L’occupation ? Nous avons une application pour ça !

dimanche 6 novembre 2016

Une nouvelle application pour smartphones s’attaque à l’un des nombreux aspects pesants de l’occupation israélienne : les embouteillages qui se forment au niveau des postes de contrôle aux quatre coins de la Cisjordanie.

Par la route, la distance qui sépare Jérusalem de Ramallah excède tout juste vingt kilomètres ; c’est environ la distance à parcourir pour rejoindre Soho, au centre de Londres, depuis la ville de Croydon, et quasiment la longueur exacte de Manhattan, à New York.

En d’autres termes, ce n’est vraiment pas loin, en particulier en voiture.

Mais, si vous demandez à des habitants de Jérusalem la durée du trajet en voiture ou en transports en commun jusqu’au centre économique de la Cisjordanie, il est probable que vous receviez en guise de réponses des suppositions très vagues : « Peut-être trente minutes, peut-être deux heures. »

Ce flottement déconcertant s’explique en grande partie par Qalandia, un labyrinthe de barrières en fer qui oblige la population en transit à franchir une série de postes de contrôle, d’anciennes machines à rayons X et des portes menant à des zones d’inspection, le tout sous la surveillance d’un vaste réseau de caméras de sécurité.

Qalandia compte parmi les centaines de postes de contrôle militaires tenus par les forces de sécurité israélienne contrôlant l’accès des personnes qui souhaitent passer de Jérusalem-Est à la Cisjordanie. Tous les véhicules doivent traverser ces postes de contrôle qui forment un goulet d’étranglement, restreignent leur libre circulation et entraînent, de manière inévitable, d’importants embouteillages et des retards considérables.

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Un des postes de contrôle militaires destinés aux voitures palestiniennes, à Qalandia (MEE/Megan Hanna)

Toutefois, une nouvelle application pour smartphones, dénommée Azmeh, a été développée pour combattre précisément ce problème et a un reçu un accueil chaleureux de la part d’utilisateurs qui y voient un moyen de rendre leurs trajets journaliers, autrefois imprévisibles, un peu plus supportables.

Un outil innovant

Basel Sader, 20 ans, le créateur et développeur d’Azmeh, qui signifie « embouteillage » en arabe, a expliqué à Middle East Eye comment lui est venue l’idée d’une telle application.
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« J’ai réfléchi à plusieurs manières de lutter contre un certain nombre de problèmes auxquels nous sommes confrontés ici, a-t-il déclaré, mais je ne suis malheureusement pas en mesure d’être d’une grande utilité, je ne suis qu’un étudiant en droit. Mais j’ai vu ce problème en particulier et c’est là que j’ai pensé : je peux faire quelque chose pour y remédier. »

L’étudiant, originaire de la zone occupée de Jérusalem-Est, a ainsi indiqué qu’aussi loin qu’il s’en souvienne, il avait toujours rencontré des difficultés au niveau des postes de contrôle, et qu’il doit les traverser presque tous les jours pour franchir la frontière entre Israël et le territoire palestinien occupé.

« Mes cousins vivent à Ramallah, ma tante et mon oncle vivent à Bethléem, je joue au basket-ball pour la ligue palestinienne donc la majorité de nos matchs se déroulent soit à Ramallah, soit à Bethléem. Les Palestiniens sont comme tout le monde, et tout le monde souhaite pouvoir voyager librement dans son pays, nous voulons donc pouvoir voyager librement dans notre pays nous aussi », Basel a-t-il dit pour faire comprendre la frustration ressentie par les Palestiniens du fait de la restriction de leur liberté de mouvement.

« L’idée de l’application est donc véritablement née de cet état d’occupation. Traverser les postes de contrôle est pesant et épuisant, et l’une des idées derrière l’application était de permettre aux Palestiniens de savoir si la circulation était fluide ou non. »

Avec un père informaticien, il semblerait que l’amour de la technologie se soit transmis d’une génération à l’autre. Basel a pris conscience de sa passion en participant à des camps de vacances lorsqu’il était plus jeune. Pendant ceux-ci, il a été initié au monde du codage informatique et a découvert le développement mobile.

« Plus tard, mon intérêt s’est davantage porté sur les applications pour smartphones et l’utilité que nous pouvons en retirer. Azmeh est la première application que j’ai lancée sur la plateforme IOS pour iPhones et la troisième sur Android. »

« Je dois admettre que mes deux premières applications n’ont pas rencontré un tel succès… mais j’imagine qu’il faut savoir échouer avant de réussir ; la troisième en tout cas marche à merveille », a-t-il ajouté d’un air amusé.

11 000 téléchargements à ce jour

Basel Sader a expliqué que le design de l’application se base sur un simple système de code couleur : vert signifie qu’il n’y a pas de circulation, orange signifie que la circulation est peu dense, rouge signifie que la circulation est dense, et noir signifie que le poste de contrôle est fermé.

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L’application s’appuie sur un système de code couleur pour permettre aux utilisateurs de connaître l’état du trafic (MEE/Megan Hanna)

L’application repose sur une interface interactive permettant à l’utilisateur de partager l’état du trafic, de voter pour confirmer que les informations sont exactes, de poster des alertes et d’ajouter des commentaires, informant le cas échéant de la présence de zones d’affrontements dans les environs ou de la survenue d’un accident de voiture. Les utilisateurs peuvent même envoyer des messages via WhatsApp, Facebook ou MSN.

« Une fois la première version développée, de nombreux membres de ma famille m’ont aidé à l’améliorer », Basel Sader a-t-il précisé. « Un grand nombre des fonctionnalités additionnelles que vous pouvez utiliser n’étaient en fait pas le fruit de mon imagination. Mon cousin a suggéré certaines choses, mes sœurs m’ont aidé quant au design, de nombreux utilisateurs sont également entrés directement en contact avec moi afin de suggérer des améliorations dont l’application avait besoin. Lorsque la suggestion était bonne, je répondais en disant "Merci, nous allons le faire" et nous mettions à jour l’application avec cette nouvelle fonctionnalité. »

Tout en lançant l’application, Basel a signalé que le design et les fonctionnalités du logiciel font l’objet d’une amélioration constante et qu’ils évoluent de manière coordonnée.

« La première version n’incluait que deux postes de contrôle ; aujourd’hui, la dernière version en compte environ 47 », a-t-il indiqué en parcourant rapidement les options du menu. « La première version n’était disponible qu’en arabe mais il est désormais possible de télécharger l’application en anglais. Elle ne proposait également que les informations "Pas de circulation" ou "Circulation" alors que maintenant, nous disposons d’un code couleur. »

« L’application s’améliore de jour en jour et, avec un peu de chance, elle continuera d’évoluer peut-être pour devenir un jour quelque chose de plus grand. Je pense en permanence à donner à ce projet une nouvelle dimension ; pour le moment, je ne sais pas ce que pourrait être cette nouvelle dimension mais je suis persuadé qu’il existe d’autres moyens de la développer et de la diffuser. Tout a commencé ici, en Palestine, mais il n’y a pas de raison pour que cette application ne puisse pas être exportée vers d’autres pays également. »

Lorsqu’il a été interrogé sur ses projets pour l’avenir et d’éventuelles applications à l’étude, Basel a fait un large sourire et avoué qu’il travaillait actuellement sur un autre projet, mais qu’il ne pouvait pas en dévoiler le contenu pour le moment.

Contre-cartographies

Parce qu’elle utilise la technologie pour lutter contre quelques-uns des aspects négatifs liés à l’occupation israélienne et pour aider les Palestiniens à mieux faire face au système pesant des points de contrôle, l’application de Basel est perçue par certains comme un outil de résistance. D’une certaine manière, il met en application le célèbre slogan de la résistance palestinienne que l’on aperçoit si souvent peint à la bombe sur des murs en ruines ou imprimé sur des tee-shirts portés un peu partout en Cisjordanie : « Exister, c’est résister ».

Cette opinion est également partagée par Eyal Weizman, professeur et architecte israélien, auteur de Hollow Land, un livre qui nous plonge au cœur de l’espace politique créé par l’occupation israélienne.

« Les logiciels open source tels que Azmeh, développé par Basel Sader, font partie de ce que Edward Said a appelé les "contre-cartographies", c’est-à-dire l’utilisation des technologies et outils à disposition des dominants à des fins de résistance », Eyal Weizman a-t-il précisé à MEE.

« Ils [les développeurs tels que Basel] ont inversé la tendance et se servent des technologies contre les dominants. »

Eyal Weizman a pendant longtemps étudié le système des postes de contrôle et expliqué qu’« en termes de sécurité, la raison d’être du système des postes de contrôle repose sur la croyance que plus le nombre de Palestiniens autorisés à circuler dans cet espace sera faible, plus la sécurité au sein de cet espace sera préservée ».

« Le système des postes de contrôle est devenu tellement omniprésent et intrusif qu’il en vient à régir tous les aspects de la vie des Palestiniens vivant sous occupation israélienne… Non seulement les postes de contrôle prennent de la place, mais ils nous font aussi perdre notre temps. »

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Chaque jour, un labyrinthe de postes de contrôle militaires fixes et flottants oblige les Palestiniens à patienter pendant des heures dans les embouteillages (MEE/Megan Hanna)

Une tentative vaine ?

C’est à cette conséquence chronophage des postes de contrôle que Basel tente en premier lieu de pallier grâce à Azmeh, bien qu’il admette que son application ne s’attaque pas au cœur du problème.

Mohammed Abu Shah, un étudiant palestinien de l’Université hébraïque de Jérusalem, a fait l’éloge de l’application qui facilite ses passages réguliers au niveau des postes de contrôle, tout en exprimant son inquiétude face à l’impact profond des postes de contrôle sur la société palestinienne.

« L’application est formidable, mais elle a été créée parce que des postes de contrôle ont été installés dans notre pays », a-t-il dit. « L’occupation nous [les Palestiniens] sépare délibérément au lieu de nous rassembler. Lorsque je vais à Ramallah ou Bethléem depuis Jérusalem-Est, le trajet est tellement long. »

« Les postes de contrôle nous divisent, nous les Palestiniens, en deux peuples distincts ayant une manière de pensée différente », a-t-il ajouté en faisant référence aux Palestiniens vivant dans les territoires occupés et à ceux vivant à l’intérieur des frontières d’Israël.

« Selon certaines personnes, c’est une application vraiment géniale et très utile. Pour d’autres, c’est une bonne initiative mais elle se révèle plutôt inutile dans la mesure où elle ne permet pas de résoudre véritablement le problème », Basel a-t-il reconnu.

« Et ils marquent un point : les postes de contrôle sont toujours présents, l’occupation est toujours présente, rien n’a vraiment changé. » Elle constitue simplement une aide pour faciliter le quotidien de la population.

« C’est triste, mais c’est le monde dans lequel nous vivons actuellement », a-t-il lâché dans un soupir. « Je ne suis pas sûr de pouvoir faire plus pour le moment, mais j’espère que l’avenir permettra de faire changer les choses. »

Traduction de l’anglais (original)
Megan Hanna, Middle East Eye, mercredi 19 octobre 2016