La photographe palestinienne Nidaa Badwan s’enferme pour ne plus voir Gaza

lundi 5 février 2018

Face à un quotidien de guerre, de désolation et d’oppression religieuse, l’artiste et photographe palestinienne Nidaa Bawaan a fait le choix de la beauté, quitte à vivre recluse dans sa chambre à Gaza depuis plus d’un an.

L’enfermement est devenu sa liberté.
Face à l’hostilité du quotidien dans la bande de Gaza, Nidaa Badwan a fait le choix de la beauté, quitte à vivre recluse. Préférant un isolement choisi au blocus israélien et à la domination du Hamas subis, cette artiste palestinienne de 28 ans vit enfermée dans sa chambre de l’appartement familial du quartier Deir al-Balah, dans le sud de Gaza, depuis décembre 2013.

"L’isolement est le seul moyen que j’ai trouvé pour échapper au joug de la société. Il n’y a que cela qui me permette d’avoir un espace d’expression et de liberté. Ma chambre est devenue mon unique oxygène", explique-t-elle à France 24 par email, répondant avec la rapidité de ceux qui vivent sous connexion continue.

Du monde extérieur, elle ne voit que ce qu’elle veut, à travers son écran d’ordinateur et la petite meurtrière qui éclaire sa chambre de 9 m2, tapissée de boîtes d’œufs pour l’isolation phonique. Son monde intérieur, lui, est sans limite.

JPEG - 47.5 ko Autoportrait extrait de la série "Cent jours de solitude". © Nidaa Badwan

Ombre, lumière et jeux de rôle

Armée de son seul mais "vital" appareil photo, cette diplômée de la faculté des Beaux-Arts de l’université Al-Aqsa de Gaza a fait de son isolement un projet photographique intitulé "Cent jours de solitude", en hommage à la fresque familiale de Gabriel Garcia Marquez, qu’elle a relue dans les premières semaines de son confinement.
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Unique héroïne de son œuvre, Nidaa Badwan se met en scène en train de coudre, pleurer, dormir, danser, rêver, méditer, livrant quatorze autoportraits, exposés actuellement au centre culturel de Ramallah, en Cisjordanie. Certaines photos ont demandé plusieurs semaines de travail et surtout d’attente avant que sa meurtrière laisse enfin filtrer le juste éclairage pour cette sculptrice des ombres et des couleurs.

"Tout ce que me parvient à travers mes sens influence mon travail de manière indirecte. Les rayons du soleil qui entrent dans la pièce, les objets simples de mon quotidien, la musique que j’écoute ou mes les longues heures de lecture", explique cette artiste qui construit ces photographies comme des natures mortes aux couleurs soutenues, qui ne sont pas sans rappeler la peinture flamande des XVIe et XVIIe siècles.

Une enfant de la guerre

La guerre et la violence, en revanche, n’y sont pas représentées frontalement. Ce ne fut pas toujours le cas dans le travail de cette enfant de la guerre. Née à Abou Dhabi en 1987 de parents palestiniens, Nidaa vit à Gaza depuis ses 11 ans. En 2000, moins de deux ans après le retour de la famille Badwan, la seconde Intifada éclate. Dans cette enclave perpétuellement en guerre et dominée par les islamistes, la jeune artiste tente de sauvegarder un espace de liberté.

Durant l’hiver 2008 - 2009, alors que Tsahal mène l’opération "Plomb durci", qui a fait plus de 1300 morts à Gaza, Nidaa inaugure sa première exposition dans les décombres du théâtre du Croissant-Rouge, l’un des rares lieux de culture de Gaza, détruit pendant l’offensive. Ses tableaux – des volutes rouges et bleues – faisaient alors référence aux couleurs de l’UNRWA, l’office de l’ONU pour les réfugiés palestiniens. "Le bleu est la couleur des réfugiés. Ma famille et moi sommes des réfugiés, j’ai tout le temps conscience de ça", déclarait-elle à l’époque dans la presse.

En 2012, Nidwa participe à l’exposition "This is also Gaza" (C’est ça aussi Gaza), qui met à l’honneur une quarantaine d’artistes gazaouis contemporains. Elle y avait présenté les clichés d’une femme, la tête enserrée dans un sac en plastique, métaphore de son propre étouffement qui ne tarde pas à arriver.

JPEG - 62.8 ko Autoportrait extrait de la série "Cent jours de solitude". © Nidaa Badwan

JPEG - 52.7 ko Autoportrait extrait de la série "Cent jours de solitude". © Nidaa Badwan

Une artiste incomprise

Le 18 décembre 2013, Nidaa Badwan se fait arrêter par la police des mœurs du Hamas, alors qu’elle participe à un happening dans la rue. Quand elle tente de leur expliquer sa démarche artistique, elle est battue. Le lendemain, elle s’enferme dans sa chambre pour ne plus en ressortir.

Les deux premiers mois de son isolement sont un calvaire. La jeune femme raconte être restée prostrée, s’alimentant à peine et dormant à même le sol, secouée de crises de larmes et d’angoisse. Mais après une tentative de suicide manquée, elle apprend peu à peu à apprivoiser son isolement et décide de trouver "le sens de l’amour et de la beauté".

Mises en ligne, ses photos interpellent Anthony Bruno, directeur de l’Institut Français de Gaza. Il décide d’organiser une exposition à la galerie al-Hoash, à Jérusalem-est. Pour l’occasion, la jeune femme - qui n’avait même pas quitté sa chambre lorsque les bombes de l’opération israélienne "Bordure protectrice" inondaient son quartier durant l’été 2014 - est prête à rompre son isolement. Mais les autorités israéliennes ne lui octroient pas le visa nécessaire. Nidaa doit visionner son propre vernissage via Skype depuis un hôtel de Gaza.

En attendant la beauté

La photographe quittera à nouveau sa chambre quelques jours plus tard pour aller
chez le médecin, chez qui elle se rend voilée, écouteurs dans les oreilles, yeux baissés : "Je ne voulais pas rompre mon isolement, je ne voulais pas voir Gaza", confie-t-elle au "New York Times", dont Nidaa Bawaan a fait la une le 27 février.

PNG - 73 ko L’exposition de Nidaa Badwan a fait la une du célèbre quotidien américain, The New York Times. © The New York Times

Pourtant, si elle refuse de regarder sa terre, elle refuse également de la quitter. Alors qu’on la sollicite pour exposer "Cent jours de solitude" à Paris, New York ou Berlin, quand les lieux de culture gazaouis ferment les uns après les autres, cette esthète idéaliste n’est pas encore prête à sortir de son confinement.

"Quand j’étais petite, je rêvais d’avoir ma propre ville. Je dessinais des plans, des bâtiments, des rues. Je lui donnais les couleurs de mon imagination. Je choisissais les habitants avec soin. Ma chambre est devenue ma ville", explique-t-elle avec poésie. "J’en sortirai le jour où ma ville sera devenue aussi belle que ma chambre."

Source : France 24

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Retour sur l’exposition "Au coeur de l’art contemporain palestinien" à l’Institut du monde Arabe.