Mort de l’ intellectuel palestinien Albert Aghazarian

dimanche 16 février 2020

Educateur, conteur, guide et interprète, cet historien à la personnalité flamboyante fut le co-porte-parole de la délégation palestinienne à la conférence de paix de Madrid, en 1991. Il est mort le 30 janvier, à l’âge de 69 ans.

JPEG - 9.4 ko Albert Aghazarian, sur le campus de l’université Bir Zeït, le 13 février 2001.

Jérusalem a perdu l’un de ses fils les plus attachants. L’intellectuel Albert Aghazarian, palestinien d’origine arménienne, y est décédé jeudi 30 janvier, à l’âge de 69 ans. Historien, éducateur, conteur, guide et interprète, doté d’une personnalité flamboyante et malicieuse à la fois, il avait le don d’humaniser la Vieille Ville de Jérusalem, ce dédale de ruelles pavées, cadenassé par les religions et la politique, dont il connaissait chaque recoin.

« Il avait cette civilité et cette tolérance exceptionnelle, caractéristique des anciens Jérusalémites, témoigne Hoda Al-Imam, la fondatrice d’un centre d’études, implanté non loin de l’esplanade des Mosquées. Dans une cité de plus en plus étouffante, que beaucoup d’intellectuels quittent à regret, il faisait preuve d’une légèreté fascinante. »

Albert Aghazarian est né en 1950, dans le quartier arménien de la Ville sainte, de parents ayant fui le génocide de 1915 perpétré par le gouvernement ottoman. Il étudia d’abord à Jérusalem et Ramallah, avant de partir à Beyrouth, où il obtint une licence en sciences politiques, puis à l’université Georgetown de Washington, où il décrocha un master en études arabes contemporaines.

Droit à l’éducation

L’ouverture sur l’étranger fut une constante de la carrière de ce citoyen du monde, qui parlait sept langues – arabe, arménien, français, anglais, hébreu, turc et espagnol – « mais une seule à la fois », comme il se plaisait à dire. A la Palestine, sa patrie de cœur, il offrit son énergie débordante, sa verve rabelaisienne et sa culture encyclopédique.

Il fut le rédacteur en chef adjoint du quotidien Al-Quds, entre 1973 et 1976 et un membre fondateur du Forum intellectuel arabe, en 1977, à Jérusalem. Puis, il dirigea entre 1980 et 2002 le bureau des relations publiques de l’université de Bir Zeït, au nord de Ramallah, foyer de militantisme, soumis au harcèlement de l’armée d’occupation israélienne.

Face aux descentes des soldats, aux arrestations arbitraires et aux ordres de fermeture qui s’intensifièrent durant la première intifada (1987-1993), Albert Aghazarian défendit haut et fort, auprès des diplomates étrangers et de la presse internationale, le droit à l’éducation de la jeunesse palestinienne.
Son brio à ce poste lui valut d’être nommé co-porte-parole de la délégation palestinienne à la conférence de paix de Madrid, en 1991, aux côtés de Hanan Ashrawi, une professeur de littérature anglaise de Bir Zeït, aujourd’hui membre du comité exécutif de l’OLP. Une expérience qu’il aimait relater, en rappelant comment il tint tête à son vis-à-vis israélien, un jeune quadra du Likoud, promis à une longue carrière : Benyamin Nétanyahou, premier ministre depuis plus de dix ans de l’Etat hébreu.

Esprit libre
Par la suite, Albert Aghazarian fut approché à plusieurs reprises pour assumer des responsabilités au sein de l’Autorité palestinienne (AP), notamment celle de ministre de la culture et d’ambassadeur en France. Mais cet esprit libre, sceptique à l’égard des accords des paix d’Oslo, déclina ces offres, préférant se consacrer à la recherche et à l’interprétariat.
Lorsque Yasser Arafat, président de l’AP, appelait le téléphone familial, ses enfants avaient pour consigne de répondre qu’il n’était pas là…
Sa petite maison de pierre, nichée dans le quartier arménien, tenait lieu de salon culturel. Elle voyait défiler ses amis, Palestiniens comme Israéliens, ainsi que beaucoup d’étrangers, diplomates, chercheurs et journalistes, tous ravis par sa conversation érudite, ponctuée de rigolades et de bons plats, concoctés par Madeleine, son épouse.
La visite se terminait rituellement par une immersion dans la Vieille Ville, son univers
fétiche, où il était connu de tous comme Al-Ustaz (le « professeur »). D’un pas enjoué, alternant anecdotes, bons mots et statistiques, ce passeur né pouvait aussi bien faire revivre la reine Mélisende que les combats de 1948, à la création d’Israël.

Il célébrait « le pouvoir de la culture » et dédaignait « la culture du pouvoir ». Il défendait un credo laïc, fraternel et pluraliste, devenu tristement désuet dans le Proche-Orient d’aujourd’hui.

Benjamin Barthe - le Monde

Commentaire de Jacques, le 24 février 2020
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A rebrousse-poil
A quelque chose malheur est bon ?

J’aurais sèchement envoyé paître celui qui aurait osé énoncer une telle platitude devant moi, cette année-là. Et pourtant…

Il y a, dans la vie, des moments où tout vous sourit et d’autres où les déboires s’accumulent et finissent par vous submerger. C’était le cas pour moi en 1982. Mon père, que j’aimais, venait de mourir, je me retrouvais sans travail ou presque, une fille m’avait quitté. Au fond du trou, je voyais venir les mois d’été avec angoisse : où allais-je trouver le courage de vivre ces journées désormais vides de sens ?

Il m’était alors revenu qu’une association d’aide à la Palestine, pour laquelle j’avais chanté un peu auparavant, organisait un voyage dans ce pays. Bah, plutôt que rester à me morfondre dans mes montagnes… Je m’étais donc retrouvé, sans grand enthousiasme, au milieu d’une quinzaine de jeunes genevoises et genevois à visiter les Territoires Occupés.

J’ai encore en tête l’image de ce maire assigné à résidence, qui avait perdu ses deux jambes dans un attentat, et restait digne et déterminé :

– Les autorités d’occupation savent parfaitement qui sont les auteurs de ce crime. Elles ne feront rien pour les démasquer.

Je me rappelle la malice de Nazmi, l’un de nos accompagnateurs qui, parlant un hébreu parfait, avait le chic dans les check-points pour embobiner les soldats de Tsahal. Quand nous lui avions demandé où il avait si bien appris cette langue, il avait répondu, en bon Palestinien :

– En prison, pardi !

C’est surtout au cours de ce séjour que j’ai fait l’une des rencontres qui ont compté dans ma vie. Notre guide, notre mentor, c’était Albert.

Albert Aghazarian. Arménien, habitant de cet endroit chargé de mystère et de spiritualité qu’est le Vieux Jérusalem, il était professeur et responsable des relations publiques de l’université de Birzeit. Parlant huit langues, il connaissait la moindre pierre de sa ville, et se plaisait à en faire découvrir les ruelles, à en évoquer l’histoire. Je le vois encore, barbiche et port de grand seigneur, lancer des habibi, mon chéri, aux boutiquiers et aux passants qui lui rendaient respectueusement ses saluts.

Je me souviens d’un soir, tard, dans une prairie près de Bethléem. Nous étions entourés par des étudiants, la fête battait son plein. C’était un temps où l’on pouvait encore espérer qu’une solution au conflit en cours allait être trouvée dans un délai raisonnable. Emporté par les chants et la musique, je m’étais penché à son oreille :

– Tu vois, Albert. on ne peut pas abattre un peuple qui danse !

Depuis, à chaque fois que nous nous revoyions, il me rappelait :

– Tu te souviens de ce que tu m’as dit dans le Champ des Bergers ?

Tout ce que j’ai appris de ce pays que je porte dans mon cœur, toutes les personnes que j’y ai connues, c’est à ce frère que je le dois, et à cette magnifique rencontre de ce triste été 82. Il est resté mon ami pendant trente-huit ans.

Par la suite, il m’a donné l’occasion à plusieurs reprises de chanter à Jérusalem, à Naplouse, à Gaza. Bien sûr, les gens ne comprenaient pas mes paroles, mais il me paraissait important d’être simplement présent. Je l’appelais pour lui annoncer mon arrivée et lui demander de m’organiser une petite tournée ; il se faisait un silence à l’autre bout du fil, puis il murmurait :

– Quel bonheur…

Comme si nous nous étions quittés la veille, j’étais alors reçu comme quelqu’un de la famille, par lui et son épouse, dans leur petite cour du quartier arménien.

Une vie à faire front contre vents et marées, à rester debout, à lutter avec passion, puis voir ses espoirs s’évanouir les uns après les autres… Fatigué, usé, il a passé ces dernières années sans plus guère sortir de chez lui. Il s’en est allé au mois de janvier.

Un bel humain, inoubliable.

www.michelbuhler.com
source : le courrier suisse