Les emmurés de Jérusalem-Est

jeudi 8 juin 2017

Annexés par Israël, les quartiers palestiniens de la ville souffrent d’un double abandon. Ils ne relèvent pas de l’Autorité palestinienne, mais ne bénéficient pas des services municipaux israéliens classiques.

Silwan est une cuvette aux remugles puissants. Les détritus n’y sont pas ramassés ; on dirait qu’ils se sont fondus dans le paysage. La vallée surpeuplée (30 000 habitants) cuit à l’étouffée au pied de la vieille ville de Jérusalem. Les cars de touristes traversent deux de ses artères, pour parvenir au sommet du quartier. Là se dresse la Cité de David, site archéologique en plein essor, chéri par la droite messianique israélienne.

Les écoliers en uniforme remontent les ruelles sinueuses, entre les murs couverts d’inscriptions contre l’occupation. Leurs grands-parents, leurs parents et eux-mêmes n’ont connu qu’une vie d’abandon. Lorsqu’ils lèvent la tête, ils voient les drapeaux israéliens ornant les maisons isolées et barricadées des colons, puis le dôme noir de la mosquée Al-Aqsa sur l’esplanade des Mosquées, et enfin le soleil indifférent.
Un projet de téléphérique devrait voir le jour dans trois ans pour relier l’ancienne gare ottomane, située à Jérusalem-Ouest, à la vieille ville. Les touristes, qui éviteront ainsi les embouteillages, passeront juste au-dessus des habitants de Silwan. De leur cocon métallique, ils verront la pauvreté s’étendre sous leurs pieds.
JPEG - 136.9 ko Une écolière de Silwan, Jérusalem-Est. Tous les jours, elle monte une centaine de marches pour se rendre à l’école. TANYA HABJOUQA / NOOR IMAGES POUR LE MONDE

Un air de favela

Tel est le sort de Jérusalem-Est et de ses quartiers arabes. Conquis et annexés par Israël après la guerre de 1967, ils sont restés une sorte de trou noir sans rattachement véritable. Leurs habitants n’ont partagé ni le développement de Jérusalem-Ouest ni le destin cahoteux de la Cisjordanie. Silwan pourrit sur pied. Ses maisons empilées de façon anarchique, souvent bâties sans autorisations ni plan urbain, lui donnent un air de favela.
Teddy Kollek, maire de Jérusalem de 1965 à 1993, était opposé à l’installation de familles juives au milieu des quartiers palestiniens, anticipant les frictions. Depuis, tout a changé. Un grignotage, lent et méthodique, a été organisé par les colons, avec le soutien des autorités. Près de 500 juifs religieux vivent ici. Au total, 3 000 juifs sont disséminés dans les quartiers palestiniens à Jérusalem-Est sur 200 000 colons installés dans l’ensemble de la partie orientale de la ville.

La police et des sociétés privées assurent un service de sécurité permanent autour de leurs domiciles et le long de leurs déplacements dans le quartier. Fin 2014, on apprit à la Knesset (Parlement) que le coût annuel de cette protection s’élevait à 30 000 shekels (7 800 euros) par colon à Jérusalem-Est.

Plusieurs modes d’action ont été employés pour élargir la présence juive au cœur des communautés palestiniennes. Des maisons ont été saisies faute d’un propriétaire dûment enregistré. D’autres ont été rachetées à un prix généreux, souvent par des intermédiaires masquant l’identité des futurs habitants. Depuis 1991, avec le soutien du gouvernement, El Ad aide ainsi les familles juives à s’installer. Des organisations assimilées à la droite messianique rêvent d’un Silwan débarrassé des Palestiniens.

« Abandonner sa propriété, c’est de la collaboration »

Les habitants du quartier d’Al-Bustan sont particulièrement fragilisés. La mairie voudrait créer un parc dans le prolongement de la Cité de David. Les maisons sont menacées de destruction. Un comité s’est organisé pour défendre les droits des habitants.
Fakhri Abou Diab est à sa tête. Homme affable et pondéré, il reçoit dans sa maison dotée d’un petit jardin, luxe rare. « Ici, je sens encore l’odeur de ma mère. » Fakhri Abou Diab et sa famille n’osent plus s’absenter de Silwan ; ils ont peur que les bulldozers israéliens en profitent pour raser leur domicile. Les documents de propriété ne changent rien. La zone est classée historique. « L’objectif de la mairie est de tous nous expulser, dit-il, alors que les maisons ont été construites sous l’Empire ottoman et le mandat britannique. »
JPEG - 41.2 ko Fakhri Abou Diab n’ose plus s’absenter de Silwan, de peur que les bulldozers israéliens en profitent pour raser son domicile. TANYA HABJOUQA / NOOR IMAGES POUR LE MONDE

Le comité continue à se battre. Il essaie de prévenir le rachat des maisons par les colons – quelques dizaines de transactions à ce jour. Fin décembre, un habitant allait céder la sienne, sans même en informer ses enfants. Chauffeur de taxi très endetté, il n’a pas résisté à la proposition : 250 000 dollars. Discrètement, le comité est intervenu. Grâce à des fonds arrivés de l’étranger, de Turquie et d’Indonésie, il a couvert la somme et proposé à cet homme de lui louer les lieux. Son identité est tenue secrète.

L’historien Mahdi Abdoul Hadi, directeur du centre Passia, nous avait prévenus : « Abandonner sa propriété, donc le futur de ses enfants, c’est de la collaboration, nous reléguant au statut de traître à la cause et à la nation palestiniennes. A mes yeux, vous êtes perdus, c’est un suicide. »

Affrontements

Fakhri Abou Diab sort une pochette avec des documents. Il paie la taxe d’habitation, comme tout résident de Jérusalem, soit la somme conséquente de 4 800 shekels par an (1 200 euros). Quels services obtient-il en échange ? La question relève de la plaisanterie. Aucun. Les éboueurs ne descendent jamais dans les ruelles.
Par contre, les artères où se trouvent les maisons des colons sont pavées et impeccables. Pas de terrain de jeu pour les enfants, pas d’école maternelle. La poste ? « L’assurance-maladie m’a adressé une lettre, un jour, que j’ai reçue trois mois après la date butoir prévue pour y répondre. » Les policiers viennent de temps à autre coller un PV sur les voitures mal garées, sanction surréaliste en ces lieux dépourvus de parking.

Parfois, les accès à Silwan sont barrés, lorsque la tension monte. Des affrontements sporadiques opposent les forces de l’ordre à des jeunes.
« Dès qu’un colon se plaint, il y a des vagues d’arrestations », assure Lawahiz Choukhi, une habitante de 57 ans, s’appuyant sur une canne. L’un de ses fils a été tué pendant l’un de ces heurts à Silwan ; son jumeau est en prison depuis dix mois.

Pendant que Lawahiz Choukhi raconte leur histoire, deux hommes en armes, radio à la ceinture, escortent une mère de famille israélienne, fichu noué sur la tête, avec une poussette.
JPEG - 194 ko « Dès qu’un colon se plaint, il y a des vagues d’arrestations », assure Lawahiz Choukhi, habitante de Silwan. TANYA HABJOUQA / NOOR IMAGES POUR LE MONDE

« Ni vérité ni justice »

Une petite mosquée et une crèche jouxtent le bassin de Silwan, un réservoir d’eau millénaire. Jésus y aurait dépêché un aveugle de naissance pour se laver après avoir appliqué de la boue sur ses yeux. Il en fut guéri. Il y a quelques dizaines d’années, les femmes venant d’accoucher plongeaient leur nouveau-né dans cette eau. Le bassin étroit a un charme fou. Mais son histoire et ses attraits souterrains sont aussi une malédiction pour les habitants, en raison des fouilles archéologiques engagées au nord de Silwan. Les murs se fissurent.

Devant la mosquée, Youssef R., 60 ans, se montre volubile, mais refuse de donner son nom. « J’ai déjà été visé par quatre enquêtes et j’ai passé dix-sept jours en prison pour rien, alors non, merci. » Sa boutique de souvenirs va mal, faute de clients. Dans une vie antérieure, il fut avocat, défendant les jeunes comparaissant devant les tribunaux militaires israéliens. « J’ai arrêté car, dans ces enceintes, il n’y a ni vérité ni justice. »

Youssef R. se souvient de l’époque où les enfants palestiniens pouvaient librement circuler partout. Ils se baignaient dans le bassin. « Aujourd’hui, les gamins de Silwan n’ont rien à faire et nulle part où aller. Et pendant ce temps, dans les quartiers juifs, il y a des espaces verts, des centres commerciaux, une vie agréable. Depuis 1967, on vit dans le mensonge, celui de négociations n’aboutissant à rien. Et pendant ce temps, El Ad veut judaïser Silwan et jeter les Palestiniens dehors. »

« Déménager ? C’est une question sioniste »

On lui demande s’il a pensé à quitter le quartier. Le grand homme aux cheveux blancs se tend : « Déménager ? C’est une question stupide. C’est une question sioniste. »
Ce même attachement viscéral à Silwan, on l’entend chez Mariam Bcheir. Comme Youssef R., elle a 60 ans. Elle, toutefois, a apprécié sa vie professionnelle d’enseignante de mathématiques au contact des Israéliens. Célibataire, elle est restée à Silwan pour s’occuper de ses parents. Sa maison se situe à quelques dizaines de mètres en contrebas de la Cité de David, entre plusieurs domiciles de colons.

« La zone est très tendue, on n’ouvre la porte à personne et on ne signe aucun document en hébreu, dit-elle. Notre vie est pleine de souffrances. Mais on peut renoncer à son âme, pas à sa terre. »
Des pots de fleurs et des citronniers donnent l’illusion qu’on peut mener une existence normale. Mais il n’y a pas de normalité. Mme Bcheir raconte qu’un ex-prisonnier palestinien, détenu longtemps en Israël, a vendu son appartement à des colons, dans un bâtiment de trois étages, alors que sa mère vit au rez-de-chaussée. Divorcé, il a abandonné sa femme et ses enfants. On ne l’a plus jamais revu à Silwan.

source : LE MONDE | 30.05.2017 Par Piotr Smolar (Jérusalem, correspondant)