La vie de Mahmoud, au visage buriné couleur chanvre

mardi 8 octobre 2019

Bande de Gaza, envoyé spécial.
Il n’est pas rare que la marine israélienne fonce délibérément sur les chétifs bateaux palestiniens, les éperonne et les coule. Depuis l’embargo mis en place en 2017, Israël limite les sorties, voire « ferme la mer ». Pris dans les filets de l’occupation, les pêcheurs résistent encore et toujours.

Gaza la vie 1/5.
Le soleil n’est pas encore totalement levé sur la bande de Gaza. Dans la lueur pâle de l’aube, des silhouettes s’agitent. C’est le théâtre d’ombres des pêcheurs qui préparent les filets et s’apprêtent à embarquer. Beaucoup de gestes, peu de paroles. Ne rien
oublier. Et surtout pas le GPS, quasiment devenu une amulette apotropaïque, technologie moderne qui leur permet de savoir exactement où ils se trouvent. C’est, à Gaza, une question de vie ou de mort puisque les limites de pêche dépendent du bon vouloir de l’armée israélienne, comme l’explique Zakaria Bakr, qui dirige le comité des pêcheurs de Gaza. « Après les accords d’Oslo, en 1994, nous pouvions aller jusqu’à 20 milles nautiques. Puis, les Israéliens ont tout remis en cause. En 2006, nous n’avions plus le droit qu’à 6 milles, puis de 2007 à 2012, 3, puis c’est revenu à 6. Aujourd’hui, ils continuent à jouer avec les cartes, annonçant la distance maximale, mais en réalité, celle-ci n’est pas identique du nord au sud de la bande de Gaza. Et nous devons nous adapter, sinon… »
« Si on nous harcèle ainsi, c’est pour nous punir »
Mahmoud sait ce que cela signifie. Pêcheur aux mains usées et au visage buriné couleur de chanvre, il n’a pas 40 ans et a commencé lorsqu’il en avait tout juste 10 ! Il est ouvrier chez un de ses cousins. Mais, il y a encore trois ans, il possédait son propre bateau. Il était son propre patron. Jusqu’à cette sortie dont il se souviendra toujours.
« Nous étions à 3 milles de la côte lorsque nous avons été arraisonnés par les soldats israéliens alors que l’autorisation était à 9 milles, raconte-t-il. J’avais jeté mes filets. Un Zodiac de l’armée a commencé à nous tourner autour. Puis, ils ont tiré avec des balles enplastique. Ils m’ont ensuite forcé àprendre la direction de Ashdod (port israélien en limite de Gaza – NDLR). » Mahmoud a été retenu toute la journée avant de pouvoir rentrer à Gaza en empruntant la frontière terrestre, à Erez. Il n’a jamais récupéré son bateau. Lorsque les Israéliens daignent rendre une embar- cation saisie, il faut payer près de 700 euros, le prix du transport… par la route ! L’occupation n’est que vice. Qui peut ignorer qu’un filet dérive et qu’il faut ensuite le récupérer ? Qui peut ignorer les paramètres que sont le vent et les courants ? Qui peut ignorer que les pêcheurs, justement, courent après le poisson (qui, lui, n’a pas de GPS) ?

Il n’est pas rare non plus que la marine israélienne fonce délibérément sur les chétifs bateaux palesti- niens, les éperonne et les coule. Mahmoud a eu de la chance. Certains de ses collègues passent des mois, voire des années en prison ; d’autres sont tués.
« Pour nous, c’est une souffrance quotidienne », confie- t-il en démêlant ses filets. Depuis le début de l’année, 26 pêcheurs ont été arrêtés, 28 ont été blessés et 11 bateaux ont été saisis. « Si on nous harcèle ainsi, c’est pour nous punir. Cela fait treize ans, depuis l’embargo israélien, que l’occupant ferme notre mer », intervient Zakaria le syndicaliste. Il se moque également des mensonges israéliens. « Parfois, ils disent qu’on peut aller jusqu’à 15 milles, mais en même temps, ils em- pêchent l’entrée à Gaza de toute pièce de moteur, de boîtes de vitesses, ce qui fait que seulement trois bateaux peuvent aller aussi loin. »
Ce matin-là, sur le port, l’agitation est à son comble. Depuis une semaine, l’armée israélienne a interdit toute sortie, gelant ainsi une des prin- cipales activités économiques de cette enclave palestinienne et mettant au chômage des milliers de personnes. C’est la troisième fois depuis le 25 mars. Au retour des bateaux, des dizaines de personnes, surtout des jeunes, attendent pour décharger la marchandise répartie dans des cagettes. Mosaïques argentées, les écailles des poissons semblent des myriades de miroirs en mouvement. L’heure n’est pas à la contemplation. Mahmoud le sait. Il faut vendre et vite. De quoi ramener quelques dizaines de shekels à la maison. Auparavant, les revenus étaient en moyenne de 1 500 shekels (350 euros) par mois, ils sont maintenant inférieurs à 500 shekels (125 euros). 90 % des pêcheurs sont considérés comme très pauvres. Avant 2006, 4 000 tonnes de poissons étaient rapportées. En 2018, il n’y en avait plus que 2 000, et de qualité moindre car pêchées non loin des côtes.
Mahmoud laisse éclater sa colère, lui dont le cousin Smaïn a été tué sur son embarcation. « Plus qu’ail- leurs, être pêcheur à Gaza, c’est prendre un risque. Lorsque tu pars en mer, tu n’es pas sûr de rentrer. On a des familles, des maisons. On vit au jour le jour. » Et il lâche cette phrase terrible : « Je regrette presque d’être pêcheur. »
PIERRE BARBANCEY