L’ambassadeur de Palestine tire à boulets rouges sur les Émirats

lundi 26 octobre 2020

Salman el Herfi, en poste en France, s’en prend au prince héritier d’Abou Dhabi, Mohammed ben Zayed, après les accords de paix avec Israël.

Les usages diplomatiques ne sont plus de rigueur. Près d’un mois après la signature à Washington des accords de paix entre Israël, les Émirats arabes unis et Bahreïn, l’ambassadeur de Palestine en France, Salman el Herfi, fustige la « légalisation de l’occupation israélienne » par les deux pétromonarchies du Golfe, au mépris du droit international. Une colère « on the record » qui trahit le désarroi dans lequel est aujourd’hui plongée l’Autorité palestinienne, alors que les négociations avec Israël sont au point mort et que les Palestiniens n’ont jamais semblé aussi éloignés de l’établissement d’un hypothétique État.

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Le Point : N’avez-vous pas été dépassés par l’annonce de la normalisation entre les Émirats arabes unis et Israël ?

Salman el Herfi : Ce qui s’est passé n’est guère étonnant. Nous avons des informations très précises sur les contacts qui existaient entre les Émirats arabes unis, les États-Unis et Israël. Il y avait déjà entre eux une coopération étroite sur le plan militaire, sécuritaire et économique. Allez au port d’Haïfa et vous verrez tous les porte-conteneurs émiriens qui effectuent des allers-retours depuis des années. Nous n’avons donc pas été surpris. La seule nouveauté, c’est l’officialisation de cette relation. Je les remercie d’avoir dévoilé leur vrai visage.

Pourquoi les dirigeants palestiniens ont-ils crié à la trahison ?

Nous sommes très prudents dans nos relations avec chaque État. Nous ne nous mêlons des affaires intérieures d’aucun pays à condition qu’ils ne se mêlent pas des nôtres. La vérité est que les Émirats n’ont jamais été du côté des Palestiniens. Cela a commencé en 1985, après l’invasion israélienne du Liban, quand les Émiriens ont gelé leur aide à l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Cela s’est poursuivi après la libération du Koweït par les États-Unis en 1991, quand cette aide a été totalement coupée.

Les accords de paix entre Israël, les Émirats et Bahreïn ne fissurent-ils pas l’unité du Golfe sur la Palestine ?

Les Émirats arabes unis et Bahreïn violent la charte de l’ONU. Ils violent les résolutions du Conseil de sécurité. Ils violent l’initiative arabe de 2002 [la paix avec Israël en échange des territoires palestiniens occupés par Israël, NDLR] et les résolutions des sommets de la Ligue arabe. En fait, ces deux pays sont devenus plus israéliens que les Israéliens ! Mais nous gardons une pleine confiance dans le fait que leur peuple n’acceptera pas cela longtemps.

Les Palestiniens ont réussi à paralyser la Ligue arabe.

La Palestine a pourtant échoué à obtenir de la Ligue arabe une condamnation de ces accords de paix.

Des pressions économiques ont été exercées sur certains pays. Maintenant, l’argent de Mohammed ben Zayed [le prince héritier d’Abou Dhabi, dit MBZ, NDLR] et de ses amis va-t-il continuer à protéger les Émirats ? Il est nécessaire de rappeler que presque aucun pays n’a accepté de présider la session de la Ligue arabe après que la Palestine a refusé de le faire. Autrement dit, les Palestiniens ont réussi à paralyser la Ligue arabe.

Pourtant, peu d’Émiriens se sont prononcés contre cet accord de paix.

De quelle paix voulez-vous parler ? Ces pays sont-ils en guerre ? Les chars émiriens sont-ils à Tel-Aviv ? Ce n’est pas Israël qui est occupé, ni les Émirats ou Bahreïn. Ce sont les Palestiniens. Nous résistons depuis un siècle et nous sommes prêts à résister cent autres années.

Les Émirats n’ont-ils pas tout de même réussi à obtenir la suspension de l’annexion par Israël de la Cisjordanie ?

L’annexion a été stoppée par la résistance du peuple palestinien et par la pression internationale. L’Union européenne y a joué un rôle bien plus important que les Émirats arabes unis. Abou Dhabi n’a jamais œuvré contre l’annexion. Ce qu’il a fait, c’est légaliser l’occupation israélienne : Jérusalem, les territoires palestiniens et les colonies.

Les Israéliens affirment vouloir négocier directement avec vous sur la base du plan Trump. Y êtes-vous prêts ?

Seules sont envisageables des négociations directes dans le cadre des résolutions du Conseil de sécurité et des accords signés entre Israël et l’Organisation de libération de la Palestine. Il ne faut pas oublier que la normalisation entre Israël et les Émirats est le produit du plan Trump qui a évoqué dans le texte l’annexion de 30 % de la Cisjordanie. Il s’agit d’une violation du droit international et des résolutions de l’ONU. Or, Donald Trump a essayé de faire accepter ce plan au Conseil de sécurité de l’ONU, et a échoué. Et il a fallu qu’il trouve un handicapé[Salman el Herfi désigne ainsi MBZ, mais précise, après publication de l’interview, qu’il ne visait pas les handicapés en tant que tels, mais une personne faible, la langue arabe utilisant le même mot pour les deux sens, NDLR] pour signer son accord. Cela ne va pas marcher. Les Israéliens savent très bien qu’ils n’auront pas la paix s’ils tordent le bras des Palestiniens.

Mais de quel levier de pression disposez-vous aujourd’hui ?

À moi de vous poser une question : de quels moyens disposent les États-Unis et Israël pour imposer leur agenda au peuple palestinien ? Ni M. Trump, ni son administration, ni l’argent des Émirats ne vont changer quoi que ce soit à la situation sur le terrain. Car même si le monde entier normalise ses relations avec Israël, les Palestiniens seront toujours là. Lorsque les citoyens israéliens ouvrent leurs fenêtres le matin, ce sont les Palestiniens qu’ils trouvent en face d’eux, les femmes palestiniennes, avec leurs enfants. Si cet « accord de paix » peut sauver Netanyahou de son jugement pour corruption, et donner quelques voix à Donald Trump dans l’optique de la présidentielle ou permettre à MBZ et à sa famille de se promener dans les rues de Tel-Aviv, il n’apportera en revanche pas la paix ni la sécurité dans le monde.

N’êtes-vous pas plus que jamais isolés ?

Donald Trump a déclaré que dix à douze autres pays arabes allaient normaliser leurs relations avec Israël. Où sont-ils ? Cet accord est à mon sens de la pure propagande. Les peuples émirien et bahreïnien ont-ils été consultés ? Un Parlement a-t-il adopté ce plan ? Et avec tout notre respect, combien y a-t-il d’Émiriens dans le monde ? 800 000 ? Et de Bahreïniens ? 500 000 ? Il existe au total 340 millions d’Arabes !

N’y a-t-il pas aujourd’hui une crise de légitimité de l’Autorité palestinienne auprès de sa population ?

Est-ce MBZ qui va forcer les Palestiniens à changer leurs dirigeants ? Non, les dirigeants palestiniens sont bien implantés auprès de leur peuple et ne sont pas isolés. Les Palestiniens ne sont pas orphelins. Au contraire, s’il y a une surprise, c’est notre patriotisme. En dépit des difficultés, toutes les factions politiques reconnaissent l’Organisation de libération de la Palestine comme seul représentant légitime, présidé par Mahmoud Abbas [Hamas et Fatah ne sont pourtant toujours pas réconciliés, NDLR]. Nous aurons des élections législatives et présidentielle, mais cela prend du temps : donnez-moi un seul exemple de peuple qui ait organisé des élections sous occupation.

Comment réagissez-vous aux récentes déclarations de l’ambassadeur de France en Israël, qui a pris ses distances avec la solution à deux États ?

L’ambassadeur Éric Danon n’a pas rompu avec la position française. Il ne s’agit que de la propagande des médias israéliens [l’information a pourtant été révélée par Le Point, NDLR]. Nous avons obtenu auprès du ministère français des Affaires étrangères la confirmation que la France n’avait pas changé de position. Nous avons confiance en Paris qui œuvre énormément pour défendre la légalité internationale : un État palestinien avec les frontières de 1967 et Jérusalem-Est comme capitale.

Comment comptez-vous y arriver ?
Nous n’allons pas rester les bras croisés. Le monde entier s’est accommodé de l’apartheid en Afrique du Sud, mais cela n’a pas duré. Nous n’avons pas d’avion F35 [les Émiriens sont soupçonnés d’avoir obtenu en échange de la normalisation avec Israël l’autorisation de Washington de commander des chasseurs F 35, NDLR], d’armes nucléaires ou de chars, mais une volonté de résistance populaire pacifique. Notre présence est enracinée dans notre terre. On essaie de nous pousser vers la violence, mais nous n’y céderons pas, ou alors uniquement quand il le faudra [Salman el Herfi souligne, après la publication de l’interview, que les Palestiniens ne font pas le choix de la violence et que cela n’arrivera que le jour où ils seront totalement désespérés, NDLR]. Notre peuple est uni, patient et demeure soutenu dans le monde entier. Nous allons aller à l’ONU et défier Mohammed ben Zayed de déclarer que Jérusalem est un territoire occupé. Il s’est rendu à Israël sans livrer bataille. Ce n’est qu’un petit dictateur qui veut se faire connaître, et il joue avec le feu.

Propos recueillis par Armin Arefi
Source : Le point / AFPS