Nord de Gaza. « Quelle vaillance y a-t-il à tuer un mort ? »
L’armée israélienne impose depuis le 6 octobre 2024 un siège meurtrier à tout le nord de Gaza. Les habitants, sans secours, sans abri, sans nourriture ni eau, y subissent un nettoyage ethnique dans le silence assourdissant de la « communauté internationale ».
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Dans les gravats, une main se dresse, mais il n’y a plus de bras pour la tenir. Les rescapés trient les membres éparpillés et tentent de reconnaître leurs proches à la couleur d’un vêtement. Peut-on deviner qui est son enfant à son pied ou son bras ? Sur les images provenant du nord de la bande de Gaza, nous voyons des corps en angle droit, des visages aux trois-quarts absents et des cadavres, projetés par le souffle de la bombe, qui pendent aux armatures saillantes des bâtiments détruits.
Depuis le 6 octobre 2024, date du début du siège complet sur le nord de la bande, au moins 1 027 Gazaouis sont morts dans les bombardements et les tirs d’artillerie israéliens. Selon les Nations unies, entre 100 000 et 131 000 personnes ont été chassées des villes de Jabaliya, de Beit Hanoun et de Beit Lahiya, et se sont réfugiées plus au sud. Des chiffres vertigineux qui augmentent chaque jour.
Le nord de la bande de Gaza vit ses « heures les plus sombres », a déclaré, le 25 octobre, Volker Turk, haut-commissaire aux droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies (ONU) :
La situation s’aggrave de jour en jour de façon inimaginable. Les politiques et pratiques du gouvernement israélien dans le nord de Gaza risquent de vider la zone de tous les Palestiniens. Nous sommes confrontés à ce qui pourrait s’apparenter à des atrocités criminelles, incluant de possibles crimes contre l’humanité.
Des sources de défense de haut niveau ont indiqué au journal Haaretz que les soldats de l’armée israélienne étaient tenus de vider les villages et les villes de leurs habitants dans le nord, mais aussi dans d’autres parties de la bande. C’est donc bien un nettoyage ethnique qui se déroule sous nos yeux.
Plus de secours, plus d’ambulances
Le 26 octobre, des roquettes israéliennes détruisent la maison de quatre étages de la famille Muqat, dans le quartier de Zarqa au nord de la ville de Gaza. Elle abritait un grand nombre d’habitants déplacés du nord du territoire. Sur les images du photojournaliste Omar Al-Qattaa, on peut voir des civils tenter de dégager les corps, mais ils n’ont rien pour le faire, ni pelleteuse ni grue. Ils creusent et ils désobstruent les décombres avec leurs mains, la tête nue, en sandales ou en baskets. Des ruines, ils extraient un enfant recouvert de poussière. La taille de ses pieds nus indique un âge entre deux et quatre ans. Impuissants, tous les hommes autour détournent le regard.
Deux jours auparavant, la défense civile (pompiers et secours) de Gaza avait annoncé devoir cesser leurs activités dans le nord de la bande « en raison des menaces des forces d’occupation israéliennes de tuer et bombarder [les] équipes si elles restaient à l’intérieur du camp (de réfugiés) de Jabaliya ». Cinq de ses secouristes avait été arrêtés dans la zone de Cheikh Zayed et emmenés dans un lieu inconnu. Le porte-parole de la défense civile a ajouté que l’armée israélienne avait détruit leur dernier véhicule dans le gouvernorat du Nord, les autres ayant été saisis. Il n’y a donc plus aucune ambulance sur plus de 61 km2. Les blessés qui peuvent être transportés le sont donc dans des véhicules de fortune, motorisés ou non. Quand il y en a. Mais pour aller où ?
Raid contre le dernier hôpital
L’hôpital Kamal Adwan, situé entre Beit Lahia et Jabaliya, est le dernier des trois plus grands hôpitaux du district encore — à peine — fonctionnel. Comme tous les autres établissements de santé, il est ciblé par l’armée qui le frappe régulièrement et souvent sans avertissement. L’heure n’est plus aux dénégations des débuts du massacre : ces opérations sont revendiquées par l’état-major israélien.
Le 24 octobre, les chars de l’armée encerclent l’hôpital, assiégé depuis plusieurs jours, explosent un mur extérieur, et frappent le troisième étage. Les fournitures médicales que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) avait livrées les jours précédents sont détruites. L’attaque a également coupé le générateur d’oxygène médical. Deux nourrissons dans l’unité de soins intensifs en meurent. À l’extérieur, les soldats préparent un raid sur Kamal Adwan. Mais, à l’intérieur, plus de 150 patients et personnel sont bloqués. La chaîne de télévision Al Jazira retransmet en direct les images filmées depuis l’intérieur du service pédiatrique. Sur un lit, une femme cajole doucement un enfant d’une dizaine d’années. La teinte de son épiderme est d’un jaune intense et il semble dormir. Un autre enfant, plus jeune encore, est assis dans son lit. Il est seul. Son corps est recouvert de bandages. Son visage et son corps présentent de nombreuses ecchymoses. Son bras gauche s’agite dans l’air, comme s’il tentait de chasser une mouche. Il regarde avec interrogation les alentours et ce qui semble son moignon emmailloté.
Lors de ce raid, l’armée israélienne arrête 44 membres du personnel, tous masculins. Comme lors des évacuations forcées de Jabaliya, où les soldats ont séparé les femmes et les enfants des civils masculins de plus de 16 ans. Sur plusieurs photographies datant de fin octobre, nous voyons les seconds passer en file devant des chars, en sous-vêtements, les mains en l’air et tenant leurs documents d’identité en évidence3. Des témoignages de Gazaouis ayant été libérés déclarent que les personnes sélectionnées pour être détenues sont mises en combinaison blanche par les soldats qui leur bandent aussi les yeux avant de les emmener, entassés dans un camion, vers une destination inconnue. Depuis octobre 2023, ces images se répètent. Des hommes arrêtés en décembre 2023, aujourd’hui relâchés, ont témoigné des conditions de détention, inhumaines et dégradantes, et d’actes de tortures à Sdé Teiman, une base de l’armée israélienne située dans le désert du Néguev, et transformée depuis le 7 octobre en camps d’internement pour les prisonniers palestiniens. Ce Guantanamo israélien a aussi été dénoncé par un chirurgien israélien, appelé pour une opération sur un prisonnier blessé par balle, dans un témoignage auprès de RFI :
Les patients n’ont pas de nom. Ils sont tous attachés à leur lit. Ils ne peuvent pas bouger. Ils ont les yeux bandés. Ils sont nus. Ils portent des couches. C’est une violation assumée de la Convention de Genève, et du code de déontologie de l’Organisation mondiale de la santé. C’est bien plus que de la torture physique et psychologique.
Crier dans le silence
Parmi le personnel arrêté à Kamal Adwan, Mohamed Obeid, chirurgien orthopédique de médecins sans frontière (MSF), qui avait trouvé refuge à l’hôpital et apporté son soutien médical. L’ONG a fait plusieurs appels et communiqués pour connaître sa situation, restés lettre morte. Ce n’est pas la seule organisation à crier dans le silence. Les différents organismes internationaux de santé alertent, en vain, depuis le début du siège.
Dans un communiqué diffusé sur X le 26 octobre, Tedros Adhanom Ghebreyesus, directeur général de l’OMS, écrit avec gravité :
La situation dans le nord de la bande de Gaza est catastrophique. Les opérations militaires intensives qui se déroulent autour et à l’intérieur des établissements de santé et la pénurie critique de fournitures médicales, aggravée par un accès très limité, privent les gens de soins vitaux. […] [A Kamal Adwan] il ne reste plus que les infirmières, le directeur de l’hôpital et un médecin pour s’occuper de près de 200 patients qui ont désespérément besoin de soins médicaux.
Le directeur de Kamal Adwan, le pédiatre Houssam Abou Safiya, qui a été brièvement détenu lors du raid du 25 octobre, refuse d’abandonner ses patients. Son fils de 15 ans, Ibrahim, a été tué le jour même par un drone israélien. Le médecin, qui a mené lui-même la prière funéraire pour son enfant et l’a enterré près d’un mur de l’hôpital — « pour qu’il reste près de [lui] » — déclare dans un entretien accordé au média +972 :
Nous avons vécu de nombreuses guerres, mais nous n’avons jamais rien connu de tel : une guerre qui a franchi toutes les lignes rouges, où nous ne voyons aucune capacité des institutions humanitaires, judiciaires ou sanitaires internationales à intervenir pour l’arrêter. Tout est permis pour tuer et détruire, et ce que le système de santé de Gaza vit est sans précédent.
Le 20 novembre, l’hôpital est de nouveau sous le feu des bombes israéliennes qui en détruisent le toit et les étages supérieurs, touchant les réservoirs d’eau et les systèmes d’égouts.
Une morgue à ciel ouvert
Le 6 novembre, Louise Wateridge, responsable de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), partage sur les réseaux sociaux une vidéo du nord de Gaza — un champ de ruine — avec ce commentaire :
Dans le nord de la bande de Gaza, il est impossible de dire où commence et où finit la destruction. Quelle que soit la direction par laquelle vous entrez dans la ville de Gaza, les maisons, les hôpitaux, les écoles, les dispensaires, les mosquées, les appartements, les restaurants — tous ont été complètement rasés. Une société entière désormais transformée en cimetière.
Un constat terrible et pourtant en deçà de la réalité. Un cimetière a des tombes, le nord de la bande n’en a plus. Les défunts sont enterrés, lorsque c’est possible, dans des fosses communes creusées à la pelle par les habitants. Sur les photographies du journaliste Anas Al-Sharif, correspondant d’Al-Jazira, l’on voit des sacs plastiques en guise de linceuls — les pénuries frappant la région concernent aussi bien les vivants que les morts — avec les noms écrits au feutre ou au stylo.
Houssam Abou Safiya fait état de nombreux appels à l’aide venant du nord de Gaza. Mais sans ambulance, il doit leur dire de venir par eux-mêmes jusqu’à l’hôpital, s’ils le peuvent ; et sans secouristes, les victimes des bombardements emprisonnées sous les décombres meurent à petit feu. Combien de morts seront trouvés sous ces stèles de béton ?
Plusieurs témoignages, corroborés par des vidéos authentifiées, font état de l’utilisation par l’armée israélienne de la tactique de la « double frappe », consistant à frapper à nouveau une zone quelques minutes après une première attaque, dans le but de maximiser les victimes, en visant à la fois les survivants et les personnes venues leur porter secours. Considérée comme un crime de guerre, elle a été utilisée par les États-Unis au Pakistan, par le régime syrien et par l’aviation russe en Syrie et en Ukraine. Israël se rajoute donc à cette liste funeste.
Ainsi, Beit Lahia, Jabaliya, Beit Hanoun sont aujourd’hui des morgues à ciel ouvert. Les victimes agonisent dans les rues, sans possibilité de secours. Seules. Les cadavres, eux, se décomposent, à la vue de toutes et tous, livrés aux chats et aux chiens affamés, après le travail d’anéantissement de l’armée israélienne. « Quelle vaillance y a-t-il à tuer un mort ? », demande Tirésias à Créon dans la tragédie de Sophocle. Une question que l’on pourrait retourner aux soldats qui se prennent fièrement en selfie devant les ruines fumantes du nord de la bande de Gaza.
Plus de secours, plus d’ambulances, plus de soins, plus de nourriture, plus d’eau, plus d’enterrements. Il n’y a plus rien dans le nord de la bande de Gaza. La mort elle-même n’existe plus ; seule subsiste l’annihilation.
Source : Orient XX
Par Marine Bequet secrétaire de rédaction