Israël attise une guerre civile contre ses citoyens palestiniens

mardi 26 avril 2022

L’occupation et l’oppression sont les véritables causes des attaques qui ont eu lieu en l’espace de quelques jours en Israël. Alors pourquoi l’unique réponse d’Israël est-elle encore plus d’oppression ?

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Les attaques distinctes et meurtrières perpétrées par des Palestiniens dans des villes israéliennes dans un court laps de temps ont engendré une réaction prévisible. L’armée israélienne a enrôlé un grand nombre de soldats supplémentaires en Cisjordanie et autour de Gaza, des territoires palestiniens déjà sous plusieurs décennies d’occupation militaire brutale.

Mais, chose inhabituelle, deux des attaques ont été menées par des citoyens israéliens – membres d’une importante minorité palestinienne en Israël dont les droits sont très circonscrits et inférieurs à ceux de la majorité juive, ce qui a considérablement accru les enjeux pour la droite israélienne.

Au total, treize personnes sont mortes dans les attaques à quelques jours d’intervalle dans les villes de Beer-Sheva, Hadera, Bnei Brak et Tel Aviv. Les forces israéliennes, qui ont la détente facile, ont tué trois Palestiniens dans des incidents distincts tout de suite après les attaques, en plus des assaillants.

Ces attaques meurtrières ont donné l’occasion à Naftali Bennett, dirigeant d’extrême droite qui a arraché le poste de Premier ministre israélien à Benyamin Netanyahou l’été dernier, de faire ses preuves vis-à-vis du principal électorat de son parti : des colons juifs déterminés à chasser les Palestiniens de leurs terres et à récupérer un prétendu droit biblique imprescriptible.

Dans une allocution, Bennett a dit à « quiconque a un permis de port d’arme » – c’est-à-dire surtout les citoyens juifs – que c’était « le moment de porter une arme à feu ». Et comme si cela ne suffisait pas, il a annoncé que le gouvernement envisageait « un cadre plus large pour impliquer les volontaires civils souhaitant aider et être utiles ».

Au lendemain de l’attaque de Tel Aviv, Bennett a prévenu : « Nous donnons une liberté d’action totale à l’armée, au Shin Beth [renseignement intérieur] et à toutes les forces de sécurité afin de vaincre la terreur. Il n’y a pas, et il n’y aura pas, de limites à cette guerre. »

Violences de rue

Facile d’en déduire ce que cela signifie en pratique. Il y a près d’un an, l’intensification des initiatives de longue date ayant pour but le nettoyage ethnique du quartier palestinien de Sheikh Jarrah à Jérusalem-Est occupée fut parmi les déclencheurs des pires violences intercommunautaires en Israël depuis au moins une génération.

Les citoyens palestiniens qui ont organisé des manifestations de colère à ce moment se sont retrouvés non seulement confrontés à la répression attendue de la police paramilitaire israélienne, mais aussi aux violences de rue de la part de foules juives d’extrême droite qui semblaient opérer de concert avec les forces de sécurité israéliennes.

Pour la première fois, il semblait que les dirigeants israéliens avançaient une caractéristique clé de l’occupation au sein des frontières de la Ligne verte.

Dans les territoires occupés, les colons armés agissent dans les faits tels des milices, terrorisant les communautés palestiniennes voisines, surveillés impassiblement, ou parfois aidés, par l’armée israélienne. Ils agissent comme le couperet de l’État israélien – offrant un déni plausible aux responsables israéliens, lesquels exploitent la violence des colons.

L’objectif des colons et de l’État israélien est le même : chasser les Palestiniens de chez eux afin que les colons juifs puissent s’emparer des terres ainsi libérées.

Au printemps dernier, le recours à ce modèle en Israël a été plus difficile à dissimuler. Le gouvernement israélien semblait sous-traiter une partie de sa sécurité intérieure aux mêmes colons fanatiques et violents, leur permettant d’être transportés en bus dans les communautés palestiniennes à l’intérieur d’Israël sans entrave. Là, ils ont agi comme des miliciens.

Ils ont détruit des magasins palestiniens, scandé « Mort aux Arabes » et battu des citoyens palestiniens qui croisaient leur chemin. Dans le même temps, des politiciens israéliens de tous horizons ont incité à la haine contre la minorité palestinienne.

Aujourd’hui, Bennett semble selon toute apparence espérer exploiter les trois attaques pour formaliser cet arrangement antérieur.

On peut noter la formation d’une milice nommée « Barel Rangers » dans la région du Néguev, dans le sud d’Israël, où s’est produite l’une des attaques. Son fondateur, un ancien policier, a exposé son objectif dans une publication sur les réseaux sociaux : « Lorsque votre vie est menacée, il n’y a que vous et le terroriste. Vous êtes policier, juge et bourreau. »

Une autre milice a récemment été créée à Lod, une ville près de Tel Aviv qui a connu les pires violences en mai dernier.

Jouer avec le feu

L’appel de Bennett à des « volontaires civils » pour défendre l’État juif était probablement destiné à faire écho à celui du président Volodymyr Zelensky qui a exhorté les civils ukrainiens à combattre l’armée d’invasion russe. Bennett espère peut-être que, dans le climat international actuel, peu de critiques s’élèveront à l’égard des milices juives agissant de la même manière.

Mais là où Zelensky appelle les Ukrainiens à combattre l’envahisseur étranger, Bennett mobilise des milices pour attaquer des citoyens de son pays, en fonction de leur appartenance ethnique. Il joue avec le feu, attisant une atmosphère de guerre civile dans laquelle une partie (les Israéliens juifs) dispose des armes et ressources de l’État, tandis que l’autre (la minorité palestinienne) est en grande partie sans défense.

Par exemple, après la deuxième attaque dans la ville juive de Hadera – par deux citoyens palestiniens d’Israël –, une foule s’est rassemblée en scandant « Mort aux Arabes ».

Uzi Dayan, général à la retraite et aujourd’hui député du Likoud de Netanyahou, a souligné où cela pourrait mener. Il a prévenu l’ensemble des 1,8 million de citoyens palestiniens d’Israël de « faire attention ». Ils sont face, selon lui, à une autre Nakba (catastrophe) – le nettoyage ethnique de masse qu’ont subi les Palestiniens aux mains des milices et de l’armée israéliennes en 1948.

« Si nous arrivons à une situation de guerre civile, les choses se termineront en un mot et une situation que vous connaissez, à savoir la Nakba », a-t-il prédit. « C’est ce qui arrivera à la fin. » Il a ajouté : « Nous sommes plus forts. Nous nous retenons sur beaucoup de choses. » Le nettoyage ethnique associé à la Nakba « n’a pas été achevé », selon lui.

Ce n’est pas une situation que les citoyens palestiniens pourront éviter si les dirigeants israéliens le désirent. Beaucoup de membres de la minorité ont eu peur de quitter leurs maisons, d’aller travailler ou de s’aventurer dans les zones juives – qui constituent la majeure partie du pays – par crainte de représailles. Et ce, parce que Bennett et Dayan représentent un vaste pan de l’opinion en Israël, qui considère les Palestiniens – même les citoyens palestiniens – comme l’ennemi.

Les mesures « retenues », comme l’a formulé Dayan, pourraient inclure non seulement plus de violence soutenue par l’État, mais aussi des efforts pour priver la minorité palestinienne de sa citoyenneté déjà dégradée.

Depuis près de deux décennies, des dirigeants d’extrême droite comme Avigdor Lieberman réclament des promesses de loyauté et des politiques de transfert pour saper les droits des citoyens palestiniens du pays. La loi controversée sur l’État-nation de 2018 a rogné davantage ces droits. Le décor est déjà planté pour une nouvelle attaque contre la citoyenneté.

Lois racistes

Il est rare que les attaques meurtrières soient menées par des membres de la minorité palestinienne d’Israël, comme les deux qui se sont produites à la suite. Elles sont invariablement menées par ce qu’Israël appelle des « loups solitaires », des individus totalement désabusés et aliénés, plutôt que par des mouvements palestiniens au sein d’Israël.

La minorité palestinienne a préféré faire face aux discriminations et à l’oppression systématiques que signifie la vie en tant que population non juive dans un État juif autoproclamé en se servant des outils juridiques et politiques limités à sa disposition.

Des dizaines de lois explicitement racistes ont été contestées devant les tribunaux, même avec un succès minime. La minorité fait de plus en plus pression sur la communauté internationale pour obtenir de l’aide, des appels qui embarrassent Israël.

Au cours de l’année écoulée, de plus en plus de groupes de défense des droits de l’homme et des droits juridiques ont déclaré qu’Israël était un État d’apartheid, à la fois dans les territoires occupés et à l’intérieur même d’Israël. La discrimination structurelle révélée par la minorité palestinienne a joué un rôle crucial pour aider ces organisations à parvenir à une conclusion aussi sévère.

Des dirigeants comme Bennett ont donc toutes les raisons d’essayer d’exagérer l’importance de ces attaques, suggérant comme il l’a fait récemment qu’elles font partie d’une nouvelle « vague de terrorisme ». Il a promis d’élargir la portée des ordonnances de détention administrative draconiennes – emprisonnement sans inculpation ni preuve rendue publique – pour faire face à cette vague supposée.

Ce qui rend l’affaire plus plausible pour lui, c’est que les trois citoyens palestiniens impliqués dans les deux attaques – à Beer-Sheva et Hadera – avaient de vagues liens avec le groupe État islamique (EI).

À prendre avec des pincettes

Mais en réalité, si les trois auteurs semblent avoir eu une sympathie idéologique avec l’EI – l’un d’eux a même tenté sans succès de rejoindre un camp d’entraînement en Syrie en 2016 –, le groupe n’a aucune présence significative au sein de la population palestinienne, que ce soit dans les territoires occupés ou en Israël.

L’identification à l’EI parmi une petite frange de la population palestinienne a culminé il y a cinq ans, lorsque le groupe semblait offrir un modèle fructueux pour renverser les tyrans arabes corrompus et sclérosés de la région. Les échecs de l’EI et sa brutalité ont rapidement érodé même cette petite base de soutien.

Selon les évaluations, malgré son espionnage intensif et sa surveillance des Palestiniens sur les réseaux sociaux, Israël n’a pu identifier que quelques dizaines de partisans de l’EI, qui sont dans ses prisons. Même dans ces cas, la plupart sont détenus en raison de leur sympathie idéologique avec le groupe, et non en raison de liens tangibles.

Et dans tous les cas, l’EI n’a jamais exprimé d’intérêt pressant pour des attaques visant Israël. Une déclaration en 2016 indiquait clairement que le groupe donnait la priorité à la lutte contre les gouvernements musulmans qui, d’après lui, avaient rompu avec les principes centraux de l’islam.

Quant aux factions palestiniennes islamistes, elles se sont engagées à libérer la patrie palestinienne, et non à essayer de réinventer un âge d’or mythique de la domination islamique unifiée à travers le Moyen-Orient. Ce sont des mouvements de libération nationale palestiniens, pas des djihadistes.

Pour cette seule raison, la revendication par l’EI de sa responsabilité dans les deux attaques doit être prise avec des pincettes. Le groupe est incité à suggérer son implication dans les attaques parce que ces dernières coïncidaient avec l’arrivée en Israël des dirigeants de quatre États arabes – l’Égypte, Bahreïn, les Émirats arabes unis et le Maroc – pour un sommet.

Ces pays arabes – et d’autres qui attendent en coulisses – souhaitent faire d’Israël le pivot d’un nouveau pacte régional commun de sécurité et de renseignement conçu pour prévenir les menaces pour leurs régimes, y compris une résurgence du Printemps arabe.

Pour les partisans de l’EI, cette décision est une nouvelle humiliation et une preuve de l’illégitimité des autocraties arabes de la région.

Double coup dur

Ces attaques ont été menées par des loups solitaires – et dans un cas, un duo de loups solitaires – dont le désespoir, la colère et la soif de vengeance se sont intensifiés après des décennies d’oppression des Palestiniens par Israël, ainsi que la complicité et la trahison des gouvernements occidentaux et arabes.

L’accès de rage des assaillants a coïncidé avec une partie des desseins de l’État islamique. Mais dans leur cas, les racines pénètrent bien plus profondément.

Les assaillants palestiniens vivant en Israël n’ont pas eu besoin d’être endoctrinés par les dirigeants étrangers de l’EI pour mener à bien leurs attaques. Ils avaient beaucoup de raisons locales de vouloir frapper – pas différentes du « loup solitaire » palestinien de Cisjordanie qui a mené une troisième attaque près de Tel Aviv mais n’avait aucun lien avec l’EI.

Des décennies de régime militaire brutal dans les territoires occupés et de discrimination et d’oppression systématiques à l’intérieur d’Israël en étaient les véritables causes.

On ne peut pas non plus négliger le double coup porté par Israël à la partie la plus pieuse de la minorité palestinienne d’Israël.

Premièrement, le parti religieux le mieux organisé et le plus astucieux politiquement en Israël, la branche Nord du Mouvement islamique dirigée par le cheikh Raed Salah, a été interdit en 2015. Les critiques israéliens, même au sein de l’establishment sécuritaire, ont averti à l’époque que cette décision conduirait dans la clandestinité certains mouvements de protestation islamiques et encouragerait un plus grand extrémisme.

Deuxièmement, sa rivale, la branche Sud du Mouvement islamique, dirigée par Mansour Abbas, a forgé une alliance avec Bennett l’été dernier pour évincer Netanyahou du pouvoir. Le parti d’Abbas est devenu le premier à rejoindre un gouvernement israélien, en échange de quelques miettes de la part de l’extrême droite.

Ces deux développements ont laissé les musulmans pieux qui s’opposent à l’occupation israélienne et à l’écrasement des droits des Palestiniens sans canal sérieux et légitime de protestation. Ils ont été privés de pouvoir et humiliés – des conditions propices à amener une frange à perpétrer des attaques violentes du type de celles observées ces derniers jours.

Par-dessus le marché, le parti de Mansour Abbas soutient un gouvernement qui a permis tout récemment à un député résolument anti-palestinien, Itamar Ben Gvir, de visiter le lieu saint musulman d’al-Aqsa à Jérusalem sous escorte lourdement armée. Ben Gvir veut que l’esplanade de la mosquée passe sous souveraineté juive.

Mauvais enseignement

Il y a un enseignement qu’ignore volontairement Israël, tout comme les États occidentaux qui lui servent de protecteur.

Si vous traitez les populations avec une violence structurelle, si vous les privez de leurs droits, si vous les rabaissez et les humiliez, et si vous leur refusez d’avoir leur mot à dire sur leur avenir, vous ne pouvez pas être surpris – encore moins garder une certaine suffisance – quand certains s’en prennent eux-mêmes à vous avec leurs propres formes de violence.

Le mauvais enseignement égoïste qu’en tirera Israël– comme il l’a fait pendant des décennies – est que la bonne réponse à apporter doit être une plus grande violence, une plus grande humiliation et une demande accrue de soumission. L’oppression continuera, tout comme la résistance.

Le soutien illimité de l’Occident à Israël, et aux autocraties arabes qui se rapprochent maintenant ouvertement d’Israël, a un coût. Le rejeter comme la simple sauvagerie de l’EI peut rassurer. Mais cela n’arrêtera pas la pression de monter – ou l’explosion à venir.

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