« Israël est devenu pour la France un Vatican juif » une rencontre avec Charles Enderlin

mardi 11 février 2020

« Israël est devenu pour la France un Vatican juif »

INTERVIEW de l’essayiste Charles Enderlin qui s’interroge sur le « sionisme religieux » de nombreux Juifs de France qui les pousse à soutenir sans condition Israël.

Dans Les Juifs de France entre République et sionisme (Seuil), l’ancien correspondant à Jérusalem de France 2 raconte comment une partie du judaïsme français est passée du soutien passionné de la République de Jules Ferry à celui de l’Israël de Netanyahou. Polémique.

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Le Point : Votre livre semble montrer que les Juifs de France sont aujourd’hui écartelés entre la République et le soutien à Israël. Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

Charles Enderlin : Je suis un Franco-Israélien qui vit en Israël. Je m’y suis installé à la fin 1968 pour être israélien, démocrate et juif culturellement. Or, je constate que de plus en plus de gens, en Israël comme en France, se disent d’abord juifs. À Jérusalem, un immigré venu de France m’a ainsi dit récemment : «  Je suis juif, le passeport n’est rien puisqu’il y a des Arabes qui sont israéliens.  » Être juif prévaut pour beaucoup aujourd’hui à toute autre appartenance. C’est ainsi que, en France, certains sont prêts à tout accepter de la politique israélienne au nom de leur identité juive, même si cela signifie renoncer aux valeurs qui fondent la République française. Car s’identifier à Israël veut dire aussi accepter que ce pays occupe un autre peuple et discrimine ses propres citoyens arabes. J’ai donc voulu comprendre comment et pourquoi la communauté juive française est passée d’Isaac Jacob Crémieux, républicain, qui se battait à la fin du XIXe siècle pour l’assimilation des juifs au sein de la société française, à Meyer Habib, député franco-israélien qui se proclame « sioniste, partisan de l’intégrité d’Eretz Israël, et fidèle aux valeurs de la Torah ». Comme si on avait oublié que Crémieux est non seulement à l’origine du décret du 24 octobre 1870 qui impose la citoyenneté française aux Juifs d’Algérie, mais aussi de l’abolition de la peine de mort pour raison politique, et que, un siècle plus tard, c’est un autre garde des Sceaux juif, Robert Badinter, qui abolit la peine de mort. Qui sait aujourd’hui que la loi de 1884 autorisant le divorce, c’est Alfred Naquet ? Que le Front populaire et ses lois sociales, c’est Léon Blum ? Qui se souvient du rôle de Mendès France dans la politique d’après-guerre ? Ces juifs-là ont ardemment défendu non seulement la République, mais aussi ses valeurs les plus nobles, les plus progressistes, dont la laïcité.

Zemmour accuse les juifs ashkénazes réfugiés en France dans les années 1930 d’avoir été responsables de la montée de l’antisémitisme.

Vous attaquez bille en tête Éric Zemmour dès votre préface, mais, par le passé, d’autres juifs ont rejoint la droite extrême. Après tout, ce n’est pas parce que l’on est juif que l’on doit être de gauche…

C’est vrai. Et certains ont même soutenu les antisémites ! Quand Charles Maurras est reçu à l’Académie française en 1938, on a pu écrire que la liste des souscripteurs pour financer son épée comportait pas mal de notabilités juives. Toujours dans les années 1930, de nombreuses personnalités juives étaient membre de la Ligue des Croix-de-Feu. Le cas de René Mayer est exemplaire : grand avocat, membre du consistoire, l’institution fondée par Napoléon Ier pour administrer le culte israélite en France, protégé par Vichy, il a rejoint le Comité français de libération nationale à Alger en 1943 ; garde des Sceaux en 1949, il va autoriser la mise en liberté provisoire de Xavier Vallat, le commissaire général aux Affaires juives sous Vichy, antisémite et condamné à la Libération à dix ans de prison. Aujourd’hui, Éric Zemmour accuse les juifs ashkénazes réfugiés en France dans les années 1930 d’avoir été responsables de la montée de l’antisémitisme. Il se rapproche du Front national.

Quelle est votre définition du sionisme ?

La même que celle de Theodor Herzl : donner aux juifs une terre où ils seront en sécurité, un État libéral et démocratique, qui rejette le messianisme. Cela signifie un État qui reconnaît les droits des Palestiniens. Même Vladimir Jabotinsky, le fondateur du sionisme nationaliste, envisageait un État juif avec l’égalité des droits. La droite nationaliste religieuse a fait passer l’idée que le sionisme est fondé sur un droit d’ordre divin. Résultat, quand on parle de sionisme en France, on parle de la politique du gouvernement israélien annexionniste. Et c’est au nom de ce sionisme-là qu’on accuse souvent d’antisémitisme ceux qui osent critiquer Israël.

Le grand virage a été provoqué par la guerre des Six Jours en 1967.


Peut-on situer dans le temps l’évolution du judaïsme français vers le sionisme ?

La Shoah et l’aide apportée par le gouvernement de Vichy à la déportation des juifs a joué évidemment un rôle majeur dans le développement de la méfiance vis-à-vis de la France, mais jusque dans les années 1950, les israélites se définissaient dans leur immense majorité comme « Français de religion juive », voire, pour certains, « de confession mosaïque ». L’arrivée des Juifs d’Afrique du Nord a commencé à changer la donne. En 1962, 100 000 Français juifs d’Algérie ont débarqué en France la rage au cœur contre de Gaulle. Même si le consistoire a fait beaucoup pour ne pas renouveler les erreurs des années 1930 où les institutions israélites françaises ne voulaient pas d’une vague de réfugiés juifs de l’Est, l’intégration n’a pas toujours été facile. Beaucoup aussi se sont sentis coupables envers Israël : seuls 20 000 Juifs d’Algérie sont alors partis s’installer là-bas alors que les autres ont préféré la métropole pour conserver leurs droits de citoyens français. Mais le grand virage a été provoqué par la guerre des Six Jours en 1967. Les juifs ont eu peur qu’Israël ne disparaisse de la carte. Même Raymond Aron, qui se disait insensible à la création de l’État d’Israël, reconnaît alors qu’il a ressenti des bouffées de judaïsme. Mais cette peur était-elle justifiée ? Non, on le sait maintenant, les autorités israéliennes attendaient le feu vert américain pour attaquer. Quand ils l’ont eu, ils sont passés à l’offensive.

Mais le fait que de Gaulle traite alors Israël de « peuple dominateur » a profondément blessé les Juifs de France…

De Gaulle, fin stratège, savait que l’armée israélienne était mieux organisée et équipée (grâce au matériel français) que les armées arabes. Mais de Gaulle avait intimé à Israël de « ne pas tirer le premier ». Les Israéliens ne l’ont pas écouté. Le fait important, toutefois, c’est que, après la guerre des Six Jours, Israël s’est trouvé en situation d’occupant, n’était plus le petit pays sur la défensive, mais un État conquérant. Là, on constate une évolution dans l’attitude de la diaspora française. Contre un Emmanuel Levinas qui affirme qu’« Israël ne peut ni ne doit être un persécuteur », André Neher plonge dans le messianisme et affirme qu’Israël est du côté de la justice. Mieux, en 1968, il soutient qu’un juif ne doit pas critiquer Israël, car c’est donner des arguments aux antisionistes et aux antisémites. Cette parole a été si bien entendue qu’un sioniste de la première heure comme Wladimir Rabinovitch [Rabi, NDLR] a été ostracisé pour avoir osé critiquer les destructions de maisons palestiniennes et les arrestations arbitraires. En 1977, fait significatif, le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) a modifié sa charte. Initialement, cette organisation était pluraliste, mais, là, elle s’est clairement orientée vers le soutien à Israël. En fait, les grandes institutions juives manifestent pour la plupart, face à la politique israélienne, un silence de plus en plus assourdissant, qu’il s’agisse de la répression antipalestinienne ou de la loi de juillet 2018, voté par la Knesset, qui fait d’Israël l’État nation du peuple juif, discriminant les citoyens non juifs.

Depuis François Hollande, j’ai même l’impression qu’Israël est devenu pour la République française une sorte de Vatican juif.

En France, les juifs ont souvent été accusés d’une double allégeance, comme si la République n’avait pas confiance en eux. Georges Pompidou les a soupçonnés ouvertement, Raymond Barre, après l’attentat de la rue Copernic en 1980, a fait la distinction entre les victimes juives de la synagogue et les passants, ces « Français innocents ». Il y a de quoi se sentir ostracisé, non ?

Certes, mais la République a évolué elle aussi, et dans le sens de la reconnaissance du sionisme ! Dans le cas de Pompidou, c’est vrai, ses relations avec les Juifs de France se sont détériorées dès 1969 quand la France s’est rapprochée de la Libye de Kadhafi. Après l’épisode des vedettes lance-missiles qui étaient sous embargo à Cherbourg depuis la guerre des Six Jours et qui ont été récupérées illégalement par les Israéliens, il a fait dire par le biais du gaulliste René Massigli que l’on ne pouvait pas conditionner ses obligations de citoyen français au fait que la politique française épouse ou non les thèses de Tel-Aviv. « À s’engager dans cette voie, on risque de se trouver placé devant un choix : ou citoyen français, ou citoyen israélien. Puisse cette folie ne pas être commise.  » Aujourd’hui, je n’imagine pas un président de la République française dire cela. Depuis François Hollande, j’ai même l’impression qu’Israël est devenu pour la République française une sorte de Vatican juif. Prenez la commémoration de la rafle du Vél’ d’Hiv : c’était un événement franco-français, or, Emmanuel Macron a invité Netanyahou, et reprend à son compte la formule « antisionisme égale antisémitisme ».

Le développement de l’antisémitisme en France n’explique-t-il pas que les juifs se tournent vers Israël ?

La résurgence de l’antisémitisme, les attentats antijuifs, ont provoqué d’abord une hausse importante de l’immigration vers Israël, mais, le nombre de départs est en baisse. En 2019, à peine 2 000 Français juifs ont émigré en Israël. Au-delà de la grande crainte des juifs face à l’antisémitisme, il faut dire que jamais les Juifs de France n’ont été aussi protégés par la législation ; jamais, ils n’ont bénéficié d’une telle empathie du pouvoir et du soutien des administrations françaises.

Il existe un judaïsme réformé, libéral, qui est rejeté, ostracisé par l’orthodoxie, même en France.

Ces partisans de la politique israélienne que vous dénoncez ne sont-ils pas une infime minorité ?

Selon une source au Crif, seuls 130 000 juifs seraient liés de près ou de loin à une institution ou une association juive en France sur une population estimée entre 400 000 et 600 000. Mais leur voix est de plus en plus forte et la République française y est de plus en plus sensible. C’est peut-être là le problème.

Vous concluez votre livre en disant que la solution en diaspora pourrait être le développement du judaïsme libéral, beaucoup plus ouvert que le judaïsme orthodoxe. Pourquoi ?

Les communautés de la diaspora font face à un double problème : leur lien avec Israël qui développe avec l’appui des États-Unis une politique d’annexion de la vallée du Jourdain et des colonies de Cisjordanie ainsi que de Jérusalem-Est où les Palestiniens seront traités comme des non-citoyens. Sont-ils prêts à soutenir une politique qui ressemble à l’apartheid ? Deuxième problème : la profonde transformation d’une partie du judaïsme qui tend depuis 1967 à se recentrer autour du Temple de Jérusalem, le lieu saint. Or, il existe un judaïsme réformé, libéral, moderne en plein développement notamment dans les pays anglo-saxons, mais qui est rejeté, ostracisé par l’orthodoxie, même en France. De leur choix va dépendre l’avenir de la communauté juive.

Propos recueillis par Catherine Golliau
Le Point.fr