Juste une heure au check-point de Qalandiya

mercredi 22 novembre 2017

Une attente au check-point. Très léger aperçu de l’oppression ordinaire en Palestine.
"إِنَّ اللّهَ مَعَ الصَّابِرِينَ"
« Dieu est avec les endurants »
Coran, 2, 153

Grâce au passeport bordeaux et malgré ma tête d’Arabe, je vais sans doute passer sans être inquiété. Il y a du monde aujourd’hui. La file s’étend par-delà l’entrée du corridor métallique, longée dehors par les gamins sautillants qui vendent des ballons, des CD, des versets.
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Le check-point de Qalandiya est un complexe énorme en ferraille et béton, bordé de part et d’autre par le Mur de séparation, vers lequel convergent par rangées les corps et les voitures qui vont à la ville sainte. Autour de lieux comme celui-ci, le flou du fil d’actu a façonné quelques images d’Épinal : on s’imagine qu’un portique, un sniper et deux soldats méchants font un check-point, comme une flaque d’eau dans le désert et un palmier dessinent une oasis... Et en un sens, même s’il s’agit à Qalandiya d’une installation si vaste qu’elle barre l’horizon, cette idée un peu décalée comporte sa part de vérité. Elle correspond étrangement à plusieurs aspects de l’ambiance et du sentiment profond qui s’attachent à cet endroit : l’abstraction, l’absurdité combinée à une froide gestion technique, l’appartenance au nulle part et l’incarnation concrète, en un dispositif simple et schématique, du désert qui recouvre notre époque – ici comme ailleurs, mais ici plus vite qu’ailleurs et plus férocement.

Théoriquement, il faut que je sois à Jérusalem en début d’après-midi. Ça paraît compromis, voilà à peu près une heure qu’on n’avance plus... Il paraît que le tourniquet est bloqué, qu’il n’y a plus personne derrière la vitre. Ça doit être la pause-déjeuner des soldats, faut les attendre...
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La matinée s’exténue. Du cagnard la cage ne filtre qu’une lumière fade. Des rayons maigres arrosent les têtes, les chemises, les voiles, les soupirs... On prie pour que reprenne le bip sinistre du portique. Une tension s’installe, les corps entassés dans le ventre du serpent d’acier s’agitent...

C’est en l’observant sous ses formes les plus silencieuses, les plus banales, les plus softs, les plus quotidiennes, que l’on voit combien l’oppression qui s’exerce sur les Palestiniens, et que maintiennent et prolongent, dans une illégalité flagrante, l’indifférence internationale et les négociations dilatoires, ne se limite pas à des mesures d’interdiction, de limitation, de contrôle, de répression. À travers des lieux comme celui-ci, l’occupation ne se contente pas de faire barrage, d’interdire ou d’empêcher les passages. C’est elle qui trace les chemins, qui définit les seules routes permises, donc les seules possibles, donc au bout d’un moment les seules routes concevables... C’est elle qui configure et distribue l’espace, et donc aussi le temps, par les contrôles, les arrêts et les descentes obligatoires, ou par les longs détours à cause du Mur et des barrages innombrables. La plupart de ceux qui attendent ici avec moi doivent passer le check-point tous les jours pour aller travailler, pour faire des courses ou pour rendre visite à de la famille... Avec les indispensables autorisations de déplacement que l’administration israélienne décide de délivrer ou de refuser à chaque Palestinien selon sa profession, sa provenance, son histoire, celle de sa famille et des centaines d’autres critères, le pouvoir occupant ne se donne même plus comme ce qui interdit la circulation de certains, mais comme ce qui contrôle et permet la circulation de tous – et on parle de distances qui sont celles d’un petit département français...

Si tout cela fait l’objet en France d’une ignorance ou d’un déni soigneusement entretenus, ce n’est que trop évident pour moi depuis les premiers jours en Cisjordanie. D’ailleurs, je devrais peut-être arrêter de ruminer, de me répéter l’aspect théorique, surtout alors que je vis le truc en direct... C’est bien mon vice ça, la pensée qui ressasse, tourne en rond, se rediffuse l’argumentaire... Quel intérêt ? Il reste juste la rage à la fin, l’impuissance, l’amertume et au bout la résignation qui guette... Mieux vaut regarder autour de soi, être attentif aux détails, aux gens, à la structure du bâtiment... C’est vrai qu’elle est pas mal en fait l’image du portique et des soldats dans le désert... Maintenant que j’ai bien eu le temps de le re-regarder de loin, par-dessus les têtes qui s’impatientent, je me dis que vraiment il y a quelque chose de cet ordre-là – l’abstraction, tout ça... C’est tout con un portique, mais ça pose un décor...
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Sur le point d’ouvrir mon sac pour attraper le calepin, je renonce. L’écrasante simplicité des choses me décourage. Une part de flemme aussi peut-être, mais c’est surtout l’effarante netteté de ce qui est là qui dissuade du commentaire, des notes, des descriptions. Les premiers jours en Palestine, ce qui domine c’est le regard observateur, une sorte d’enthousiasme qui s’applique à comprendre, à critiquer, à faire les liens... Si scandaleuse, si sournoise, si épouvantable qu’apparaisse la situation, elle a toujours pour l’intellectuel extérieur, le militant, l’écrivain, le cinéaste, quelque chose d’intéressant. Et après ? Comme si tout ça n’était pas désespérément clair. On perçoit vite le caractère anodin, routinier, machinal de ce qui est présenté d’habitude comme intolérable, tragique, hystérique, événementiel... En Terre sainte aussi, le plus inquiétant c’est lorsque tout fonctionne. Bien malgré soi, et quelque soit la sincérité et la vérité de son engagement, on finit par collaborer comme tout le monde à l’immonde normalité usurpée, par mettre cette distance si courante avec les « causes » prises comme objet. Et lorsque s’estompe ce halo de froide considération, lorsqu’il laisse surgir la situation nue, dans sa lourdeur et son arbitraire, qu’elle apparaît un instant dépouillée des chiffres, des dates, de l’histoire, des slogans, des noms, qui sont encore des palliatifs et des consolations, alors c’est un profond découragement, la colère sourde et un atroce sentiment de mensonge et d’impuissance... On est dégoûté de tout alors, de prendre des notes, de réfléchir, d’être Arabe, d’être Français... De faire partie de la cohorte des internationaux « concernés », des humanitaires, des anthropologues, des artistes, des espions, des O.N.G., des charognes, des mercenaires en tout genre, tous affairés, pressés de faire l’inventaire minutieux du désastre qui n’en finit plus... À tout instant sur le qui-vive, prêts à dégainer téléphone, stylo, caméra, appareil quelconque pour écrire, filmer, attraper des bouts de la Palestine dépecée, montrer encore et encore au monde entier la millième rediffusion de ce western lamentable où on est à la fois script et figurant... Le Far West Bank, soldat cow-boy contre Indien « terroriste »...

Des voix s’élèvent. Le temps de me rappeler où je suis, les références et les conneries s’emmêlent, des sentiments bruts se bousculent dans mes tempes. Je ris nerveusement... À quel horrible jeu ont-ils perdu ceux qui sont là pour mériter un gage pareil ? C’est donc sérieux cette histoire ? C’est une farce, un spectacle ? Un bizutage peut-être ?

Ce qu’ils ont fait pour mériter ça... Le pire c’est que certains en viennent à se la poser sérieusement, cette question aussi conne que tenace ! Elle est horriblement forte, la tendance humaine à vouloir des causes, surtout face au spectacle de l’injustice. C’est peut-être aussi pour ça que le monde finit par gober les versions sionistes... Et quand on a un pouvoir aussi grand que celui d’Israël, pas besoin d’être très fin dans le mensonge et la falsification. On peut continuer de prétendre, par exemple, contre l’histoire et en dépit de la colonisation en cours, que les Palestiniens ont vendu leur terre. On ne craint pas de montrer ainsi, par cette affirmation, l’idée qu’on se fait de la dite terre, on peut se permettre d’énoncer comme une évidence qu’un pays, comme tout le reste, ça peut se vendre et s’acheter. Mauvais joueurs au Monopoly donc, les Palestiniens... Mauvais perdants, vilains jaloux... Dépités par l’adversaire qui pose un hôtel en préfab sur chaque rue qu’il leur confisque... Ce qui est certain en tout cas, et ce que montre bien ce sale endroit, c’est que pour eux le plateau de jeu entier fait désormais office de case prison.

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On dirait que les murs et le couloir exigu me soufflent des pensées... Ici l’aigreur fait comme partie de l’architecture. Elle semble prévue et calculée, comme la honte, comme l’ambiance carcérale. Je n’ai même pas profité de l’attente cette fois pour essayer de parler aux gens. Je sens que ce n’est pas le moment. Il fait trop chaud, on est trop près les uns des autres, déjà trop fourrés ensemble dans la même humiliante galère... Car cette situation a quelque chose d’étrangement égalisant : pris en tas, on oublie sa différence. Il suffit de pas grand chose pour faire sentir à quelqu’un qu’on le traite en Palestinien... On pourrait dire : de quoi je me plains, moi ? Je suis visiteur ici, de passage seulement, touriste presque... Ce n’est pas mon quotidien, et pourtant il suffit d’une heure confiné dans ces couloirs puants, pressé contre les autres, pour que je cesse d’être simplement spectateur ou visiteur, pour que l’étouffante promiscuité, le sentiment aigu de l’offense que l’immobilisation représente ici, dans ce contexte, ainsi qu’un instinct peut-être plus mimétique qu’empathique me poussent au craquage aussi, moi qui suis certain de passer... Je regarde le petit carnet de la République à qui je dois cette indécente certitude, corné à force de tenir dans une poche de jean, l’autocollant jaune au dos et le petit feuillet laissé par la police israélienne à l’aéroport... Pièce d’identité, sésame ignoble qui compense ma tête et mon nom.

Enfin, on avance à nouveau. Rumeur de soulagement, louanges à Dieu murmurées, les visages s’éclairent... Mon tour arrive bientôt. Dans le panier je mets les clés, des shekels, un coupe-ongle, le portable et la ceinture... Ça sonne quand même. « Your shoes ! » crie le haut-parleur. Ah oui, c’est vrai... Après le portique, il faut poser le passeport bien contre la vitre. J’ai le loisir alors d’observer le soldat tout puissant, au caprice duquel sont suspendues les journées de tous ces gens, qui a plein pouvoir sur le temps et sur les corps des hommes, des femmes, des riches, des pauvres, des jeunes, des cheikhs, des gros, des gamines, de la bourgeoise à lunettes carrées comme du roublard aux yeux verts, qui les contrôle tous les jours, qui peut les engueuler, les insulter, les faire attendre des heures, les brutaliser, leur ordonner de se dévêtir et même, s’ils ont la mauvaise idée de se révolter, qui peut les abattre sans sommation.

C’est une ado sur-maquillée, frange émo, rouge à lèvres, qui mastique un chewing-gum en me dévisageant... Trop fort. Je me souviens avoir entendu quelque part : Israel is not a state that has an army, it is an army that has a state.

Là, je comprends mieux ce que les cow-boys-and-girls en herbe doivent apprendre ici : à éprouver concrètement leur supériorité, leur pouvoir sur cette masse informe, indistincte, en file, à laquelle il ne vient pas à l’esprit de s’identifier... Ils apprennent dès dix-huit piges à la commander, à la faire attendre, à l’arrêter, à la menacer, à la contrôler tous les jours, à l’autoriser à passer si elle se tient tranquille et à la mépriser tout en s’en méfiant, comme d’un bétail perfide d’où se détache parfois le bouc terroriste qui refuse la soumission et qu’il faut alors abattre sans réfléchir.

Le dressage simultané de l’oppresseur et de l’opprimé... Chapeau, le sionisme.

En tenant mon passeport plaqué contre la vitre, je repense à la fin de Full Metal Jacket : le sniper vietcong qui s’avère être une enfant, le jeune soldat des Marines qui l’achève... De ces deux figures, j’entrevois en un éclair l’improbable fusion, une de ces synthèses rapides, grossières, fantasques, monopoles le plus souvent du rêve et de l’enfance, porteuses d’un déséquilibre étonnamment véridique...

Elle est là derrière la vitre entrain de souffler dans une bulle rose et de noter des chiffres, ou de faire semblant.
Source :blog Médiapart de Ali Saber