La croissance insoupçonnée des start-up palestiniennes

lundi 12 décembre 2016

Dans les Territoires, malgré les multiples obstacles techniques, les jeunes entreprises se développent. Avec quelques succès notables.

Les Territoires palestiniens n’ont toujours pas accès à la 3G. Un accord entre les administrations israélienne et palestinienne pour son développement a été signé mais il n’est toujours pas entré en vigueur. Autre complication, la mobilité y est restreinte : les Palestiniens ont besoin d’un permis pour sortir du territoire, y compris pour se rendre chez leurs voisins israéliens. Enfin, sans souveraineté sur leurs frontières, les Palestiniens sont dépendants des autorités israéliennes pour les imports, les exports, les services postaux. Mais pourtant, malgré ces obstacles, une forte culture start-up s’y développe.

C’est ici qu’Axelle Lemaire, secrétaire d’Etat chargée du Numérique et de l’innovation, est venue fin septembre rencontrer les talents les plus prometteurs des pépinières palestiniennes. La France accompagne Leaders, le centre névralgique des start-up en Cisjordanie, depuis ses débuts. Elle a notamment financé l’un de ses premiers projets, une formation pour développeurs. L’organisation a récemment signé un accord d’échange avec Paris&Co, l’agence de développement économique et d’innovation de Paris.

Premier et seul parc technologique des Territoires palestiniens, fondé à Ramallah en 2002, Leaders est aussi l’organisation qui chapeaute le programme d’accélération de start-up FastForward. Lancé en 2013, il a permis un investissement d’un million et demi de dollars dans de jeunes entreprises. On croise ainsi, dans les locaux de Leaders, tous les acteurs de l’écosystème : développeurs et programmateurs qui cherchent des contrats, investisseurs qui cherchent des projets, ou jeunes diplômés que le monde des start-up fait rêver. Bref, il se passe quelque chose.

Contraintes stimulantes

Paradoxalement, les contraintes liées à l’occupation militaire stimulent les entrepreneurs car elles génèrent des besoins.
* Walk and Charge, conçue à Gaza où les habitants vivent avec moins de huit heures d’électricité par jour, est une batterie qui se recharge lorsque l’on marche.
* RedCrow est un service en ligne, destiné notamment aux ONG internationales, qui évalue en temps réel la sécurité et les incidents dans la région.

Pour les entrepreneurs, leur affaire va souvent de pair avec un engagement politique et national. « Nous devons nous soutenir et réfléchir de l’intérieur », pose Derrar Ghanem, l’un d’entre eux. A 26 ans, il a déjà géré l’organisation de coworking Work Factory (deux espaces et plus de 20 bureaux à Ramallah) et s’apprête à lancer cette semaine Build Palestine, une plateforme pour aider des projets à impact social à lever des fonds. Avec ce second projet, il veut « utiliser au mieux l’aide internationale et redonner une voix aux Palestiniens dans la manière dont les programmes de développement fonctionnent ».

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Dans les locaux de Kenz Woman, à Ramallah. (Photo Jonas Opperskalski. Laif)

Les créatrices de Kenz, une plateforme de vente de lingerie en ligne, estiment que ce débat est récurrent entre start-upeurs : « Notre but, pour beaucoup, c’est d’être moins dépendant d’Israël et de l’aide internationale », affirme Christina Ganim, l’une des deux fondatrices. A 30 ans, cette Palestinienne qui a étudié aux Etats-Unis, a décidé de rejoindre la scène émergente des entrepreneurs de Ramallah. Elle explique que « chaque mois, de nouvelles start-up se montent ». Pour elle, c’est parce que « beaucoup de Palestiniens aimeraient que la une des quotidiens ne soit plus : "Encore une nouvelle attaque" mais "Ce Palestinien qui a réussi". »

Kenz propose le nec plus ultra des dessous à des clientes aisées, notamment celles du Moyen Orient, où l’offre est souvent limitée. La petite équipe travaille dans les bureaux de Leaders. Avec son associée, elles ne comptent plus leurs heures depuis le lancement de leur site, en janvier, et surtout depuis leur sélection dans le programme FastForward, en août. Pour se développer, les deux jeunes femmes ont reçu une enveloppe de 20 000 dollars, et l’équivalent en ressources – dont les salaires d’un développeur et d’un graphiste à mi-temps.

« L’étincelle »

Pour elles comme pour tous, le but est d’arriver au niveau des locomotives de la scène des start-up palestiniennes : des entreprises qui ont vu le jour il y a moins d’une décennie et se sont développées très vite. L’une des premières, SoukTel est devenue célèbre pour son application Jobmatch, présente dans plus de vingt pays, qui met en relation employeurs et demandeurs d’emploi par internet, SMS ou appel.

La jeune pousse la plus accomplie, Yamsafer, est la référence de la réservation hôtelière dans le monde arabe. L’an dernier, elle a obtenu plus de 3,5 millions de dollars pour sa deuxième levée de fonds depuis son lancement, le plus large financement en capital-risque des Territoires palestiniens. A moins de 30 ans, son fondateur, Faris Zaher, emploie près de 70 personnes et vient de terminer sa troisième levée de fonds. Même s’il reste prudent sur la solidité de l’écosystème local, il est optimiste : « Il suffit de deux ou trois sociétés comme la nôtre, et quand nous aurons un rachat significatif, cela peut être l’étincelle pour de jeunes entrepreneurs. »

Derrar Ghanem, lui aussi, veut y croire. « Un nombre incroyable d’idées excellentes sortent de Palestine et on est dans un moment où les choses s’accélèrent. Il y a de plus en plus de contacts entre les entrepreneurs et les institutions qui les accompagnent : on gagne en compétitivité. »

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Zaher Bassioni, responsable des incubations de Leaders. (Photo Jonas Opperskalski. Laif)

« Point d’étape »

La culture start-up, mais aussi ses attributs (fonds d’investissement, incubateurs, points de rencontres…) sont désormais ancrés dans le paysage, parfois au prix de la confusion. Il arrive qu’il y ait « deux incubateurs dans une université et ils font exactement la même chose », ironise Zaher Bassioni, directeur des incubations de Leaders. Cela s’explique. « A une certaine époque, les start-up étaient très attractives pour l’aide internationale. Du coup, tout le monde s’est mis à créer des projets d’incubation, d’accélération… Mais cela générait plus de compétition que de collaboration et il manquait des acteurs », se souvient Ambar Ramleh, cofondatrice du fonds d’investissement dans les start-up de technologies Ibtikar, qui finance le programme FastForward. Son fonds est doté de 10 millions de dollars, grâce à 80% d’investisseurs palestiniens (principalement issus de la diaspora), les 20% restant venant d’investisseurs régionaux (notamment du Koweït) et américains.

En un an et demi, 11 start-up ont bénéficié d’investissements, pour un million de dollars. « On commence petit pour vraiment s’assurer des possibilités de retour sur investissement. Beaucoup de nos investisseurs avaient l’habitude de donner de l’argent. Maintenant ils sont très excités à l’idée d’investir ici. Nous nous appliquons à ne pas les décevoir pour que ces systèmes se pérennisent », explique Ambar Ramleh.

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Ambar Amleh, cofondatrice du fonds d’investissement Ibtikar. (Photo Jonas Opperskalski. Laif)

Arabreneur, établi en 2013, a investi 1,2 million de dollars dans 14 start-up. La plus petite enveloppe contenait déjà 70 000 dollars. « C’est peu, commente Faris Zaher, le patron de Yamsafer, mais il faut vraiment que les entrepreneurs comprennent que cet argent est un point d’étape et qu’en un an, ils doivent être prêts pour attirer les fonds d’investissement de capital-risque. » Les mentors répètent ce message lors des nombreux moments de rencontres entre candidats à l’innovation et investisseurs.
« On est loin de la Silicon Valley »

Pilier du rez-de-chaussée de Zamn, un café d’une banlieue huppée de Ramallah, Omar Omran assure une permanence presque quotidienne pour les aspirants entrepreneurs. Professeur de marketing, passionné par les entreprises innovantes, ce Palestinien passé par Chicago et revenu au pays en 2009, tient salon, une tasse de café filtre qui semble sans fin, en main.

« La communauté est très solidaire, très inclusive et de plus en plus riche et mixte, résume ce grand gaillard. Je suis content de pouvoir donner un coup de pouce, de mettre en relation, d’encourager… C’est le prolongement de mon boulot de prof. » Sa table d’habitué dans cette succursale officieuse des incubateurs est le point de départ de nombreux business plans. Entre deux consultations, il analyse l’évolution des start-up depuis son retour : « Avant c’étaient principalement des jeunes diplômés qui rêvaient de lancer Facebook. […] Maintenant, ce sont des équipes plus matures, qui font de véritables recherches, qui s’intéressent à des marchés de niches… »

Omar Omran cite aussi les exemples de ceux qui quittent de bons emplois dans la banque ou les technologies (souvent à l’étranger) pour monter leur projet, comme l’a fait l’associée de Derrar Ghanem, ancienne économiste attachée à une célèbre organisation internationale qui a lâché prestige et stabilité pour une plateforme en ligne.

« Et en même temps… On a plein de problèmes », nuance Omar en jetant sa serviette en papier sur la table, soudain agacé. « Parfois j’ai l’impression que je vois grandir un enfant, parce que les conversations au sein de la communauté sont de plus en plus intéressantes ; mais j’ai aussi l’impression qu’on continue à nourrir cet enfant sans relever le plafond juste au-dessus de sa tête. Il grandit, mais sa croissance naturelle est contrariée. » Comme le rappelle prudemment Ambar Ramleh, « on est loin de la Silicon Valley ». Mais quand même : « La scène est vraiment en train d’évoluer vers quelque chose de solide. »

Par Chloé Rouveyrolles, correspondance à Ramallah — 24 novembre 2016
Source Libération