Les déchets qui polluent la vie d’Ahmed Madhoun et ses enfants

vendredi 11 octobre 2019

Conséquence du blocus, les détritus ne sont pas traités.
Une ville de poubelles où l’on jette et l’on prend malgré les risques sanitaires.

Gaza la vie 2/5. Autour de la maison de cet ouvrier, des centaines de milliers de tonnes d’ordures s’entassent dans des décharges à ciel ouvert. Dans toute la ville de Beit Lahia, l’atmosphère est irrespirable, les serpents et les moustiques pullulent, et les nappes phréatiques sont touchées. Résultat de l’embargo israélien.

Bande de Gaza, envoyé spécial.

Cinq ans après la guerre menée par Israël, les habitants de la bande de Gaza n’ont toujours pas retrouvé une vie normale. Si tant est que le mot normal ait une quelconque signification dans ce territoire palestinien si durement éprouvé depuis des décennies et plus encore depuis la mise en place d’un embargo inhumain par l’occupant israélien, renforcé par l’attitude de l’Égypte et l’inaction de la communauté internationale. Des quartiers entiers détruits tardent à être reconstruits parce que les matériaux n’y entrent qu’au compte-gouttes. Des familles sont séparées par manque de logements. À la misère s’ajoute la misère, à la souffrance s’ajoute la souffrance. Comme le reste de la bande de Gaza, les localités de Beit Lahia et de Beit Hanoun, au nord, n’ont pas été épargnées. Aux destructions s’ajoutent d’autres maux. Ahmed Madhoun, un ouvrier de 26 ans, se tient sur le pas de sa porte, renfrogné, les yeux gonflés. Sa colère est sourde, trop retenue, prête à se déverser comme des larmes de rage. Il n’a pas vraiment besoin de s’exprimer. Tout parle à sa place. L’odeur submerge tout. Pestilentielle. Elle s’infiltre dans les narines et la gorge, provoque un haut-le-cœur. C’est intenable. Le regard cherche une issue, quelque chose de beau pour que, dans l’esprit, la couleur chasse la puanteur. Peine perdue.

Nous sommes à l’orée d’une décharge à ciel ouvert. À la fois montagne et océan de détritus. Des milliers de tonnes d’ordures de toutes origines s’entassent là. « C’est une vie insupportable. J’ai le sentiment de vivre au milieu des déchets », lâche Ahmed dans un souffle. Père de deux enfants de 2 et 3 ans, il ne sait plus quoi faire, comme toutes les familles qui vivent dans la zone, où on trouve également une école et… un dispensaire. « Les gamins ont des problèmes de santé. Ils ont des inflammations des poumons, ils toussent tout le temps. » Son silence premier fait place maintenant à un long débit de mots. Il parle des moustiques, des rats et même des serpents. Il parle encore des problèmes psychologiques des enfants qui entendent les chiens se battre, voire tenter d’entrer dans la maison. « Maintenant, ils ont peur de sortir de chez nous. » Alors, régulièrement, son épouse, elle-même souffrante pour des raisons semblables, les emmène ailleurs, chez ses parents, pour ­littéralement changer d’air, pendant qu’Ahmed reste pour garder la maison.

Cette partie nord de la bande de Gaza compte 270 000 habitants générant plus de 450 000 tonnes de déchets par an. Mais les gouvernorats n’ont pas les moyens de les traiter, comme l’explique Walid El Borj, directeur en charge de cette question. « Nous n’avons aucun moyen. Chaque municipalité jette les ordures là où elle peut. 80 % des Gazaouis sont au chômage ou en état de pauvreté. Les citoyens n’ont pas d’argent, donc on ne perçoit pas de taxes. S’ajoute à ça le fait qu’il nous faudrait au moins 8 bennes à ordures, mais nous n’en avons que deux. » La raison ? « Israël ne nous laisse pas importer des camions modernes, alors, souvent, on utilise des charrettes et des ânes. » Souvent aussi, les déchets sont brûlés en plein air, dégageant une fumée nocive.

« Tous nos problèmes sont liés au blocus et à la façon dont Israël le maintient », souligne Abdel Rahim Abul Kumboz, directeur général santé et environnement à la municipalité de Gaza. Il pointe du doigt les effets dévastateurs, notamment en ce qui concerne l’eau. « Nos principales sources sont les puits, qui fonctionnent à l’électricité, dit-il. Quand il n’y a pas d’électricité, ce qui arrive plusieurs heures par jour, la pompe des eaux usées s’arrête. Ça coule dans les rues et dans la mer. Les nappes phréatiques sont touchées. Nous n’avons même pas de budget pour acheter du fioul et utiliser des générateurs. Quant à la maintenance des pompes, elle n’est pas possible car certaines pièces sont interdites par Israël et celles qui sont autorisées mettent deux mois à entrer ici. » À Beit Lahia, les eaux usées, stagnantes, forment un véritable lac au-dessus duquel sévissent des milliers de moustiques. Si l’Agence française de développement, la Banque mondiale et l’Union européenne viennent d’inaugurer une station de pompage dans le Sud, le Nord est toujours délaissé.

60 % des enfants de Gaza auraient contracté la salmonelle. « Je n’ai pas beaucoup de travail, je n’ai pas assez d’argent pour payer les médicaments afin de soigner mes enfants ! » s’insurge Ahmed Madhoun, l’ouvrier qui sait néanmoins vers qui diriger sa colère : « Le premier responsable de notre situation, c’est Israël, qui nous étrangle. »
Pierre Barbancey