« Israël possède un contrôle absolu sur le moindre centimètre carré de Cisjordanie »

samedi 24 mars 2018

Directeur de l’organisation israélienne B’Tselem, Hagai El-Ad dénonce la colonisation continue en Cisjordanie, qu’il juge antidémocratique et dangereuse.

Le rendez-vous est fixé à 14 heures, au deuxième étage d’un immeuble d’apparence banale, dans un quartier excentré du cœur de la ville sainte. Au second étage, un long couloir sombre conduit à une portée blindée. Des caméras fixent le visiteur. Le coffre-fort s’ouvre enfin et donne accès à un sas de sécurité, tout de blanc immaculé. Cela n’est pas le siège de la Banque centrale israélienne, mais celui de l’organisation B’Tselem (« à l’image de » en hébreu), qui documente depuis 1989 les violations du droit international en territoire palestinien. Accrochée au mur, une carte de la Cisjordanie illustrant le nombre impressionnant de colonies israéliennes construites depuis la guerre des Six Jours, en 1967, et rendant, jour après jour, impossible la création d’un État palestinien viable.

Tee-shirt rouge à manches courtes et blue-jean, un jeune homme accueille le visiteur et le conduit dans son bureau, où trône le portrait d’une femme palestinienne voilée de 50 ans, soit l’âge de l’occupation israélienne. Hagai El-Ad est le directeur de B’Tselem. « Traître » pour certains ministres israéliens, héros pour les défenseurs des droits de l’homme, ce Juif israélien poursuit envers et contre tout son travail, qu’il juge indispensable, pour le bien des Palestiniens mais aussi pour celui des Israéliens. Rencontre.

Le Point : La colonisation en territoire palestinien s’est-elle accélérée depuis l’élection de Donald Trump ?
Hagai El-Ad : Notre position est que nous avons besoin de revenir aux faits. Et ceux-ci nous montrent que les colonies n’ont pas attendu l’élection de Donald Trump. Elles n’ont même pas attendu Barack Obama. Elles sont présentes, sur le terrain, depuis un demi-siècle. Elles ont été construites par tous les gouvernements israéliens consécutifs depuis 1967, qu’ils soient de gauche, de droite ou du centre. Seule exception, le second mandat de Yitzhak Rabin, avant qu’il ne soit assassiné. Les colonies sont donc un phénomène plus large qui dépasse Donald Trump ou Benjamin Netanyahu. Maintenant, il est vrai que le rythme (de construction) a pu changer en fonction des différentes administrations américaines et des gouvernements israéliens. Mais il ne s’agit que d’oscillations d’un même processus : plus de colonies pour les Israéliens et plus de déplacements et de démolitions pour les Palestiniens.

Pourtant, depuis l’accession de Trump au pouvoir, Israël a annoncé la construction, « pour la première fois en vingt-cinq ans », d’une nouvelle colonie, après l’évacuation de la colonie sauvage d’Amona. Un mensonge ?
C’est une véritable blague. Au cours des dernières années, Israël a établi plus d’une centaine de nouvelles colonies dans toute la Cisjordanie. Mais elles ne sont pas appelées colonies, mais « illegal outposts » (colonies sauvages illégales), ce qui permet de camoufler ce mensonge au monde entier. Mais le mécanisme reste le même. Israël possède un contrôle absolu sur tout ce qui arrive dans le moindre centimètre carré de la Cisjordanie. Qui peut réellement penser que ces « colonies sauvages » ont miraculeusement poussé dans toute la Cisjordanie, et ont tout aussi miraculeusement reçu des infrastructures, de l’électricité, de l’eau ainsi que la protection de l’armée ? Qui peut croire sérieusement que des gens (des colons) ont, de leur propre initiative, construit cent nouvelles colonies dans toute la Cisjordanie et que les autorités israéliennes ne sont pas complices de tout cela ?

La seule raison pour laquelle leur appellation a changé est qu’Israël s’est engagé il y a dix ans à ne pas construire de nouvelles colonies. Le gouvernement a donc trouvé un chemin alternatif pour contourner la promesse faite aux Américains, et cela date d’avant Benjamin Netanyahu. Concrètement, toutes ces prétentions, ces appellations différentes, ces contournements des engagements et promesses internationales, ces tentatives de donner un vernis de respect du droit à toutes les actions font intégralement partie de cette grande mystification opérée par le gouvernement israélien au sujet de la situation, sur le terrain, en Cisjordanie. Lorsque vous passez du temps en Cisjordanie, vous voyez de vos propres yeux l’établissement de nouvelles colonies et l’expansion d’anciennes.

Quel est, d’après vous, le but ultime d’Israël avec ces colonies ?
Écoutez, ne prenez pas mes mots pour argent comptant et venez vous-même en Cisjordanie observer la situation avec vos propres yeux. Toute personne raisonnable, qui passe un court moment en Cisjordanie et regarde autour d’elle, se rendra compte de tous les investissements effectués dans les infrastructures et donc la construction permanente de colonies. Regardez autour de vous : nous avons aujourd’hui une centaine de milliers de colons israéliens tout au long de la Cisjordanie, au-delà des grands blocs de colonies déjà construits. Et tout cela serait temporaire ? Qui plus est quand on sait que ces constructions ont cours depuis cinquante ans ? Je ne le pense pas. Or nous sommes déjà à la seconde moitié du premier siècle de cette réalité. En outre, si jamais les faits sur le terrain ainsi que le demi-siècle qui vient de s’écouler ne suffisent pas à vous convaincre de l’occupation israélienne perpétuelle de la Cisjordanie, alors prenez simplement les déclarations du Premier ministre israélien qui, au cours des dernières années, a pris ses distances avec la solution à deux États et le processus de paix, et a finalement dit la vérité au public : « Il n’y aura pas d’État palestinien aussi longtemps que je suis le Premier ministre d’Israël… Nous contrôlerons toujours la totalité de Jérusalem… Nous contrôlerons toujours la vallée de Jourdain. » Toutes ces phrases ont été prononcées par Benjamin Netanyahu.

Nous dirigeons-nous donc tout droit vers un seul État binational ?
Je pense que c’est une bonne question à poser aux politiciens israéliens de droite. Typiquement, lorsque vous commencez à évoquer ce point devant eux, vous recevez de longues réponses, très compliquées et peu consistantes. Or je crois en réalité que la réponse est beaucoup plus courte et précise que cela. Le plan, c’est ce que vous voyez. Et, si vous avez des doutes sur la faisabilité de ce projet, alors penchez-vous sur les cinquante dernières années. Nous vivons déjà dans une réalité où n’existe qu’un seul État. Entre la rivière du Jourdain et la mer Méditerranée, il n’y a qu’une seule puissance, qui est l’État d’Israël. Nous contrôlons les vies de chacune des 13 millions de personnes vivant dans cette « solution » à un État. Dans la bande de Gaza, en Cisjordanie, dans Jérusalem-Est annexée, et à l’intérieur de la ligne verte et de l’État d’Israël.

La bande de Gaza n’est-elle pas contrôlée par le Hamas ?
La bande de Gaza est contrôlée de façon externe par Israël. Il est vrai qu’il n’y a plus de base militaire israélienne ni de colonie à Gaza, mais c’est nous, jusqu’à aujourd’hui, qui contrôlons les personnes et les biens qui entrent et qui en sortent. De plus, quarante années de contrôle direct de la bande nous permettent de décider aujourd’hui de combien d’électricité et d’eau disposent les Gazaouis.

Mais, depuis l’évacuation de la bande de Gaza, Israël n’est-il pas la victime de tirs de roquettes, argument d’ailleurs utilisé par le gouvernement pour expliquer son refus d’évacuer la Cisjordanie ?
Je pense que les inquiétudes sécuritaires d’Israël sont vraiment sérieuses et que l’on doit absolument y répondre. Bien sûr, les Palestiniens aussi ont des préoccupations sécuritaires qui sont valides. Tout cela devrait être négocié et un accord devrait être conclu. Personne ne contredit ce point, qui est un droit de l’homme fondamental. Toutefois, si vous regardez les politiques israéliennes menées en Cisjordanie, vous pouvez vous interroger sur le lien entre la construction de colonies et la sécurité d’Israël. De même, vous pouvez vous interroger sur le lien entre le fait que les Palestiniens de Jérusalem-Est n’ont pas d’écoles et la sécurité d’Israël. Quel est le lien entre la sécurité d’Israël et le fait que les Palestiniens vivant en zone C, c’est-à-dire dans 60 % de la Cisjordanie, n’ont pratiquement aucune possibilité de recevoir des permis de construire, qu’ils vivent dans un environnement coercitif permanent tentant de les déplacer par la force vers une autre partie de la Cisjordanie ? Ce que je veux dire, c’est que les questions sécuritaires d’Israël, au demeurant très importantes, n’ont rien à voir avec la politique quotidienne d’oppression qu’Israël applique tout le long de la Cisjordanie dans le but d’avancer son projet de colonisation et de contrôler les Palestiniens. Et tous ces exemples sont en claire violation du droit humanitaire international. Forcer des gens à vivre dans ces conditions n’a rien à voir avec le fait d’apporter la sécurité. En réalité, c’est tout le contraire.

Les Israéliens séparent tout de même les grands blocs de colonies autour de Jérusalem-Est, où résident près de 350 000 colons, qui ne sont pas voués, selon eux, à être démantelés, aux colonies construites dans le reste de la Cisjordanie, où habitent une centaine de milliers d’Israéliens, qui pourraient être évacuées dans le cadre d’un accord. Ne les croyez-vous pas ?
Encore une fois, il faut prendre un peu de recul et regarder dans son ensemble le processus de colonisation. Depuis le premier jour du processus de paix, je suis assez circonspect sur les discussions. Nous avons eu une génération de négociations, toujours des négociations, et jamais la paix. La situation sur le terrain n’est pas celle que l’on avait il y a vingt ans. De manière continue, Israël a utilisé ce temps pour construire davantage de colonies, déplacer plus de Palestiniens et établir un fait accompli sur le terrain.

Vous imputez donc la responsabilité de l’échec du processus de paix uniquement aux Israéliens, pas aux Palestiniens ?
Je ne jette la faute sur personne. Vous êtes dans le bureau d’une organisation qui s’occupe des droits de l’homme, elle n’est pas chargée de la paix. Je ne sais rien des négociations de paix, mais j’en sais beaucoup sur les violations quotidiennes des droits de l’homme et les réalités qui ont été créées sur le terrain, depuis vingt ans, à savoir vingt années d’échec, de reprise ou d’absence de négociations. Regardez à quel point la réalité sur le terrain a changé, combien le nombre de colons a augmenté, combien de Palestiniens ont été tués, combien de maisons ont été démolies ! Les négociations de paix sont excellentes du point de vue des gens qui croient en l’occupation perpétuelle, car elles vous permettent d’avancer votre projet de colonisation sans risquer de souffrir des conséquences sur le plan international.

Je vais vous dire comment fonctionnent les négociations : ce qui est à moi est à moi, et ce qui est à toi est négociable, pendant que je suis en train de le dévorer.

En l’absence de réaction forte sur le plan international, pourquoi Israël devrait-il cesser cette politique ?
En termes de valeurs (morales), je pense que cette situation est injuste, cruelle, illégale et inacceptable. Et, en tant que citoyen de ce pays, je ne peux pas accepter que nous fassions subir ce traitement à des millions de personnes que nous contrôlons. Je pense que cela doit être rejeté, non seulement par les Israéliens, mais par le monde entier, en vertu de notre engagement universel pour le respect des droits de l’homme. La situation en Cisjordanie n’est pas tout à fait une situation d’apartheid, ce n’est pas tout à fait de l’esclavage, ce n’est pas exactement une dictature militaire, mais elle provoque le même niveau d’injustice que tous ces exemples. Et les consciences de l’humanité ont toujours rejeté ces cas d’injustice flagrante. En outre, opprimer des millions de personnes n’est pas simplement injuste, cela ne nous conduit pas vers la stabilité et la prospérité. Bien au contraire. Israël peut penser qu’il peut continuer ainsi pour toujours, comme cela a été fait avec succès pendant un demi-siècle, mais je pense que toute personne raisonnable comprendra que c’est une recette qui nourrit la violence.

Votre message est fort. Mais votre voix n’est-elle pas de plus en plus minoritaire au sein de l’opinion publique israélienne ?
Tout à fait. Les enquêtes d’opinion le montrent. Lorsque vous demandez aux gens dans ce pays quel est le défi le plus important auquel ils sont confrontés aujourd’hui, ils ne placent pas l’occupation dans le top 3 de leurs priorités. Du point de vue de beaucoup d’Israéliens, spécialement la classe moyenne qui représente le centre politique élargi de ce pays, Ramallah est bien plus loin d’eux que Paris ou New York.

Certains membres du gouvernement vous taxent même d’être à la tête d’une organisation « gauchiste »…
C’est bien pire que cela. Nous sommes appelés les « traîtres », les « collaborateurs du terrorisme » ou les « serviteurs de puissances étrangères hostiles ». C’est là que la responsabilité de la communauté internationale doit entrer en jeu. Notre position est que l’occupation doit cesser d’un point de vue des droits de l’homme. Mais la question est « Comment une lutte non violente peut-elle mettre fin à l’occupation ? ». Le problème, et peut-être également la solution, est que ce n’est pas une situation où l’Occident n’est pas impliqué. Or la plupart des pays occidentaux continuent à considérer Israël comme une démocratie occidentale, alors que cet État fait subir depuis un demi-siècle une oppression militaire à des millions de personnes, ce qui est une situation profondément antidémocratique. Être considérés comme une démocratie occidentale nous permet de bénéficier, nous Israéliens, de beaucoup d’avantages en termes de commerce, de voyage, de diplomatie, d’études et de recherche scientifiques. Voilà ce que l’Israélien moyen voit quand il va voter, pour Netanyahu ou tous les Premiers ministres avant lui, et après lui. Le gouvernement israélien arrive à apporter au public israélien l’occupation perpétuelle sans aucun prix international à payer. Pourquoi voterait-il alors pour le changement ? Notre position, comme je l’ai dit en octobre 2016 devant le Conseil de sécurité de l’ONU, ou il y a quelques mois devant le Sénat français, est que seule une action internationale peut mettre fin à ce statu quo, et présenter un choix crédible à la population israélienne : soit continuer avec une perpétuelle occupation non démocratique, et donc sans les avantages qui vont avec, soit mettre fin à l’occupation, libérer les Palestiniens et se libérer soi-même de ce statut d’occupant. Tout le monde aura ensuite le plus grand intérêt à avoir une excellente relation avec l’État d’Israël.

Le 23 avril 2010, des ouvriers palestiniens construisent la nouvelle colonie de Har Homa, à Jérusalem-Est. « Au cours des dernières années, Israël a établi plus d’une centaine de nouvelles colonies dans toute la Cisjordanie », affirme le directeur de B’Tselem. © AHMAD GHARABLI / AFP

Que peut faire la communauté internationale ? La France, par exemple, a tenté d’organiser une initiative de paix, sans résultat.
Un processus de paix couronné de succès serait une chose magnifique, mais nous n’avons pas de position quant à la solution à un État, à deux États, ou à cinq États. Nous jugerons toute solution politique sur le fait qu’elle délivre la justice, la liberté, la démocratie et les droits de l’homme pour tout le monde. Aujourd’hui, nous vivons en réalité dans un seul État non démocratique. Il compte 13 millions de personnes, dont la moitié sont des Palestiniens et l’autre moitié des Juifs. Si vous êtes palestinien, alors votre vie est totalement fragmentée, car votre statut personnel et vos opportunités de vie varient fortement si vous êtes un Palestinien de Gaza, un Palestinien de la zone A (20 % de la Cisjordanie, administration et contrôle militaire palestiniens), de la zone B (28 % du territoire, administration palestinienne, contrôle sécuritaire israélien), de la zone C (62 % du territoire, administration et contrôle sécuritaire israéliens), de Jérusalem-Est, ou un citoyen israélien. Maintenant, si vous êtes colon juif en Cisjordanie occupée, alors, au contraire, le gouvernement fera tout pour vous venir en aide et effacer les différences qui peuvent exister avec un citoyen juif israélien vivant dans les frontières internationalement reconnues d’Israël, comme moi. Voilà la réalité dans laquelle nous vivons. Et, si vous vous dites que le monde n’acceptera pas cet État dans lequel nous vivons, avec des millions de gens dénués de droits politiques, je vous répondrai qu’apparemment il l’accepte depuis maintenant cinquante ans.

Lorsque vous appelez à des actions de la communauté internationale, voulez-vous parler de sanctions ?
À B’Tselem, nous nous contentons de parler d’action internationale, sans plus de détails. Je crois que votre gouvernement a beaucoup plus de connaissances que nous sur les leviers dont il dispose pour faire pression sur Israël afin qu’il mette un coup d’arrêt à la démolition de ces communautés palestiniennes.

Comment vivez-vous le fait d’être parfois considéré comme un « traître » dans votre propre pays ?
Je pense qu’il est honteux que ces politiciens israéliens fassent de telles déclarations, d’autant qu’au-delà du gouvernement ces mots sont parfois prononcés par les leaders de la « pseudo-opposition » (la gauche, NDLR) pour essayer d’attirer les électeurs. En même temps, il reste toujours en Israël une solide minorité de 20 % du public juif qui rejette l’occupation et soutient des organisations de défense des droits de l’homme comme la nôtre. Ainsi, il m’importe peu que les gouvernements répètent de tels mensonges et propagandes contre nous. Nous ne nous arrêterons jamais de combattre cette injustice. En revanche, en tant qu’Israélien et juif, je trouve profondément embarrassant et humiliant que la stratégie de notre gouvernement soit de s’aligner avec certains régimes d’Europe de l’Est parmi les moins démocratiques qui soient, comme la Hongrie ou la Pologne, sous prétexte qu’ils soutiennent l’occupation israélienne sans mot dire.
Propos recueillis par l’envoyé spécial à Jérusalem, Armin Arefi.
Source : le Point

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