Noam Chomsky et Ilan Pappé parlent "Palestine"

mardi 12 avril 2016

« Plomb durci » (2008-2009), « Pilier de défense » (2012), « Bordure protectrice » (2014) : les trois dernières offensives militaires d’envergure menées par Israël contre Gaza ont fait des milliers de morts du côté palestinien et donné lieu à de nouvelles expropriations de terres en Cisjordanie. Ces guerres de conquête israélienne ont ravivé, chez les militant.e.s de la justice sociale, le besoin d’exprimer leur solidarité avec le peuple palestinien et l’importance de renouveler le vocabulaire politique lié à cette question.

Dans cet ouvrage en partie rédigé dans le feu de l’action, à l’été 2014, Noam Chomsky et Ilan Pappé, deux ardents défenseurs de la cause palestinienne, mènent une longue conversation dirigée par Frank Barat, militant des droits de la personne. Pour eux, le problème palestinien est depuis le début un cas évident de colonialisme et de dépossession, même si on préfère le traiter comme une affaire complexe soi-disant difficile à comprendre et, plus encore, à résoudre.

Leurs échanges portent à la fois sur le sionisme en tant que phénomène historique, la pertinence d’analyser la situation en Palestine comme un apartheid, l’efficacité de la campagne Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) et la viabilité de la solution à un ou à deux États...

Tour d’horizon de la question palestinienne, ce livre a le mérite d’envisager la situation en Palestine comme un baromètre de la répression politique. Car l’injustice qui accable le peuple palestinien a des ramifications partout dans le monde. « De Ferguson à Barcelone, en passant par Mexico, nombreux sont les gouvernements qui calquent les méthodes employées par Israël pour opprimer les Palestiniens. Leur recours aux mêmes tactiques et, souvent, aux mêmes armes démontre que les Palestiniens servent maintenant de cobayes – et que la Palestine est devenue un grand laboratoire », écrit Frank Barat.
Traduit de l’anglais par Nicolas Calvé

[*Entretien rapportées par Frank Barat pour la sortie du livre " Palestine " avec Noam Chomsky et Ilan Pappé.*]

Comment est né le livre-conversation entre Noam Chomsky et Ilan Pappé que vous dirigez ?

« Palestine » est la suite de notre collaboration sur « Palestine, l’état de siège » née d’un premier entretien que nous avions fait en 2007, « Le champ du possible ». J’avais, à l’époque, sans grand espoir à vrai dire, contacté Noam Chomsky, pour lui demander s’il serait d’accord de participer à un entretien croisé avec l’historien Ilan Pappé. A ma grande surprise, Noam a répondu positivement très rapidement. Les premiers entretiens, y compris ceux pour « Palestine, l’état de siège » furent par email, mais pour « Palestine », je tenais vraiment à ce que cela soit interactif. Nous sommes donc partis à Boston avec Ilan Pappé pour y rencontrer le Professeur Chomsky et avons passé deux jours ensemble. Cela rend le livre meilleur à mon avis, plus intéressant. Cela nous a permis d’aller au fond des choses, de les decortiquer. Je suis vraiment satisfait de la qualité et pertinence des échanges dans « Palestine », les deux auteurs s’étant vraiment ouverts, sans tabou.

La situation en Palestine est analysée sous le prisme du colonialisme et de la dépossession semblable à l’apartheid sud-africain. Pourquoi est-ce selon vous pertinent ?

C’est pertinent car c’est la réalité du terrain. C’est aussi un fait historique qui a trop longtemps été mis de coté. La question palestinienne est une question coloniale. Ce n’est pas une question de religion ou de deux peuples se battant pour la même terre. Les palestiniens et les juifs vivaient relativement paisiblement avant l’avènement du mouvement politique sioniste et l’immigration massive des juifs vers la Palestine. Et cela date de bien avant la deuxième guerre mondiale et le génocide juif, qui n’a fait qu’accélérer un processus déjà en marche depuis la fin du XIX siècle. Ce colonialisme de peuplement, qui s’est passé grâce au nettoyage ethnique de 1947/1948, a commencé avant la guerre de 48, (guerre qui a servi d’excuse à Israël pour le justifier, mais cela ne tient donc pas la route, puisque dès décembre 47, les Palestiniens furent expulsés par des groupes tel que le Irgun, la Haganah et le Stern Gang), s’est ensuite transformé en occupation militaire, et maintenant, après plus de 60 ans, en régime d’apartheid. Il est donc important de le dire, et d’en parler. La création de l’état d’Israël ne tient en aucun cas d’un miracle. C’est une opération politique, militaire et de nettoyage ethnique qui a permis à Israël de « naître ».

Le conflit israélo-palestinien est le théâtre d’une véritable « guerre des mots » où deux récits très structurés s’affrontent. Quel impact cela a-t-il sur le traitement de la question palestinienne ?

Un impact énorme. Pendant longtemps, les sondages ont montré que l’opinion publique dans sa majorité, croyait que la Palestine occupait Israël ! C’est fou. Une réussite incroyable pour la machine de propagande israélienne. Les médias de masse ont grandement et continuent toujours d’ailleurs, d’alimenter ce mythe et de créer cette image complètement fausse de la réalité. Mais cela change, petit à petit, les chiffres le montrent. Les gens ont maintenant conscience que ce qui se passe sur place n’est pas tel que les médias et nos gouvernements nous l’expliquent. En revanche, il est toujours très difficile pour les Palestiniens de se débarrasser de l’image de terroriste qu’on leur a collé dessus depuis le début. Le traitement de la question palestinienne par les médias de masse est grossier, pour parler poliment. Par exemple, a- t-on beaucoup parlé en France de l’exécution d’un Palestinien par un soldat israélien, filmée , alors que celui-ci était au sol, blessé ? Non, imaginez si l’homme par terre avait été Israélien. Tout sur sa vie aurait été connu : son nom, son activité professionnelle, ses goûts, ses parents et sa petite amie auraient été interviewés....

La déshumanisation des palestiniens par les médias de masse est quelque chose qui faut combattre au jour le jour. Quant aux récits, il est vrai que le récit israélien est très structurés, très bien fait, mais il fait souvent penser à une fiction, car très peu réaliste. L’idée du petit pays (alors qu’Israël possède l’une des plus redoutables armées au monde) entourés de sauvages qui veulent lui faire la peau, l’idée du David contre Goliath, du miracle israélien, du « un pays sans peuple pour un peuple sans pays »....oui, c’est très bien fait, comme un bon film hollywoodien. Le récit palestinien lui, est parfois moins bien ficelé, mais c’est parce qu’il est réel. La réalité n’est jamais parfaite.

Territoires occupés vs disputés, terroristes vs résistants, … décrire la situation avec une certaine neutralité est souvent un casse-tête pour les commentateurs. Est-ce selon vous possible ou est-il inévitable de prendre parti dès lors que l’on utilise tel ou tel mot ?

Ne pas prendre parti devant une situation d’injustice est la même chose que prendre parti pour l’oppresseur. Ce n’est pas moi qui le dit, c’est Desmond Tutu, figure mythique du mouvement contre l’apartheid sud-africain. Maintenant les journalistes des médias de masse me font doucement rigoler, avec leur impartialité et leur neutralité. C’est de la foutaise. Quand on est face a une puissance occupante et un peuple occupé, qui lutte pour sa liberté, comment rester neutre ?

Les journalistes, pas tous bien sûr, car certains indépendants font un travail formidable, restent neutre, en général, pour sauver leur gagne pain et leur emploi. Après, certains « grands » journalistes vous diront que l’on ne leur a jamais demandé de changer un mot de leurs articles et qu’ils ne sont donc pas censurés. Mais encore une fois ils se trompent, l’auto censure est tellement ancrée en eux qu’il ne s’en rendent même pas compte, donc leurs patrons n’ont pas besoin de les rappeler à l’ordre. Le choix des mots est crucial, vous avez raison, car c’est un choix idéologique et politique. Cela est vrai pour la question palestinienne mais aussi pour tout autre questions sociales.

Vous invitez donc à renouveler le vocabulaire sur la question palestinienne. Que proposez-vous sur le plan sémantique ?

C’est important, car le vocabulaire utilisé jusqu’à présent est le vocabulaire proposé par Israel. Il faut donc revenir à la réalité du terrain. Parler de colonialisme, d’occupation, d’apartheid, de résistance, de complicités internationales, des pays, des multinationales et des institutions. Il faut arrêter de parler de « conflit » qui renvoi à un combat de boxe. Ce n’est pas le cas sur le terrain. Il y a un occupé et un occupant. Point.

Au-delà des mots, quelle est la réalité de la situation en Palestine sur le plan des droits de la personne ?

Elle est sombre. Très sombre. Les droits humains les plus élémentaires des Palestiniens sont bafoués quotidiennement. L’accès à la santé, à l’éducation, à un système juridique juste, le droit de mouvement, les droits de la famille, les droits de l’enfant, les droits civiques les plus basiques, le droit de construire un logement, d’exercer une profession de son choix (je pense la aux pêcheurs de Gaza par exemple) d’ouvrir une école, une garderie, une plaine de jeux...tout doit passer par l’occupant, qui valide ou ne valide pas, la plupart du temps les demandes des Palestiniens. On assiste donc toujours, par exemple, à une répression terrible des manifestations pacifiques, ou l’on dénombre de nombreux morts parmi les Palestiniens, des blessés graves....L’impunité d’Israël est telle qu’ils font ce qu’ils veulent sur le terrain, sachant très bien qu’aucun pays ne viendra leur dire de changer d’attitude. C’est grave, mais la société civile s’organise de mieux en mieux et arrive doucement à des résultats forts, qui vont petit à petit changer les choses sur place.

Selon vous, la Palestine serait devenue un laboratoire dédié aux méthodes d’oppression. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Israël et son économie vivent grâce a la guerre. Israël se vante d’être en expert en lutte anti-terrorisme, en sécurité, ce qui est, à l’époque dans laquelle on vit, très important. La société d’armes israéliennes Elbit par exemple, met en avant sur ses prospectus, ses prouesses dans les territoires occupés, Gaza compris. Israël importe le « conflit » a l’international. Les experts qui ont construit le mur de l’apartheid, sont impliqués dans la création du mur à la frontière mexicaine. Les commandos israéliens forment les forces spéciales de nombreux pays, et la police israélienne est consultée à chaque attaques terroristes en Europe ou ailleurs. Israël en toute impunité, peut donc se servir des territoires occupés, et de Gaza en particulier, comme « training ground ». Pour ses soldats, ses armes, ses bombes, ses missiles....et ensuite dire au monde entier « regardez comme nous sommes forts, regardez comme nous matons notre ennemi. Vous pouvez faire pareil vous savez, il vous suffit d’acheter nos armes, d’étudier nos techniques... ».

Israël ne parle pas du fait, bien entendu, que les gens et le peuple qu’ils matent, sont loin d’avoir le même arsenal militaire et sont enfermés entre des murs et des barbelés....Cela ne fait pas parti de l’histoire qu’Israël veut vendre au monde entier. Si l’on remet cela dans un contexte plus global, c’est encore plus dangereux. En effet alors que le mouvement de solidarité continue a dire, justement, qu’Israël n’est pas une démocratie, nous assistons à une "israélisation de nos sociétés", comme en France par exemple, avec un état d’urgence prolongé, des mesures répressives dures à l’encontre des mouvements sociaux...petit à petit, Israël va définir ce qu’est vraiment une démocratie.

Vous êtes l’un des coordinateurs du tribunal Russell sur la Palestine. Pourriez-vous détailler le rôle de cet organe et ses actions ?

Le Tribunal Russell sur la Palestine est né en 2009 à cause de l’inaction des organes en place, des institutions et des Etats, quant aux violations du droit international commises par Israel. Le tribunal s’est penché, pendant plus de 5 ans, sur l’impunité d’Israël et la complicité des Etats, des multinationales et des Nations-Unies. Notre mandat n’était pas de dire « oui Israël est coupable », bien d’autres avant nous, y compris des organisations comme Amnesty International et Human Rights Watch, l’ont très bien fait, mais d’essayer d’internationaliser le sujet en démontrant qu’Israël ne pourrait pas faire ce qu’il fait sans un soutien, parfois inconditionnel, de l’Europe, des Etats-Unis et de certaines multinationales. Dans l’idée, faire comprendre aux citoyens du monde entier qu’ils ont un rôle à jouer pour mettre fin au colonialisme israélien et à l’occupation.

Un tribunal des peuples, citoyen, sur la Palestine fut donc établi, comme celui sur le Vietnam ou l’Amérique Latine auparavant. Nous avons étudié à Barcelone la complicité de l’Union Européenne et de ses Etats membres, à Londres celle des multinationales, et à New York celle des USA et des Nations Unies. Nous nous sommes aussi penché au Cap, en Afrique du Sud, sur la question de l’apartheid israélien et du sociocide, un concept que l’on a voulu développer. Le tribunal a enfin, dédié une session entière, à Bruxelles, fin 2014, à l’attaque sur Gaza, qui a couté la vie à plus de 2300 palestiniens, la plupart des civils.
JPEG - 9.7 ko
Quel bilan faites-vous de la campagne Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) ?

Il est difficile de faire un bilan alors que la campagne est, il faut le rappeler, encore jeune. Nous venons de fêter les 10 ans du lancement de l’appel BDS, lancée en 2005 par un collectif d’associations, d’ONG, d’individus et de syndicats palestiniens. Alors que le gouvernement israélien regardait cela en plaisantant en 2005, il dépense maintenant des millions pour combattre la campagne et organise des séminaires sur le sujet. Pour moi, c’est le signe principal de la réussite du mouvement. Si l’on est pas attaqué, ou critiqué, cela veut dire qu’on ne dérange pas vraiment le pouvoir en place.

La campagne BDS à eu un effet très important sur le mouvement de solidarité, partout dans le monde. Cela a donné regain à un mouvement qui s’essoufflait. Cela a permis, aussi, de le rajeunir et a donné aux citoyens quelque chose de concret à faire. La campagne BDS est importante car elle a mis en avant le fait que la Palestine était une question internationale et globale et que les gens du monde entier devaient s’en emparer. C’est une campagne de démocratie directe, qui face à l’inaction des gouvernements, passe à l’action et à l’offensive. C’est pour cela qu’elle fait autant peur. Maintenant, après 10 ans, nous sommes à un moment charnière où il faut passer à la vitesse supérieure, car les gouvernements et Israël ne nous ont pas attendu pour redoubler leurs efforts et, de plus en plus, criminaliser une campagne citoyenne et pacifique. Les prochains mois, c’est certain, vont être clefs à ce niveau là.

Avec l’émergence de nouveaux théâtres de conflits dans la région, la solidarité vis-à-vis de la cause palestinienne ne s’est-elle pas essoufflée ?

Je ne les qualifierais pas de « nouveaux » conflits, car ils sont pour la plupart la conséquence inévitable des envolés impérialistes, orientalistes et capitalistes de l’ouest et du soutien des pays occidentaux aux dictateurs sur place. Un peuple ne reste jamais soumis indéfiniment. Il s’organise, se rassemble, s’unit et un jour ou l’autre, il explose.

Après, il est certain que les révolutions du monde arabe, la guerre civile syrienne et la naissance de Daesh sont utilisés par Israël pour démontrer qu’ils sont le seul pays avec des valeurs, humains, et occidental de la région, et qu’il est donc important de les soutenir. Cela rentre parfaitement dans leur fable du David contre Goliath. Le gouvernement israélien fait donc tout son possible pour qu’effectivement la Palestine soit oubliée, au profit des autres conflits. Cela marche peut être avec les gouvernements, nous avons vu Obama, par exemple lors de son dernier discours pour le « State of the Union » n’a pas mentionné le mot Palestine une seule fois. Ce qui est très rare. Par contre, au niveau de la société civile, du peuple, la Palestine reste dans tous les esprits.

Quelles sont selon vous les stratégies de solidarité les plus pertinentes, particulièrement avec l’émergence des nouvelles technologies de l’information et de la communication ?

Il est évident qu’il ne faut pas compter avec l’aide et le soutien des médias de masse. Ils font partie du problème et il faut donc les contourner, puis les rendre caduques. Ils ne font, pour la plupart que répéter les discours des puissants et la propagande des gouvernements. Il suffit de voir comment les journalistes parlent des grévistes en France, ou des employés qui se révoltent contre leurs patrons. C’est à la fois honteux et pas étonnant du tout. Après tout, beaucoup de journalistes et d’hommes politiques ont fait les mêmes écoles et fréquentes les mêmes endroits.

Maintenant, grâce aux médias sociaux et aux médias indépendants, il est de plus en plus facile de se passer des médias de masse, qui courent tellement après le profit qu’ils n’ont parfois même plus de journalistes sur le terrain, pour couvrir les événements. Avec youtube et un téléphone portable, n’importe qui maintenant peu montrer la réalité du terrain, et cela est flagrant en Palestine, et encore plus pendant le dernier assaut israélien à Gaza. Tout a été filmé, pas besoin de beaucoup chercher pour trouver des preuves.
Je pense qu’il faut aller plus loin, et vraiment créer notre propre média, un média purement alternatif, un média de résistance. C’est faisable, une émission comme Democracy Now aux USA fait cela très bien : elle est très écouté et suivie. A nous d’en faire de même en Europe.
JPEG - 838.2 ko
[*Noam Chomsky*] est linguiste, analyste des médias et professeur au Massachusetts Institute of Technology. Il est célèbre dans le monde entier pour ses écrits, notamment les livres suivants aux Éditions Écosociété : L’an 501 , Le pouvoir mis à nu , Le nouvel humanisme militaire , Les dessous de la politique de l’Oncle Sam , Propagandes, médias et démocratie , Quel rôle pour l’État ? , Israël, Palestine, États-Unis : le triangle fatidique et La poudrière du Moyen-Orient .

[*Ilan Pappé*] est professeur d’histoire à l’Université d’Exeter et directeur du Centre européen d’études sur la Palestine.

[*Frank Barat*] est activiste et l’un des coordinateurs du Tribunal Russel sur la Palestine.

il nous appelle à soutenir le Festival Ciné Palestine à Paris (qui se tiendra du 23 mai au 5 juin 2016)
PNG - 126.6 ko