Majd Kayyal : "De la partition à l’apartheid"

dimanche 20 octobre 2019

Majd Kayyal, journaliste et romancier de Haïfa, Palestine. À côté de ses écrits, il a participé à l’organisation de diverses mobilisations et campagnes qui représentent une vague de militants jeunes palestiniens apparus ces dix dernières années, et marquent un changement dans les méthodes politiques traditionnelles de la lutte palestinienne à l’intérieur d’Israël.

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"J’aimerais parler de la Partition comme solution, et de ce qui est en permanence présenté comme la solution à deux États.

En résumé, mon argument est que la solution à deux États ou toute solution basée sur une partition est un grave renforcement de l’ordre raciste brutal et criminel du sionisme. La partition de la terre comporte de nombreux aspects qui méritent d’être discutés ; elle créée une réalité d’apartheid et installe géographiquement une ségrégation ethnique manifeste. Elle nie la revendication palestinienne des droits historiques sur nos terres.

Mais, plus que toute autre chose, la partition de la Palestine est la continuation systématique de l’héritage occidental dans toute la région arabe. Un héritage dans lequel les peuples arabes indigènes furent et sont toujours sujets de la volonté impériale et de ses intérêts. Un héritage dans lequel de fines lignes droites sont dessinées sur les cartes, et deviennent des frontières artificielles et violentes provoquant une division extrême et révoltante ainsi que l’isolement des communautés indigènes. L’histoire de la partition coloniale a toujours joué un rôle crucial dans la fragmentation sociale. Une fragmentation qui provoque une division très sophistiquée des intérêts et des besoins de la communauté, de sa vision et de sa volonté politique. C’est l’abolition de l’émergence d’un peuple souverain, en établissant les conditions physiques légales économiques et sociales de dissolution du collectif en minorités. La fragmentation est donc à mes yeux l’élément majeur de la partition.

L’essence de la catastrophe palestinienne, c’est à dire la mise en œuvre du sionisme, est la fragmentation du peuple indigène de Palestine.

Quel est le crime historique commis en Palestine ? C’est l’abolition de tous moyens et toutes possibilités pour le peuple de Palestine de progresser et se développer collectivement dans tous les domaines de la vie. C’est la violente interdiction faite aux Palestiniens de se rencontrer dans notre patrie, empêchant l’interaction normale entre les différents éléments sociaux indigènes, tels que les identités, les lieux, et les générations, nous empêchant d’éprouver notre géographie et nos espaces historiques, notre nature, et notre urbanisation qui formaient notre culture, notre imaginaire, tradition et langage collectifs, et, plus important encore, enrichissaient nos différences.

Une telle expérience de vie empêchée est la condition majeure pour créer un avenir commun. Le sionisme consiste entièrement à empêcher brutalement la formation d’un avenir collectif palestinien.

L’abolissement du collectif indigène a utilisé et utilise encore de nombreux outils, tous fondés sur la réalité physique de deux partitions, l’une étant la partition du monde arabe, et la seconde étant la partition de la Palestine elle-même. Le premier et le plus traumatisant des outils fut la dépossession de centaines de milliers de Palestiniens rejetés vers différents pays arabes eux-mêmes divisés ; cela a violemment interrompu notre vie sociale, fragmenté, séparé les réfugiés des Palestiniens qui étaient restés sur la terre ; mais plus encore, dans le contexte de la partition historique de la région arabe, la fragmentation et les différences dans les pays refuges (Jordanie, Syrie, Liban…) ont fusionné des collectifs fabriqués par des conditions sociales et juridiques différentes.

Un autre outil est l’interdiction et la restriction de la circulation.

Les Palestiniens du territoire de 48 sont restés sous régime militaire pendant 20 ans. Se déplacer d’un village vers la ville la plus proche nécessitait alors un permis militaire. Jusqu’à ce jour, les Palestiniens à l’intérieur d’Israël ne peuvent se rendre dans de nombreux pays arabes comme le Liban et la Syrie où vivent encore des milliers de leurs parents. Depuis 2006, aucun Palestinien ne peut se rendre à Gaza. Les Palestiniens de Cisjordanie ne peuvent entrer librement sur le territoire de 48, et une femme ou un homme né-e et qui a vécu toute sa vie à Jérusalem perd son droit de vivre dans sa ville s’il ou elle décide de travailler, étudier ou se délocaliser en Cisjordanie ou à l’étranger, même pour quelques mois.

L’interaction entre différents groupes ou individus palestiniens est criminalisée. Deux amoureux des deux côtés de la ligne verte (ligne d’armistice de 1949 séparant depuis 1967 Israël des territoires occupés de Cisjordanie ndlt) ne peuvent même rêver d’une vie de famille partagée, à cause de la loi sur l’unification familiale. La pratique la plus facile en Israël est de déclarer un groupe ou collectif palestinien comme organisation terroriste ou interdite – cela ne nécessite rien de plus qu’une stupide petite signature de l’un des criminels de guerre en fonction au « ministère de la défense ». Après cette déclaration, toute connexion avec des amis ou des collègues peut vous mettre en danger ou empêcher toute sorte de travail ou projet commun, voire même des événements sociaux. A présent pour être précis, cela signifie-t-il qu’Israël empêche absolument tout type de relations entre Palestiniens des deux côtés de la ligne verte ? La réponse est : pas absolument. Mais Israël surveille-t-il contrôle-t-il, impose-t-il les dynamiques entre les groupes palestiniens fragmentés, et maintient-il l’option d’opprimer toute relation selon les exigences et besoins d’une société coloniale suprémaciste ? La réponse est catégorique : sans aucun doute, c’est oui.

Israël utilise d’innombrables méthodes pour maintenir vivante la catastrophe de la fragmentation palestinienne, et empêcher d’assurer un avenir collectif palestinien sur tout l’espace palestinien, mais l’instrument le plus fréquent et le plus extrême est la création systématique de différents cadres légaux et statuts pour les Palestiniens. Des statuts légaux différents génèrent automatiquement des différences dans tous les aspects de la vie : différentes capacités de circulation, différents accès au travail, au marché, différents types d’autorités contrôlant et opprimant la vie palestinienne, et donc différentes méthodes de résistance et de lutte, et différentes organisations politiques, consciences et discours. Des pénuries humanitaires quotidiennes différentes, des priorités et donc des préoccupations différentes, des systèmes de santé différents, d’éducation, de transport, de sécurité alimentaire, de planification et d’urbanisme, de lois sur la famille. Ici nous devons nous rappeler que « différence » dans ce contexte, signifie : écart, fossé, et « écart » signifie inégalité. Israël ne produit pas seulement de l’inégalité entre juifs et Palestiniens – mais aussi de l’inégalité entre Palestiniens, afin de préserver la fragmentation. Et cette inégalité est construite par la distribution d’avantages et de punitions collectives. Si vous vous soumettez au colonialisme, vous obtenez plus ; si vous résistez vous avez moins.

Pour résumer : les politiques de partition sont par définition le système de maintenance d’une suprématie qui permet au groupe colonial de peuplement de monopoliser l’unité et l’auto-détermination, pendant qu’il confisque le droit du collectif indigène d’unifier sa volonté et de construire un avenir commun.

La solution à deux états est une proposition destinée à établir un système fixe et irréversible de fragmentation de la vie et de l’avenir du peuple palestinien. Les citoyens palestiniens d’Israël devront choisir entre vivre dans leurs villages et villes sous un État juif qui les considère par définition comme des citoyens de troisième catégorie, ou, l’autre option : être déplacés vers la Cisjordanie ou Gaza. Les réfugiés, avec cette solution ne réaliseront jamais leur droit inaliénable à revenir dans leurs villages et villes d’origine.

Cette solution de Partition est fondée sur une définition coloniale qui pervertit la réponse à « Qui est Palestinien ? ».
Une telle définition exclut la majorité du peuple palestinien. C’est une « solution » pour Israël qui assure géographiquement et physiquement la mise en œuvre du sionisme et de la suprématie juive pour des dizaines d’années, en divisant tout groupe non juif en minorités. Mais le droit absolu du peuple palestinien, à Jérusalem, dans les camps du Liban, réfugiés en Europe ou aux États-Unis, en Cisjordanie ou à Gaza, ou à Haïfa et Jaffa, première et deuxième et troisième et quatrième génération, est le droit de reconstruire notre collectivité indigène, et recréer notre vie commune, et dessiner ensemble notre avenir : les enfants de Haïfa comme ceux de Gaza devraient apprendre le même programme scolaire palestinien, les femmes de Ramallah et Jaffa devraient avoir exactement les mêmes opportunités de travail, les hommes palestiniens de Jérusalem ou de Galilée devraient bénéficier du même système de santé, et quand je dis Jérusalem, Haïfa, Jaffa et Gaza, cela inclut les réfugiés qui demeureront sans repos jusqu’à leur retour.

Pour conclure, nous ne devons pas oublier que le but final et le plus important de la Politique est l’avenir des êtres humains. Les grandes discussions sur les solutions et les politiques, le droit international et les négociations n’ont pas de sens si ce n’est de penser en premier et dernier ressort à la santé, l’éducation, l’alimentation, et les opportunités des générations futures.
Majd Kayyal (traduction Michèle Sibony)
Source UJFP