Les Palestiniens dans les manuels scolaires israéliens

mercredi 23 octobre 2019

Toute stratégie de domination passe par la dé-légitimation des dominés et la victimisation des dominants. En Israël, ce processus passe, notamment, par le système scolaire.

Dans tous les pays, les livres scolaires ont pour objectif premier de légitimer l’État. En Israël, leur rôle est de légitimer le projet sioniste et sa conquête coloniale pour une nation ethniquement pure. Le corollaire immédiat et irréfutable, c’est l’absence ou la disparition des « indigènes ». Comme le dit Edward Saïd : « Toutes les forces constitutives du Sionisme étaient fondées sur l’exclusion de la présence, ou plutôt sur l’absence fonctionnelle d’une population indigène en Palestine. Les Palestiniens sont dehors ou absents, quand bien même ils sont encore beaucoup trop présents ».

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Il n’y a jamais eu chez nous ce qui existe dans toutes les universités en Europe ou aux États Unis, à savoir des cursus de « résolution des conflits », jamais d’éducation à la paix. Jamais la mixité entre étudiants juifs et palestiniens n’a été encouragée. Pourquoi ? Aujourd’hui, beaucoup d’historiens ont parfaitement analysé le discours historique et hégémonique israélien, décrit comme typique d’une colonisation prédatrice de peuplement. Celle-ci se caractérise par trois facteurs : l’insistance sur le caractère exceptionnel de la nation colonisatrice, la subjectivité exclusive des colons et le refus de toute présence de la population colonisée.

La « métaphore du jardinage » et son analogie avec le système éducatif israélien

Élaborée en 1989 par Zygmunt Bauman, la métaphore du jardinage décrit parfaitement la politique israélienne vis-à-vis des Palestiniens et des minorités juives, et sa justification vis-à-vis de la jeunesse. Le « jardinage » s’applique aux régimes politiques dont le but est de créer une société pure et artificielle, « une pratique qui combine des stratégies d’architectes et de jardiniers, mêlées à celles de la médecine… permettant d’éliminer les éléments de la réalité présente qui n’entrent pas dans cette réalité parfaite envisagée, ou qui ne peuvent se transformer pour y entrer. » Cette vision montre que les actes de dépossession des terres, de destruction et d’assassinat des Palestiniens ne sont pas des incidents déconnectés mais constituent au contraire un continuum parfaitement planifié. Pour rendre cet état de fait acceptable pour l’éducation de la jeunesse israélienne, et la préparer à devenir de bons exécutants de ces pratiques, les Palestiniens seront transformés en problèmes abstraits, représentés par des stéréotypes racistes, et leur confinement ou élimination seront justifiés par la nécessité de développer une société pure ou du moins majoritairement juive.

Mission essentielle des manuels scolaires

En Israël, l’édition des livres scolaires relève d’entreprises privées, dont la production est soumise à l’autorisation du ministère de l’Education pour être utilisés en classe. Ils contiennent donc tous les présupposés idéologiques et prétendument irréfutables, tous les mythes constitutifs du sionisme colonial, présentés comme des vérités a priori.

Le premier postulat qu’illustrent les manuels d’histoire et de géographie, c’est le droit « historique » d’Israël à cette Terre, fondé sur la Bible. Même les athées tels que Ben Gourion ont utilisé cet argument de droit divin. Tout ceci en dépit du fait que la Bible ne cite jamais les « Juifs », mais les douze tribus d’Israël, l’une d’entre elle étant de Juda. Pourtant ; le livre de géographie intitulé The Mediterranean Countries, destiné aux élèves de 10 – 11 ans, nous informe que Jérusalem a toujours été la capitale du peuple juif depuis 3000 ans. Ce livre désigne les régions méditerranéennes par des noms extraits de la Bible avec des citations des livres de la Genèse, du Deutéronome, de Josué, qui illustrent la divine promesse, excluant toute description des peuples et civilisations qui ont vécu sur ce pourtour méditerranéen, et explique que la Terre promise est destinée à s’étendre sans limites au nord, au sud à l’est et à l’ouest.

L’existence de l’Etat d’Israël étant fondée sur le droit divin, « Violence et souveraineté, dans ce cas, revendiquent un fondement divin. …Histoire, géographie, cartographie et archéologie sont censées soutenir ces revendications, liant ainsi intimement identité et topographie », comme le note Achille Mbembe dans son essai Necropolitics, décrivant les formes contemporaines de l’assujettissement de la vie au pouvoir de la mort.

Dans le manuel Temps Modernes, un chapitre s’intitule : « La création du problème palestinien » et illustre bien cette hypothèse que les Palestiniens, ou Arabes d’Israël, ont abandonné leur village, peu importe que le village ait été détruit ou les habitants expulsés, il est toujours question d’abandon dans tous les livres scolaires.

Selon Van Leeuwen, l’un des traits spécifiques du discours raciste consiste dans l’absence de référence ‘humaine’ pour désigner les personnes, ou dans l’attribution d’une qualification comme celle de ‘problème’ par exemple. Au chapitre intitulé « Israël : un nouvel Etat » dans le manuel A un monde de changements, des immigrants juifs sont photographiés dans un village « abandonné » en reconstruction, et la légende spécifie : « travaux de construction dans le village abandonné de Ein H’ud, dont le nom est devenu Ein-Hod en 1949 ». Les habitants auraient-ils détruit leur village en s’enfuyant ? Ici, seul le changement de nom suppose leur existence antérieure.

Cauchemar démographique

Le deuxième aphorisme présenté dans les manuels scolaires est le risque que représentent les Palestiniens pour le caractère juif de l’État, autrement dit le danger démographique, qui peut devenir un « cauchemar démographique » selon Eli Barnavi, s’il n’est pas contrôlé. C’est la raison pour laquelle le retour des réfugiés palestiniens a été interdit. Les élèves apprennent qu’après le départ des Arabes, après que leurs villages aient été rasés, les maisons vides qui restaient ont été déclarées « propriétés abandonnées » et saisies pour loger les immigrants juifs (N. Blank, manuel d’histoire, 2006). Les élèves apprennent à ignorer le drame des autres, celui des victimes, à mépriser les résolutions et le droit international, et à considérer les conséquences de cette immense injustice comme favorables au développement de l’Etat juif israélien.

Enfin, troisième injonction, ce qui est juste et désirable : un Etat juif, une majorité juive, le contrôle juif. La question est donc : comment conserver une majorité juive lorsque la population palestinienne dominée représente quasiment la moitié de la population ? C’est là que la métaphore du jardinage de Z. Bauman apporte la réponse la plus efficace : « Toute vision d’une société-jardin définit certaines parties de la communauté de l’environnement naturel comme de mauvaises herbes humaines. Comme toutes les mauvaises herbes, elles doivent être mises à part, interdites de se répandre, déplacées et gardées en dehors des limites de la société, et si ces méthodes ne sont pas suffisamment efficaces, il faut les tuer. »

Les « Autres » en Israël

Il existe deux types « d’Autres » en Israël. L’un de ces types est composé de Juifs et de non-Arabes qui ne font pas partie des indigènes colonisés, mais qui ont été importés depuis 70 ans pour garantir une supériorité démographique à l’intérieur desdites ‘frontières’ de l’Etat. Ils sont « cultivés » ou modelés de sorte à s’intégrer à la société démocratique juive. Ils doivent changer leur nom d’origine, oublier leur langue d’origine, leurs rituels religieux et tout ce qui composait leur patrimoine culturel, mais ces « victimes du sionisme » ne sont pas le sujet de cette étude. Les Palestiniens composent le deuxième type des « Autres », celui qui ne peut pas être cultivé et donc, ils doivent nécessairement être mis à distance ou éliminés.

Dans une série de livres publiés en 2006 pour les cours d’instruction civique pour le cycle primaire, Vivre ensemble en Israël, les Juifs éthiopiens, les Yéménites, les Bédouins, les Druzes et les Palestiniens sont totalement absents des textes et des visuels décrivant le quotidien en Israël et confinés dans des cadres de couleurs avec une mise en page différente, désignés comme spécimens de ‘minorités ethniques » existantes mais totalement dénuées de connexion avec le reste de la population juive. Les enfants israéliens apprennent donc très jeunes à identifier ces « autres » types d’humains visuellement et verbalement, en intégrant le fait qu’être éthiopien, druze, bédouin ou arabe signifie être à part de la vie normale de leur environnement.

Créer des stéréotypes ou clichés…

« Le racisme colonial est basé sur trois composants idéologiques : l’abîme séparant la culture des colonisateurs et celle des colonisés ; l’exploitation de cette différence pour le bénéfice du colonisateur ; l’usage de cette prétendue différence comme norme de vérité absolue. »

Lorsque les différences supposées sont perçues comme normes de vérité absolue, ce qui est « différent » est représenté par des stéréotypes.

Ainsi, les représentations des citoyens arabes d’Israël comme des nomades primitifs sortis de légendes contribuent à forger l’idée que ces colonisés ne sont pas ici chez nous de manière permanente, ils disparaîtront un jour pour s’installer dans les pays arabes voisins avec leurs chameaux.

Les représentations stéréotypées font partie de la logique de déshumanisation, qui rejoint la logique d’élimination, ou plus précisément qui en génère l’activation, pour citer Ilan Pappé. Déshumanisation ne signifie pas nécessairement décrire la monstruosité ou l’abjection de créatures, comme les juifs durant le régime nazi, cela signifie plutôt définir un groupe comme différent, qui doit être soumis à un régime et un système administratif différent. Une fois déshumanisés, ces individus ne possèdent aucune cause, encore moins une « juste cause », et deviennent un facteur de nuisance.

L’utilisation du discours raciste…

Pour Albert Memmi, le discours raciste, fondement des relations entre colons et colonisés, est consubstantiel au colonialisme. Dans le contexte d’une société qui se veut parfaite, certaines catégories de gens sont naturellement résistantes à tout contrôle et immunisées de manière endémique à tout changement et à toute amélioration. Dans cette ligne, Théo Goldberg parle de « racialisation » des Palestiniens : les Palestiniens sont mis à l’écart et tués pour ce qu’ils sont et à cause de là où ils se trouvent. On les tue parce que leur terre est convoitée (à Um Hiran par exemple), parce qu’ils font partie d’organisations militantes, (Hamas), parce qu’ils traversent une route réservée aux Juifs (un jeune homme et sa sœur à Qalandia), ou parce qu’ils tiennent prétendument un couteau en s’approchant de soldats armés ; quant aux enfants, on les tue, on les mutile et on les emprisonne en toute impunité à cause de ce qu’ils vont devenir.

Légitimer l’élimination : absence et abstraction

Dans le manuel de géographie Israël homme et espace,une carte montre « La population arabe en Israël » sans nommer aucune des villes arabes telles que Acre ou Nazareth ; s’ils vivent là, c’est qu’ils pèsent de façon inadmissible sur nous dans nos villes. La Cisjordanie est un espace blanc, dont on lit : « une région sur laquelle il n’existe aucune donnée ». Faut-il comprendre, pour une carte démographique, que cet espace est dépeuplé ? Les exemples sont multiples où les Palestiniens sont invisibles, dans les lieux mêmes où ils vivent. Dans le livre Gens dans l’espace, un chapitre est dédié aux « réfugiés, qui courent pour sauver leurs vies ». On y voit des images de réfugiés de différents pays dans le monde, et à côté d’une image de réfugiés juifs, voici une image particulière, vide de tout être vivant. En légende : « Le camp de réfugiés de Jabālīyah dans la région de Gaza ; c’est l’un des plus grands camps de réfugiés, surpeuplé, où les gens vivent dans une grande misère, et où le niveau d’hygiène et d’éducation sont très bas. » La misère de ces gens, qui restent invisibles, est présentée comme un fait naturel.

Le salut dans la séparation

L’obsession victimaire d’être réduit à une minorité en Israël équivaut à la crainte d’un nouvel holocauste, aussi les manuels scolaires décrivent l’agression militaire contre le Liban en 1982 comme « nous ayant sauvé d’un nouvel Auschwitz » (E. Barnavi, 1998). La minorité palestinienne risque de devenir une majorité génocidaire. Le général Amiram Levin déclare devant une caméra à de jeunes officiers en formation : « La quantité compte bien plus que la qualité. Arrêtez de chercher qui mérite de mourir et qui ne le mérite pas. Tous ces gens sont nés de toute façon pour disparaître. ». Cette obsession du nombre se traduit dans les manuels scolaires par une division constante entre Juifs et Arabes, que ce soit dans les cartes géographiques ou le discours textuel : l’agriculture, l’urbanisation, le mariage, les professions, les âges, tous ces thèmes sont traités séparément pour les Juifs et les Arabes, et surtout, ces derniers n’apparaissent jamais. L’idée même de leur existence étant un cauchemar, il est vital de les écarter, les confiner ou les enfermer. De fait, les Juifs vivent cantonnés entre eux, les Arabes sont clôturés par des barrières, les vies des uns et des autres ne se croisent jamais au quotidien ; ce qui arrive aux uns ne peut concerner les autres.

État d’exception : la vie en dehors du droit

La discrimination des Palestiniens et les conditions inhumaines qui leur sont imposées sont présentées dans les manuels scolaires comme une stratégie « d’existentialisme », c’est un état de fait, et les élèves apprennent qu’Israël, en tant qu’Etat souverain, a le pouvoir et le droit d’agir hors la loi. Il n’y a aucune objection à être une démocratie qui pratique l’exclusion et la ségrégation. A. Diskin déclare : « Il n’y a pas de contradiction entre le fait qu’il existe en Israël une nation civile composée de citoyens de différentes minorités ethniques et culturelles, mais l’auto-détermination est réservée à la seule nation juive », (manuel d’études civiques, 2011, p. 165). « L’idéal sioniste et la définition d’Israël comme l’État du peuple juif rend très difficile pour les Arabes d’Israël d’accepter leur statut de minorité, après leur défaite. » (D. Shahar, 2013, p. 300). Or accepter le statut de minorité ethnique, cela signifie accepter de vivre dans un état d’exception permanent. « L’état d’exception est à la fois dans la loi, pris en compte par la loi et cependant en dehors de la loi… Il n’existe pas de procédure judiciaire qui puisse régir l’état d’exception, puisqu’il s’agit d’une suspension du droit. » Pratiquement, cela signifie que tout jeune officier ou même jeune soldat est en droit de décider de la vie ou de la mort des Palestiniens en toute impunité. La situation des Bédouins du Néguev, qui vivent depuis 1948 dans des villages non reconnus, est exposée comme un fait établi qui ne mérite aucune critique ni discussion : « Les Bédouins vivent dans des villages non reconnus par l’autorité publique ; de ce fait, ils ne reçoivent pas de services liés à la municipalité, tels que l’eau courante, l’électricité ou les services sociaux ou de santé. » (D. Shahar , 2013, p. 215). Leur situation provient de leur résistance ; par conséquent, ils sont seuls fautifs, et leur attitude sera sévèrement punie.

Identité prédatrice, explications et justifications

Comme dans la presse, le langage utilisé dans les manuels scolaires pour évoquer la mort des Palestiniens n’est jamais celui de l’humain mais plutôt celui des objets. Il ne s’agit jamais de victimes lorsque les soldats tuent des Palestiniens, ils ont appris à viser une cible, qui tombe lorsqu’elle est touchée.

Exemple : « La plupart des raids visaient des cibles civiles, avec des postes de surveillance et des incursions derrière les lignes de front. » (S. Inbar, 2004, p. 244). Les manuels d’histoire présentent également le Plan D de nettoyage ethnique entre Tel Aviv et Jérusalem comme une réussite : « Du point de vue juif, le Plan D représente un grand succès. Il a renforcé le pouvoir militaire de la communauté juive. L’unité territoriale juive ainsi créée a été un avantage stratégique, avec des effets positifs au niveau diplomatique, notamment pour convaincre les Américains et les Russes que la communauté juive était capable de défendre ses intérêts. » (N. Blank, 2006, p. 46).

Les manuels scolaires d’histoire n’expliquent jamais ni n’excusent l’assassinat des Palestiniens ; ce sont des faits légitimés par les conséquences positives pour Israël et ainsi, les conséquences de ces assassinats sont transformés a posteriori en cause.

Le discours politique à propos des massacres de Gaza en 2014 : les Palestiniens meurent parce qu’ils ont refusé les consignes données ou alors par erreur. Les explications données sont d’ordre technique, mais jamais il n’est question des victimes ni de leurs familles.

Voilà ce qu’A. Mbembe nomme la logique de survie : « A chaque ennemi tué, le survivant se sent mieux protégé. » C’est pour cela que les tueurs sont visuellement transformés en figures légendaires, modèles de bravoure pour la jeunesse israélienne.

En résumé : développer le racisme élitiste et exclusif, voilà le rôle de l’éducation et des manuels scolaires israéliens, cette définition de S. Zizek le confirme : le résultat positif (pour nous) cautionne ou excuse le mal causé (envers eux).

Nurit Peled, professeur, université hébraïque de Jérusalem,
Prix Sakharov 2001

Source : site UJFP/Association belgo-palestinienne

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