Le Chili, terrain d’expérimentation pour les armes israéliennes

jeudi 9 janvier 2020

Les Mapuches comme les Palestiniens · Les gouvernements chiliens de droite comme de gauche n’ont pas renoncé à l’héritage militaire et judiciaire de la dictature d’Augusto Pinochet (1973-1990). Israël contribue à leur lutte contre les populations autochtones mapuches en leur fournissant armements et formations. La criminalisation de la résistance mapuche par le Chili peut être comparée à la répression de la résistance palestinienne par Israël.

À travers tout le pays, le Chili s’est rassemblé dans des manifestations hostiles au président de droite Sebastian Piñera et à son programme néolibéral mis en place par l’ancien dictateur Augusto Pinochet. Les manifestants ont demandé sa démission et exigé l’élaboration d’une nouvelle Constitution pour se débarrasser de l’héritage de la dictature.

JPEG - 59 ko

L’instauration par Piñera de l’état d’urgence et de couvre-feux dans tout le Chili rappelle l’ère de la dictature d’Augusto Pinochet. Comme hier, des forces armées s’engagent dans une escalade de violences contre les citoyens faite d’assassinats, de passages à tabac et de tortures sexuelles. La répression tous azimuts a capté l’attention en ce sens qu’elle évoque le passé. La militarisation et la criminalisation de la résistance chilienne plongent leurs racines dans les lois antiterroristes adoptées par Pinochet et les gouvernements qui se sont succédé depuis la transition vers la démocratie pour bâillonner les communautés indiennes mapuches

Israël soutient les violations des droits humains de l’actuel gouvernement chilien par la vente de technologies militaires et de surveillance. Dès l’époque de la dictature Pinochet, la CIA avait prévu que le Chili continuerait d’acheter des armes à Israël « sans crainte d’irriter les États arabes à la condition que le pays maintienne des relations discrètes avec Tel-Aviv et qu’il se dispense d’approuver publiquement les politiques israéliennes ».

À la recherche de nouveaux partenaires

Pinochet a pu maintenir des liens avec Israël et les États arabes parce qu’il avait évité d’adopter « une position claire sur les questions controversées du Moyen Orient ». Les gouvernements post-dictatures n’ont pas agi différemment, louvoyant avec la même duplicité, protégés par le compromis des deux États par la communauté internationale.

À partir de 1973, au lendemain de la guerre israélo-arabe, les États africains ont commencé à rompre leurs relations diplomatiques avec Israël. Ils l’ont ainsi contraint à rechercher d’autres pays pour nouer des liens diplomatiques et militaires dans le but de compenser la perte de la collaboration avec l’Afrique. Les États-Unis étant solidement implantés en Amérique latine grâce à leur soutien aux dictatures militaires et aux opérations dans l’ensemble de la région pour éliminer toute influence socialiste ou communiste, le Chili — qui avait reconnu Israël en 1949 — était un objectif prioritaire pour le gouvernement israélien. En réaction aux préoccupations grandissantes de la communauté internationale à l’égard des violations des droits humains au Chili, les États-Unis ont été contraints d’imposer un embargo sur les armes en 1976, en dépit du fait qu’ils avaient financé Pinochet pour des exactions similaires. Même s’il est possible que la CIA ait passé outre la décision du Congrès, Israël était aux premières loges pour s’engouffrer dans la brèche et faire du Chili l’un de ses principaux acheteurs d’armes dans la région.

Un document déclassifié de la CIA fournit d’importantes informations sur les achats militaires du Chili à Israël. De 1975 à 1988, Israël a vendu des systèmes radars, des missiles air-air, du matériel naval et des systèmes aéronautiques et antimissiles.

L’une des raisons pour lesquelles Pinochet avait choisi Israël — outre qu’il s’agissait d’armements sophistiqués et qu’il admirait l’armée israélienne — tenait au fait que « Tel-Aviv n’assortissait ses ventes d’aucune condition politique ». C’était d’autant plus important pour Pinochet qu’Israël faisait des déclarations publiques de soutien au retour à la démocratie au Chili tout en fournissant des armes à la dictature qui ont été utilisées au moment où l’Opération Condor — un plan à l’échelle régionale mis en œuvre en 1975 par les dictatures d’extrême droite d’Amérique latine pour exterminer les opposants de gauche — était pleinement opérationnelle. Outre la vente d’armes au Chili, Israël a donné la possibilité à l’armée de Pinochet de se familiariser avec son industrie d’armement et de faire participer les pilotes chiliens et ses officiers à des exercices d’entraînement.

Des lois comparables

Dans la période qui a suivi la chute des dictatures, les gouvernements chiliens ont conservé la Constitution de Pinochet. Les lois antiterroristes de 1984 qu’il utilisait pour prolonger les détentions sans intenter de poursuites judiciaires ont été presque toujours reprises, tant par les gouvernements de centre gauche que par ceux de droite, contre les communautés mapuches. Ces lois sont comparables aux détentions administratives utilisées par Israël contre les Palestiniens, incarcérés sans accusation ni jugement et dont les détentions sont renouvelées périodiquement. La criminalisation de la résistance mapuche contre l’exploitation néolibérale fait penser à la répression de la résistance palestinienne par Israël. Les deux communautés autochtones font face aux mêmes luttes et aux mêmes répressions. La surveillance est une mesure constamment utilisée contre les Mapuches, une tactique également au cœur de la colonisation israélienne de la Palestine. Dans la région d’Araucanía, les gouvernements chiliens ont utilisé les technologies de surveillance israéliennes. La militarisation de la région est une conséquence directe de l’utilisation des lois antiterroristes à l’encontre des Mapuches.

Elbit (Compagnie israélienne au carrefour de diverses technologies et applications : aviation, drones, hélicoptères, systèmes d’avionique, systèmes terrestres et navals, armements et produits de défense, communications, informatique, cybersystèmes, systèmes de guerre électronique, sécurité des frontières, etc.), IAI (Compagnie israélienne spécialisée dans la défense aérienne, l’aviation, la technologie spatiale, les communications satellites, les technologies de navigation, les bateaux de combat sans équipage, la cybersécurité, etc.) et Rafael (Compagnie israélienne spécialisée dans les systèmes de défense, notamment antimissiles.) sont les principaux fournisseurs du gouvernement chilien. Elbit et IAI sont largement utilisés contre la population palestinienne. Depuis les systèmes de surveillance, la maintenance informatique, les munitions au phosphore blanc, la destruction de technologies jusqu’à la technologie aérienne utilisée par Israël pour bombarder Gaza, l’industrie militaire israélienne est en très forte demande en Amérique latine au prétexte de la lutte contre le trafic de drogue et le passage des frontières. Mais c’est bien aux populations autochtones que les gouvernements de la région réservent leur contrôle et leur répression.

En 2018, les armées israélienne et chilienne ont signé au Chili via le général de division Yaacov Barak et le général chilien Ricardo Martinez de nouveaux accords de coopération en matière de formation militaire et d’entraînement, de commandement et de méthodes d’entraînement. Pendant son séjour, Ehud Barak a inspecté la brigade Lautaro des opérations spéciales. L’ancien commandant de cette brigade, Javier Iturriaga, avait été nommé chef de la défense nationale par Piñera alors que le gouvernement imposait l’état d’urgence pour contrer les protestations dans l’ensemble du Chili.

Des armes « testées sur le terrain »

Israël fait commerce de ses armes et technologies revêtues du label « testé sur le terrain ». Les Palestiniens de Gaza représentent un champ d’expérimentation humain pour tester cette technologie militaire. Tout gouvernement achetant des armes à Israël se rend ainsi complice de l’agression coloniale contre les Palestiniens. Au Chili, cette agression prend des allures encore plus sinistres. L’acquisition d’équipements militaires par le gouvernement auprès d’Israël pour persécuter les Mapuches fait écho à la répression israélienne de la lutte anticoloniale des Palestiniens.

Si les relations actuelles entre Israël et le Chili ne sont plus dissimulées à l’attention du public, Israël maintient le « secret défense » sur les liens qui prévalaient entre les deux pays pendant la période de la dictature. Alors que les États-Unis ont déclassifié de nombreux documents révélant leur rôle dans leur soutien à la dictature de Pinochet, Israël conserve par devers lui plus de 19 000 pages de documents classifiés, bien qu’elles contiennent des informations sur les parents juifs de citoyens israéliens qui ont disparu sous l’ère Pinochet.
Refus d’ouvrir les archives

L’armée chilienne maintient un pacte de silence qui explique combien il est difficile d’obtenir des informations, sans parler de l’impossibilité de rendre justice aux milliers de torturés, de tués et de disparus pendant la dictature. Dans certains cas, des documents déclassifiés contribuent à combler le manque d’information. Le refus d’Israël d’ouvrir ses archives de la période de la dictature de Pinochet empêche de rendre justice à ses propres citoyens dont deux d’entre eux ont engagé une action judiciaire en 2016 pour que soient publiés des documents qui dévoileraient la collaboration d’Israël avec Pinochet. Ces documents fourniraient probablement des informations sur deux victimes disparues et exécutées, Ernesto Traubman et David Silberman.

Le Chili a maintenu des relations étroites avec l’armée de l’air israélienne à l’époque de la dictature, ce qui ne manque pas de soulever des questions sur l’implication israélienne dans les pratiques de Pinochet qui consistaient à faire disparaître dans l’océan, depuis un avion, des détenus exécutés. En outre, un groupe d’élite de la Direction nationale du renseignement chilien (DINA) a été entraîné en Israël par le Mossad.

Outre la recherche d’informations sur les assassinats et disparitions de leurs parents, Lily Traubman et Daniel Silberman ont bien précisé que leur objectif final était de montrer l’étendue de l’implication d’Israël dans la dictature de Pinochet : « Les ventes d’armes devraient être réglementées par la loi et il devrait exister des critères clairs établissant l’interdiction d’armes aux pays ou aux régimes de dictature qui violent fréquemment les droits humains ».

L’existence et la violence du colonialisme israélien ont fait de Gaza un terrain d’expérimentation militaire permanent, donnant à Israël un avantage certain au moment de vendre sa technologie à des gouvernements également déterminés à réprimer leurs citoyens. « Testé sur le terrain » est l’euphémisme utilisé par le ministère de la défense israélien, forme ultime de la déshumanisation des citoyens palestiniens. Au Chili, l’impasse dans laquelle se trouvent les Mapuches est identique, entre appropriation et violence. De fait, on peut comparer la lutte de libération du colonialisme et celle contre l’exploitation libérale. Mapuches et Palestiniens ont fait l’objet d’un nettoyage ethnique de leurs territoires par les colonisateurs et les liens militaires entre le Chili et Israël servent à l’amélioration de la militarisation. La normalisation du colonialisme et du néolibéralisme à l’échelle internationale entretient les violations des droits humains perpétrées contre des populations autochtones sans que ces violations ne soient jamais sanctionnées.

Il est bien possible que ce soit la détermination des gouvernements chiliens, qu’ils soient de centre gauche ou de droite, à renforcer leur présence militaire dans la région d’Araucania pour persécuter les Mapuches, qui fait d’Israël un partenaire toujours valable pour le Chili. Pendant la campagne électorale, Piñera a promis de changer les lois antiterroristes pour mieux combattre les Mapuches. Dans la mesure où les protestations ne connaitront pas de trêve tant que la Constitution de Pinochet ne sera pas abrogée, Israël verra s’ouvrir devant lui encore plus de perspectives lucratives au Chili au détriment de la population tout entière.

Ramona Wadi - Journaliste.
Traduction et notes de Christian Jouret (Ancien fonctionnaire international.)
Source : Orient XXI