans palestiniens.
JPEG - 59.3 ko Chaussures Al-Rahalah

L’artisanat palestinien comprend principalement la sculpture de bois d’olivier, la broderie, le nacre, la poterie, le verre soufflé, la mosaïque, le travail du cuir et la maroquinerie ou encore l’orfèvrerie.

Trois caractéristiques majeures permettent de parler de l’émergence de nouveaux producteurs  : les profils professionnels et personnels de ces artisans, leurs produits et enfin les modes de commercialisation choisis. La grande majorité des entreprises sont familiales et le savoir-faire se transmet à travers les générations. La nouvelle vague d’artisans que nous avons étudiée, elle est quant à elle constituée d’entrepreneurs issus de la classe moyenne voire supérieure ayant fait le choix d’apprendre un savoir-faire et de le développer. Cette absence de racines et d’ancrage dans le secteur constitue à la fois un obstacle pour le lancement de leur entreprise, en même temps qu’un atout leur permettant de s’émanciper des codes et pratiques en vigueur.

La place des femmes dans cette nouvelle catégorie est par ailleurs significative. Sur-représentées numériquement dans cette génération, elles y sont des entrepreneurs à part entière (propriétaires et gestionnaires de l’entreprise) ; leur rôle ne se limite donc pas à celui d’une une simple main d’œuvre comme dans le secteur traditionnel.

JPEG - 72 ko Écharpe keffieh-satin rouge Zeena. Page Facebook : https://www.facebook.com/media/albums/?id=685606573

Cette génération d’artisans se distingue aussi par les produits qu’elle propose. Le savoir-faire, élément constitutif de l’artisanat traditionnel, et la qualité passent après la créativité. L’affirmation d’une création artistique et la singularité des produits participent à la construction d’un discours qui les oppose à la concurrence  : l’artisanat classique, les productions de masse.

Volontairement, les acteurs maintiennent une frontière floue entre artisanat et art afin de pouvoir «  jouer sur les deux tableaux  » et bénéficier d’un nombre plus grand de lieux de distribution, tout en élargissant l’éventail des arguments de vente. Leurs créations manifestent une réappropriation artistique et artisanale du turath (tradition) palestinien. Les motifs de broderies, les jeux de couleurs, les techniques et les symboles nationaux (keffiehs, olivier,…) sont réadaptés, incorporés à leurs produits dans un but artistique, culturel et politique mais aussi parfois commercial.

JPEG - 50.5 ko Bijou Tashakil. Page Facebook de l’artisan : https://www.facebook.com/TASHAKIL1

Troisième élément significatif, le marketing. Outils de promotion du travail de cette nouvelle génération d’artisans auprès de partenaires et de clients, Internet et notamment Facebook sont des espaces de promotion et de vente à part entière. Une créatrice de bijoux nous confiait dans le cadre de cette enquête :

« Je vends environ dix pièces par jour. Quasiment tout par Facebook en dehors des expositions. J’ai aussi un site internet mais il n’est pas encore prêt. C’est principalement Facebook que j’utilise. C’est vraiment pratique. »

N’ayant pas de magasins, la majorité de ces artisans vendent leurs produits sur les marchés locaux, à l’occasion d’expositions, de festivals, dans des magasins partenaires ou chez les particuliers. Cette multiplicité des lieux leur offre un espace de commercialisation très large qui s’étend jusqu’aux « territoires de 1948 » .

Par leurs profils, leurs produits et leur marketing, ces artisans constituent donc une nouvelle génération. Parallèlement, de nouveaux consommateurs sont apparus ces dernières années sur le marché, local comme international, ce qui va permettre aux nouveaux artisans de s’émanciper de la dépendance au tourisme. Ils s’adressent ainsi d’une part aux élites palestiniennes locales, de l’autre aux étrangers résidant dans les Territoires palestiniens. Les années 1990 ont vu l’émergence de la classe moyenne et d’une nouvelle élite palestinienne grâce à la création de l’Autorité palestinienne, à «  l’ONGisation  » de la société et aux investissements internationaux massifs dans les institutions gouvernementales palestiniennes et dans des projets d’aide et de développement.

L’aide internationale et la stabilisation de la situation politique en Cisjordanie depuis la Seconde intifada, ont amené un nombre croissant d’étrangers à venir y vivre et travailler. Ces deux groupes quoique hétérogènes, ont un pouvoir d’achat important, supérieur à la moyenne nationale palestinienne. Ils sont donc en attente de produits différents, de meilleure qualité, plus originaux et créatifs. Les élites locales recherchent surtout qualité et originalité, mais les étrangers vont davantage porter attention à une certaine «  palestinité  » qui leur permet, par l’achat de ces produits, de posséder aussi «  un bout de Palestine  ». Désir d’objets-souvenirs mais aussi démarche politique et militante, l’acte d’achat est alors pensé comme un acte politique qui permet de soutenir économiquement la Palestine, tout en affichant ses sympathies politiques ou humanitaires.

Une française expatriée ayant acheté des chaussures «  Made in Palestine  » me confiait  : «  C’est pour soutenir la Palestine et l’artisanat local. Porter ces chaussures à l’aéroport de Tel Aviv, c’est comme un acte militant pour moi, je les défie  ! Et en France, je suis très fière de porter des chaussures palestiniennes.  »

Au niveau international, les réseaux associatifs et communautaires sont demandeurs de produits palestiniens. Si l’exploration de nouveaux marchés à l’étranger est rendue très difficile pour les entrepreneurs palestiniens du fait des obstacles à l’exportation mis en place par Israël, des réseaux alternatifs rendent possible l’exportation de petites quantités. Les associations de solidarité avec le peuple palestinien sont des diffuseurs importants de produits palestiniens en Europe ou en Amérique du Nord.

JPEG - 61 ko Affiche d’une campagne de vente de keffiehs palestiniens par l’association française Génération Palestine.

Les organisations de commerce équitable et les réseaux communautaires jouent ainsi un rôle important. Les communautés arabes ou musulmanes dans les pays du Nord manifestent un réel intérêt, au nom d’une solidarité ethnique ou religieuse avec le peuple palestinien. De nombreux sites Internet ou blogs musulmans incitent à acheter des produits palestiniens en soutien pour « leurs frères et sœurs opprimés par l’État d’Israël  ». Cette fenêtre vers l’extérieur ne permet toutefois l’exportation que de quantités très limitées. Mais pour les artisans, cela constitue un complément financier et cela les met en valeur sur le marché local : l’exportation à l’étranger devient un argument de vente, un gage de qualité pour le consommateur palestinien.

C’est là un point important au regard de la dévalorisation des produits locaux par la grande partie des Palestiniens qui les considèrent comme de mauvaise qualité ou désuets, qu’il s’agisse d’articles manufacturés localement (produits alimentaires notamment) ou artisanaux (savon de Naplouse - chaussures en cuir d’Hébron). Les biens de fabrication locale ne sont pas perçus comme attractifs au contraire de ceux commercialisés par les compagnies et marques internationales. Les consommateurs lambda vont préférer acheter du savon Dove et des chaussures Adidas plutôt que du savon ou des chaussures artisanales. Les signes de réussite sociale et économique ne passent pas par l’originalité mais plutôt la conformité «  aux standards de mode  ».

Selon le président du syndicat du cuir palestinien, la revalorisation aux yeux des consommateurs palestiniens des chaussures «  Made in Palestine  » est impérative pour éviter la faillite qui menace ce secteur. Le syndicat a donc lancé, début 2011, une campagne de sensibilisation pour l’achat des produits locaux, sur la base du soutien de l’emploi.

« Nous essayons de convaincre les gens de revenir à nos produits. Nous espérons qu’ils comprendront le message pour l’ensemble des produits palestiniens. Nous utilisons Internet, la radio, la télévision pour les convaincre. Et depuis trois mois, je fais des conférences dans les universités. C’est important car les étudiants sont les consommateurs de demain »

Phénomène étudié dans d’autres contextes, la demande étrangère, aux échelles locale comme internationale, peut jouer un rôle central dans ce processus de revalorisation des produits palestiniens. Olivier Ginolin (2004) montre ainsi qu’en Polynésie française la population locale, en souhaitant répondre à la demande touristique en objets traditionnels, a renouvelé sa création et s’est réappropriée son héritage artisanal, contribuant à la formation d’une identité insulaire forte.

Si, dans le cas palestinien, l’identité nationale est déjà bien affirmée étant donné la situation politique, la demande étrangère peut toutefois encourager un mouvement de renouveau pour l’artisanat et d’affirmation de la valeur des produits palestiniens. La broderie palestinienne offre un exemple d’une telle tendance  : de nouveaux types d’objets, de supports et de jeux de couleurs sont apparus ces dernières années, notamment en raison de l’intérêt important des expatriés et touristes pour cet artisanat.

GIF - 44.9 ko Sac a main Sunbula

GIF - 42.5 ko Pochette d’ordinateur Sunbula
http://www.sunbula.org/

Cette étude a permis de constater une réelle demande de qualité et d’originalité par une partie des consommateurs locaux et, en parallèle, une demande de «  palestinité  » par les étrangers. Cette demande émergente et les nombreuses initiatives, à l’échelle individuelle ou associative, dans le domaine de l’artisanat nous permettent de croire en un renouveau du «  Hand-Made in Palestine », même si cette dynamique est fortement limitée par les contraintes liées au conflit israélo-palestinien. En effet, les nouveaux consommateurs de cet artisanat, l’élite palestinienne et les étrangers, sont dépendants économiquement de la stabilité de l’Autorité palestinienne et des flux d’aide internationale. L’occupation israélienne, en bloquant les perspectives d’exportation, limite le développement de l’artisanat palestinien isolé du marché international.

Tous les secteurs de l’économie sont certes touchés par ces restrictions mais, dans le cas de l’artisanat, les conséquences sont plus importantes en raison du potentiel de sa clientèle internationale, attirée par la charge symbolique, religieuse et politique de la question palestinienne sur le plan international. Notre enquête met en lumière toutefois que les nouveaux consommateurs, palestiniens comme étrangers, permettent au secteur de l’artisanat de se renouveler et d’évoluer vers une production moins traditionnelle et plus créative. Malgré les contraintes politiques, l’artisanat pourrait exister dans le paysage économique, à condition toutefois de changer son image auprès de la majorité des consommateurs palestiniens.

JPEG - 42.3 ko T-shirt brodé Hekaya. Hekaya Facebook group : https://www.facebook.com/pages/Hekaya-A-Story-To-Tell/20525887623404

Source : Les carnets de l’Ifpo - La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient
JPEG - 20 ko Clio Chaveneau, « “Hand-Made in Palestine” : l’émergence de nouveaux acteurs économiques dans les Territoires palestiniens  », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 10 mai 2012.
Clio Chaveneau est chercheuse (assistante) au centre de recherche palestinien sur les politiques économiques, The Palestine Economic Policy Research Institute(MAS).
Elle est diplômée d’un Master 2 Sciences de la société (filière Expertise en Population et Développement) de l’université Paris Descartes-Sorbonne.
Page Academia : http://independent.academia.edu/ClioChaveneau

Références
*Bozonnet Jean-Paul, 2010, « Boycott et “buycott” en Europe. Écocitoyenneté et culture libérale  », Sociologies pratiques 20, 2010/1, p. 37-50.
URL  : https://www.cairn.info/revue-sociologies-pratiques-2010-1-page-37.htm (sur accès réservé)
DOI : 10.3917/sopr.020.0037.
*Bontemps Véronique 2009, Naplouse, le savon et la ville. Patrimoine familial, travail ouvrier et mémoire au quotidien, Université de Provence Aix‐Marseille I, (thèse de doctorat en anthropologie). [En ligne] http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00548032/
*Ginolin Olivier, 2004, «  L’artisanat traditionnel en Polynésie française  : de l’économie touristique à l’élaboration des identités insulaires  », Le Journal de la Société des Océanistes 119, 2004/2, mis en ligne le 01 décembre 2007. [En ligne] http://jso.revues.org/index155.html
* MAS, 2006, Informal Handicraft Industries in the Palestinian Territories : Current Status and Prospects, Palestine Economic Policy Research Institute, Ramallah.
* Bethlehem Chamber of Commerce and Industry, Study of Bethlehem Handicrafts Industry (Olive wood and Mother of Pearl), June 2004.

Cette recherche a été présentée sous le titre «  “Hand Made in Palestine”, emergence of new economical actors in the Palestinian Territory  », lors du colloque The Palestinian Political Economy : Daily practices, sustainability and prospects, organisé par l’Ifpo (Hebron University, 16-17 novembre 2011). Voir compte rendu de ce colloque par Laurent Bonnefoy sur les Carnets de l’Ifpo (13 décembre 2011)  : http://ifpo.hypotheses.org/2679

Clio Chaveneau, « “Hand-Made in Palestine” : l’émergence de nouveaux acteurs économiques dans les Territoires palestiniens  », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 10 mai 2012. [En ligne]
http://ifpo.hypotheses.org/3426

Clio Chaveneau est chercheuse (assistante) au centre de recherche palestinien sur les politiques économiques, The Palestine Economic Policy Research Institute(MAS).

Elle est diplômée d’un Master 2 Sciences de la société (filière Expertise en Population et Développement) de l’université Paris Descartes-Sorbonne.

Page Academia : http://independent.academia.edu/ClioChaveneau


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