Nadine Picaudou : « L’Europe a joué les apprentis-sorciers au Moyen-Orient au tournant de la Première guerre mondiale »

samedi 16 décembre 2017

La spécialiste du Proche-Orient arabe contemporain évoque la période 1914-1923, le démembrement de l’Empire ottoman avec les accords Sykes-Picot, la déclaration Balfour et les politiques coloniales.

Où en est le Moyen-Orient à la veille de la Première Guerre mondiale ?

Nadine Picaudou Il y a un empire majeur qui règne sur le Moyen-Orient, c’est l’Empire ottoman. Il est affaibli avant tout à cause de ses tentatives de réforme interne. C’est un État en mutation, aux prises avec des difficultés économiques, militaires… mais aussi aux prises avec des interventions permanentes des grandes puissances européennes, souvent pour défendre leurs intérêts économiques et financiers (l’Europe est créditrice de la dette ottomane), mais aussi pour défendre les minorités, notamment les minorités chrétiennes en Orient. L’Empire ottoman a perdu, dans les guerres balkaniques de 1912-1913, l’essentiel de ses provinces européennes et est donc replié sur les provinces d’Asie, notamment arabes, à majorité musulmane. Et, depuis 1908, une poignée d’officiers nationalistes turcs sont au pouvoir. Depuis 1913, c’est la faction radicale des Comités union et progrès (CUP) qui domine, avec une obsession : comment sauver l’empire, notamment des ingérences étrangères. La réponse qu’ils donnent est de « turquiser » l’empire, c’est-à-dire en menant une politique nationaliste turque. Son engagement aux côtés de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie va signer son arrêt de mort.

Le démantèlement de l’Empire ottoman était-il inéluctable ?

Nadine Picaudou Les politiques britanniques sont déterminantes. Avant 1914, la politique britannique est assez simple. C’est la défense acharnée de l’intégrité de l’Empire ottoman. Elle ne le voit l’Empire ottoman qu’à l’aune de ses possessions impériales en Inde. Les Britanniques ont une obsession : comment assurer la protection des routes de l’Inde ? La question d’Orient n’est rien d’autre qu’un équilibre intereuropéen de grandes puissances. Le démembrement signifierait la course aux dépouilles pour se tailler des fiefs. Il y a une exception, le sud de cet empire, l’Égypte qui est sous occupation britannique depuis 1882, parce que l’enjeu est déterminant : le canal de Suez, par où passe une des routes de l’Inde. Qu’est-ce qui va changer ? Le fait que l’Empire ottoman entre en guerre aux côtés des États centraux.

Que cherchent justement la France, d’un côté, et la Russie, de l’autre ?

Nadine Picaudou Leurs ambitions sont très importantes. L’Empire russe est le grand ennemi de l’Empire ottoman. Il y a toute la poussée impériale russe vers les mers chaudes, des ambitions territoriales clairement exprimées, notamment sur Constantinople et les détroits qui sont la sortie de la mer Noire. Dès 1915, les Russes vont essayer, de manière secrète, de pousser leurs alliés à reconnaître leurs propres ambitions en cas d’effondrement de l’Empire ottoman. Ces ambitions poussent donc les Britanniques à s’engager dans des accords de partage.

Les ambitions françaises sont importantes et anciennes, mais n’ont qu’un nom : la Syrie. Il s’agit de la grande Syrie, ainsi que la Cilicie. Il y a des intérêts financiers et économiques. Et il y a ce « protectorat spirituel » sur les catholiques d’Orient. Il faut ajouter la volonté de prolonger l’influence française à partir des possessions coloniales du Maghreb vers l’Orient.

À partir de 1915, la Grande-Bretagne change donc de stratégie et se rallie à l’idée d’un démembrement ottoman, et entre dans la négociation des fameux accords Sykes-Picot.

Les accords Sykes-Picot, en 1916, sont-ils l’aboutissement d’un compromis entre les ambitions de grandes puissances ?

Nadine Picaudou Il faut surtout noter que, aux yeux des Britanniques, c’est un accord provisoire, un compromis de temps de guerre, destiné à être remis en cause après le conflit. Ce n’est pas la position de la France, qui veut leur application. Ils prévoyaient un partage secret en zones d’influence entre la France et la Grande-Bretagne. Une zone se voit reconnaître un statut particulier et provisoire, c’est la Palestine, qui sera placée sous condominium international. Pour la France, cela fait partie de la Syrie du Sud.

Pendant que les Britanniques négocient avec les Français, ils le font d’un autre côté avec « les Arabes » pour ouvrir un deuxième front en Orient. L’idée est de détacher les Arabes des Turcs, et donc susciter une révolte à partir des lieux saints de La Mecque, sous la responsabilité du chérif Hussein. La révolte qui éclate en 1916 s’appuie sur les Hachémites, mais aussi sur les « arabistes » de Damas, qui réclament un grand État sur les anciennes provinces arabes ottomanes. D’où la promesse britannique de création d’un ou plusieurs États arabes, avec des restrictions territoriales notamment sur le Liban et la Palestine, cette dernière étant, de surcroît, promise aux juifs.

Quels sont les effets de la révolution bolchevique au Moyen-Orient ?

Nadine Picaudou La Russie veut alors sortir de la guerre. Les bolcheviques vont dénoncer les appétits coloniaux des Français et des Britanniques et publier les accords secrets Sykes-Picot. Mais les effets après-guerre sont encore plus importants, puisque c’est la réouverture de la ligne de fracture ancienne, qui va des détroits, des rivages de la mer Noire à la Caspienne, en passant par la Transcaucasie, jusqu’à l’Asie centrale via la Perse et l’Afghanistan.

Le 2 novembre 1917, les Britanniques se prononcent pour l’établissement d’un foyer national juif en Palestine. C’est la déclaration Balfour. Comment arrive-t-elle ?

Nadine Picaudou 1917, c’est une crise pacifiste sur le front occidental, la double révolution russe, mais aussi l’entrée en guerre des États-Unis, en avril, contre l’Allemagne, mais pas contre l’Empire ottoman. L’idée des Britanniques est de hâter la fin des hostilités et, pour cela, de sortir l’Empire ottoman de la guerre. Lloyd George, chef du gouvernement britannique, veut s’assurer le soutien des communautés juives du monde. Une surestimation du rôle des juifs qui confine à l’antisémitisme. Mais il y a aussi la volonté d’enlever à l’Allemagne la carte du sionisme, qui s’est posée en protectrice des juifs persécutés en Pologne et en Russie. Les considérations stratégiques de guerre jouent donc un rôle considérable dans la déclaration Balfour. Après la guerre, la Grande-Bretagne réalise qu’elle a des intérêts territoriaux et stratégiques en Palestine, notamment pour les débouchés du pétrole irakien en Méditerranée avec l’oléoduc vers Haïfa.

Par ailleurs, le canal de Suez était menacé par les offensives ottomanes pendant la guerre. Le Sinaï ne suffit plus à le protéger et il faut y ajouter le désert du Negev. Il faut donc arracher la Palestine aux Français. Pour cela, il faut s’appuyer sur des forces locales. L’idée s’impose pour les Britanniques de se créer une nouvelle clientèle, qui est la clientèle sioniste.

Une idée qui est peut-être sioniste avant d’être britannique. Il faut prendre en considération la politique volontariste du chef de la Fédération sioniste de Grande-Bretagne, Chaim Weizmann. Celle-ci va instiller, dans une fraction de la classe politique britannique, l’idée d’un lien intrinsèque entre l’avenir de la Palestine et l’avenir de la « question juive ». Autrement dit, un lien entre les ambitions territoriales des Anglais en Palestine et les aspirations sionistes à la création d’un foyer national juif. Du point de vue britannique, le parrainage du sionisme va finalement permettre d’arracher la Palestine à l’internationalisation promise par les accords Sykes-Picot et aux ambitions de la France. Le sionisme va justifier l’appropriation coloniale de la Palestine par les Britanniques, au nom d’une noble cause qui est le soutien à un jeune nationalisme. Ce parrainage va conférer une légitimité politique et morale aux ambitions impériales de la Grande-Bretagne sur la Palestine.

En revanche, avec le traité de Sèvres, en août 1920, est programmée la création d’un État kurde ainsi que d’un État arménien. Ils ne verront pas le jour. Pourquoi ?

Nadine Picaudou Le traité de Sèvres, imposé à la Turquie, est extrêmement draconien. Il prévoit une limitation de la souveraineté de la Turquie et un démembrement territorial en faveur des nationalités non turques (grecque à Smyrne et arménienne). Il s’agissait pour les Britanniques et les Français de contrer le nationalisme turc en jouant sur les minorités grecque et arménienne. D’où la promesse d’un État arménien qui ne verra pas le jour. Deuxième enjeu à Sèvres : contrer les risques de la contagion bolchevique en créant une espèce de cordon sanitaire sur le flanc sud de la Russie, et notamment en s’appuyant sur un État arménien. Cette stratégie va échouer. Et il y a la poussée kémaliste. Si les Turcs parviennent à imposer leur indépendance nationale et pas les Arabes, c’est d’abord parce que ces derniers sont, depuis quatre siècles, relégués au rang de province de l’Empire ottoman, sans élite politique et sans infrastructures capables de construire une nation et un État. Dans le même temps, les États-Unis se retirent de la Société des nations. Enfin, les dissensions entre les anciens alliés se font jour. Dernier facteur, l’arrivée de la Russie bolchevique sur la scène internationale qui, la première, en mai 1920, va reconnaître le gouvernement national, kémaliste, d’Ankara, puis signer un traité de paix. La Grande-Bretagne va alors changer de stratégie et enrôler la nouvelle Turquie dans la lutte contre les ambitions bolcheviques en Asie du Sud. Cela amènera le traité de Lausanne, en 1923, qui sacrifiera les Arméniens et les Kurdes à qui on avait promis une autonomie qui devait déboucher sur une indépendance un an après.

L’histoire se répéterait-elle, à cent ans d’intervalle, avec une dimension religieuse plus marquée ?

Nadine Picaudou Cette décennie a semé les germes de situations que nous connaissons encore aujourd’hui. Par exemple, on peut considérer, avec beaucoup de prudence, que cette double promesse faite aux juifs (déclaration de Balfour) et aux Arabes (indépendance) est à l’origine, même lointaine, de la création en 1948 de l’État d’Israël. Mais il est aussi clair que, sans la Seconde Guerre mondiale, sans la révélation de l’extermination des juifs, sans le problème des personnes déplacées d’Europe à l’issue du ­deuxième conflit mondial qui donne un visage radicalement nouveau à la vieille question juive d’Europe, l’État d’Israël n’aurait pas vu le jour à ce moment-là et dans ces conditions-là.

Ce qu’on lit dans les règlements de l’après-Première Guerre mondiale au Proche-Orient, c’est la précarité des frontières et des communautés nationales issues des partages. Le Liban, la Syrie, l’Irak : des pays qui, depuis des décennies, ont connu ou connaissent encore de terribles guerres civiles. Il n’y a pas de déterminisme absolu. Le facteur conjoncturel, l’empirisme des politiques, le tâtonnement, les paradoxes des politiques des puissances menées pendant la guerre font que les Français et les Britanniques, particulièrement ces derniers, ont plus joué les apprentis sorciers que les démiurges. Le facteur religieux n’est pas nouveau. Il y a un chevauchement permanent sur le terrain entre le registre nationaliste et le registre religieux. Même si l’islamisme politique que nous connaissons aujourd’hui est postérieur à la période qui nous occupe. L’échec des constructions d’État va ouvrir la voie aux contestations islamistes de tout poil. Sans parler du poids des États-Unis après la Seconde Guerre mondiale, du rôle de l’Arabie saoudite et de ses pétrodollars, et de la polarité régionale actuelle entre l’Arabie et l’Iran.

GIF - 20.6 ko Un ouvrage essentiel pour comprendre

Le livre de Nadine Picaudou qui vient d’être réédité, la Décennie qui ébranla le Moyen-Orient, 1914-1923, vaut d’être lu pour comprendre, loin de tout pathos, comment ce qui s’est passé a semé les germes de ce que nous connaissons aujourd’hui. Les volontés coloniales, les accords secrets, la manipulation et l’instrumentalisation de la volonté d’émancipation… Autant de paramètres souvent occultés, certains préférant les confrontations caricaturales entre Orient et Occident, pour mieux masquer le fait colonial. Flammarion, « Champs histoire », 272 pages, 9 euros.

Source : l’Humanité