Que vaut la vie d’un Palestinien ?

jeudi 2 juillet 2020

L’existence palestinienne évolue au rythme des deuils de ceux dont la vie est arrachée par les autorités israéliennes.

En raison de leur négligence, comme lors de la noyade du danseur Ayman Safieh en mai dernier, disparu sous le regard atone des hélicoptères israéliens qui n’ont pas tenté de sauver le corps repéré au large. En raison de leurs erreurs, comme dans le cas d’Iyad Hallak, ce jeune Palestinien autiste tombé au début du mois à l’entrée de la Vieille ville de Jérusalem sous les balles de la police aux frontières, réputée pour ses méthodes brutales. Et surtout en raison de leurs habitudes, celles d’un recours automatique à la violence, comme lors du meurtre d’Ahmad Erakat, abattu mardi au checkpoint d’Abou Dis par la même police aux frontières, en Cisjordanie cette fois.

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Nouveau deuil, énième preuve d’une normalisation des violences meurtrières qui se font en toute impunité, de manière arbitraire et sous couvert de « lutte antiterroriste ». Ahmad Erakat, 27 ans, est la 11e victime palestinienne des forces de sécurité israéliennes depuis le début de l’année. Il était le neveu du secrétaire général de l’Organisation pour la libération de la Palestine, Saëb Erakat. Il était également le cousin de l’avocate et militante pour les droits de l’homme américano-palestinienne, Noura Erakat. Ces liens de parenté lui vaudront-ils une attention médiatique appuyée ? C’est probablement déjà le cas. Cette attention encouragera-t-elle une prise de conscience internationale ? Peut-être de manière passagère. Permettront-ils de rendre justice, ne serait-ce que par la reconnaissance de la responsabilité policière et de la violente culture raciste qui structure le pays ? Ne rêvons pas.

Comme pour Iyad Hallak, et beaucoup d’autres avant lui, la police maintient avoir réagi de manière défensive afin d’éviter une attaque. Ahmad Erakat est accusé d’avoir voulu renverser au volant de sa voiture un officier de police, qui aurait répondu en conséquence. Peu de temps après l’incident, la police diffuse une vidéo afin d’appuyer sa version des faits. Mais pour les proches de la victime, la version de la police ne tient pas : le jeune homme a momentanément perdu le contrôle de sa voiture. Le geste lui coûtera la vie. « La seule chose qui soit plus révoltante que l’utilisation de cette vidéo comme preuve d’une tentative d’attaque contre les soldats sont les journalistes qui l’ont vue et qui ont tenté de contacter ma famille pour avoir des commentaires », rétorque Noura Erakat sur son compte Twitter.

Ahmad Erakat, tout comme Iyad Hallak qui se dirigeait vers un centre spécialisé dans les soins aux handicapés, n’avait vraisemblablement aucune intention de s’en prendre aux forces de sécurité. Il s’apprêtait à assister au mariage de sa sœur, le soir même. Il était en route pour récupérer sa mère et sa fiancée, qu’il s’apprêtait à épouser en fin de semaine. Un crime « commis de sang-froid », commente Saëb Erakat sur Twitter.

« Palestinian Lives Matter » (Les vies palestiniennes comptent). Depuis le meurtre d’Iyad Hallak, le mouvement de protestation né aux États-Unis trouve un écho particulier auprès des Palestiniens. Chaque « bavure » policière est l’occasion d’une flambée de slogans sur les réseaux sociaux, dans certains cercles réduits. Mais, contrairement aux États-Unis, les meurtres ne font pas événement, les scandales ne provoquent pas des mouvements et la justice ne fait plus cas de ces violences.

Depuis 2009, 436 Palestiniens ont été tués par les forces de sécurité israéliennes, selon les chiffres de l’ONG B’tselem : 3,5 morts par mois, dont un quart de mineurs, sans compter les milliers de victimes de la bande de Gaza et les dizaines d’autres à l’intérieur des frontières israéliennes. Mais même lorsque la brutalité policière est documentée, elle est rarement sanctionnée. Les déclarations officielles et les ouvertures d’enquête sont souvent destinées à apprivoiser l’opinion publique et contrer les critiques jusqu’à ce que la vague médiatique retombe. En coulisses, les crimes sont souvent blanchis par l’administration judiciaire, la hiérarchie militaire et le système légal. Les condamnations sont exceptionnelles. Lorsqu’elles ont lieu, les charges sont minimes et les peines symboliques.

Ahmad Erakat a été abattu de plusieurs balles alors qu’il sortait de son véhicule. Il a été laissé au sol, sans soins, pendant une heure et demie. Puis il a été accusé d’être responsable de sa propre mort. Sur la vidéo, son image est floutée. Il est non seulement impossible de repérer son désarroi probable, d’y associer un visage, mais il est également difficile d’apercevoir qu’il était désarmé. C’est peut-être un détail. Mais il est révélateur d’un imaginaire israélien où les Palestiniens ne sont plus incarnés : ils ne sont plus que « terroristes », « potentiels suspects » ou « cibles stratégiques ». Derrière le langage aseptisé, pas de place pour l’humain.

L’obsession sécuritaire légitime une politique qui permet tout, une justice qui pardonne tout. Et la répétition, à l’infini, d’un même scénario : la « neutralisation » de la « menace » agit comme un écran de fumée qui permet d’évacuer tout un tas d’autres questions. Et d’imposer un rapport de force permanent dont le but est de contrôler tous les aspects de la vie palestinienne.
Stéphanie KHOURI

Source : l’Orient le Jour

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