Saleh Bakri : « Toute résistance meurt si elle n’est pas aussi culturelle »

lundi 11 juin 2018

Il est l’un des visages du cinéma palestinien. Nous retrouvons Saleh Bakri dans un café ; il parle l’arabe et l’hébreu mais c’est en anglais que se déroule l’échange. Nous avions l’an passé interviewé son père, acteur et réalisateur ; le fils, né dans l’État d’Israël, nous charrie : reste donc à rencontrer ses frères et ses enfants car la lutte pour la libération de la Palestine « se transmet de génération en génération ».
JPEG - 34.9 ko
À l’heure où Israël célèbre son soixante-dixième anniversaire, des manifestations se poursuivent chaque semaine à Gaza depuis le 30 mars dernier : la répression a fait plus de 110 morts et 13 000 blessés de tous âges, dont une trentaine d’amputations . Amnesty International a dénoncé une « violation abjecte » des droits humains ainsi que des « crimes de guerre » ; le ministère français des Affaires étrangères a appelé « à faire preuve de discernement et de retenue dans l’usage de la force ». Il sera donc question de lutte, et de poésie.

Que dire encore, après tant de massacres successifs, à propos de Gaza ?

En 1948, la Palestine a été occupée par des groupes militaires sionistes organisés. Ils ont systématiquement détruit plus de 500 villes et villages, forçant la moitié des Palestiniens à quitter leur maison paisible pour devenir des réfugiés. Ceci pour établir un État juif qui serait appelé « Israël ». Depuis, la Nakba n’a pas cessé, pas un jour. Israël cherche à garder une majorité juive, transformant ainsi les Palestiniens en une menace démographique. Et nous, Palestiniens, n’avons jamais cessé de lutter pour nos droits, dont l’un des premiers et des plus essentiels est celui au retour. Ça signifie la fin de l’idéologie raciste sioniste qui impose une majorité juive à la Palestine. Le dernier massacre à Gaza n’est qu’une preuve de plus montrant jusqu’où Israël peut aller pour défendre sa vision raciste. Les gens de Gaza marchaient pour le retour, dans ce qui était peut-être la plus grande marche pour le retour depuis 1948 : ils marchaient vers la frontière pour la briser, et pour briser le siège qui leur est imposé depuis maintenant 11 ans. Ils marchaient vers ce qui fut leurs foyers et leurs terres, il y a 70 ans. Car la plupart des habitants de Gaza sont des réfugiés, expulsés de chez eux en 1948. Cette grande marche des Palestiniens à Gaza nous a tous réunis à nouveau. De nombreuses manifestations ont eu lieu à Haïfa, Jaffa, Jérusalem, Ramallah et dans d’autres villes et villages de toute la Palestine.

Dans Wajib vous jouez un fils qui a quitté sa terre natale et ne veut plus en entendre parler. Vous incarniez déjà un personnage désireux de tout laisser derrière lui dans Salt of The Sea. Saleh Bakri serait-il de ceux-là ?

Vous voulez dire dans une autre vie ? Alors oui, j’aimerais être ailleurs ! Mais une lutte existe à l’heure qu’il est — et celle-ci n’est pas uniquement palestinienne, mais globale. La lutte des Palestiniens pour défendre leurs droits, nos droits et notre liberté, est une lutte universelle ! Peu importe l’endroit où je vais : si je quitte la Palestine, les mêmes idées et les mêmes sentiments m’accompagneront. Je pourrais quitter la Palestine mais la Palestine ne me quittera jamais. Quitter ce monde, c’est laisser derrière nous le sens de notre existence ; or, celui-ci est d’être ensemble, de vivre normalement dans une société juste et d’avoir des valeurs. Nous vivons une vie très courte ; nous avons besoin de lutter pour nous sentir exister. Peu importe l’endroit où nous allons, il existe des gens qui se battent pour faire valoir leurs droits et ceux-là sont extrêmement sensibles à la cause palestinienne. Ils sont comme des frères et des sœurs pour moi — qu’ils soient français, anglais, arabes ou américains.
JPEG - 172.5 ko
Dans The Time That Remains, Elia Suleiman fait le portrait des Palestiniens restés dans la Palestine historique après la création de l’État d’Israël. Ils sont communément appelés « Arabes israéliens » — une minorité dans son propre pays d’origine, en somme. Vous êtes vous-même né dans le district nord d’Israël…

Cela fait partie des différentes appellations qui nous sont données : Arabes de 1948, Arabes israéliens, etc. Nous serions aussi les « insiders ». Mais ils sont tous palestiniens ; c’est tout. Depuis 1948, les Palestiniens ont été séparés ; depuis lors, nous assistons à une politique d’évincement de l’identité palestinienne. Tous ces noms font partie de ce grand projet d’effacement de notre identité : je le refuse. Je pense que le véritable « Arabe israélien » est celui qui est arabe et juif.

Le film franco-américano-israélien The Band’s Visit, dans lequel vous avez joué, a été utilisé par le gouvernement israélien comme un outil de propagande en 2007. Ce long métrage fut à vos yeux une leçon : c’est-à-dire ?

Il y a beaucoup en commun entre la culture juive et la culture palestinienne. Ce qui veut dire que l’on peut vivre ensemble. Une fois que le mur sera tombé, une fois que le système militaire sera tombé, nous le pourrons. Mais je ne veux pas être utilisé par le gouvernement israélien comme un objet de propagande à même de justifier ses crimes ; je ne veux pas être un petit pion sur un échiquier ; je ne veux pas prendre part à cette propagande qui me tue. Je veux simplement qu’on vive ensemble, rien de plus !
Voilà pourquoi je refuse désormais tout projet de film provenant du système israélien.

Comment fait-on pour refuser de tourner dans des films israéliens lorsqu’on est soi-même résident en Israël ?

Ça pourrait être un problème car on ne sait jamais de quoi les autorités sont capables. Mon père a été persécuté par le gouvernement israélien et l’est toujours. Il a été menacé directement et indirectement. Ça pourrait m’arriver aussi ! Il y a des gens en Israël qui sont en prison depuis des années, voire des décennies. Je ne sais même pas combien il y a d’enfants dans ces prisons ! Je suis comme tout le monde, je suis soumis aux mêmes dangers. Je ne pense pas vraiment à ce qui pourrait m’arriver de plus que les autres du fait que je suis acteur et que je suis dès lors peut-être plus exposé médiatiquement — je connais des gens qui se battent pour leurs droits et en paient le prix : ceux-là sont bien trop déterminés à défendre leurs causes pour se soucier de la peine qu’ils encourent. Il en va finalement de même pour moi : ils peuvent faire ce qu’ils veulent, ça m’est égal ; je suis mon cœur en premier lieu, avant toute idéologie.

Votre père est menacé depuis la réalisation de son film Jenin, Jenin. Quelles conséquences cela a-t-il sur vous ?

« Les Européens ont peur de parler à cause de la sensation de culpabilité qu’ils ont vis-à-vis de l’Holocauste. Le gouvernement israélien en profite, d’ailleurs. »
Je subis ces persécutions depuis le début. J’avais 24 ans ; aujourd’hui, j’en ai 41. Celles-ci constituent l’une des raisons qui me pousse à soutenir le boycott ; cela a forgé ma conscience politique. C’est ce qui a clarifié mes engagements, ce qui m’a permis de comprendre l’occupation et l’apartheid. Le mouvement palestinien se doit d’être plus fort, plus dévoué, plus déterminé et uni. Mon père était presque seul dans cette lutte. Mes frères et moi étions ses gardes du corps tout au long de ces persécutions — il n’y avait presque aucune organisation de lutte populaire en faveur de notre cause ! La police palestinienne doit prendre soin de ses artistes. Cette campagne à notre endroit justifie la lutte actuelle, celle de tous les Palestiniens. Elle a eu et aura toujours une grande influence sur moi. Lorsque l’on grandit, on est sensé, en théorie, être de moins en moins en colère ; je vis l’inverse absolu. Plus je grandis et plus je développe cette colère — plus j’essaie de vivre avec, surtout. Ma tristesse et ma colère sont toujours là, en moi ; je les ressens également dans mon jeu d’acteur. C’est un moteur de ma créativité, de mon amour qui va grandissant ; plus je grandis, plus ma colère grandit, plus ma tristesse grandit, plus je fais grandir cet amour.

Que vous inspire la lutte de la jeune Ahed Tamimi, arrêtée le 19 décembre 2017 ?

Elle me pousse à poursuivre la mienne. Je sais combien l’humain peut être laid, mais cela reste probablement la chose la plus abominable du monde : prendre le sourire d’une jeune fille ou d’un jeune garçon, voler ce sourire, tuer ce sourire. Nous voulons tous que les enfants sourient et aiment mais l’apartheid et l’occupation transforment cette normalité en horreur.

Comment entendez-vous la peur panique qui s’abat, en France comme en Europe, dès lors qu’il est question d’Israël ?

Les gens doivent surpasser leurs peurs, peu importe leur nationalité. Les Européens ont peur de parler à cause de la sensation de culpabilité qu’ils ont vis-à-vis de l’Holocauste. Le gouvernement israélien en profite, d’ailleurs. Les pouvoirs sont forcément amis avec le gouvernement israélien par intérêt économique, pour le business.

De quelle manière le cinéma peut-il se faire l’écho du combat pour l’émancipation ?
Toute résistance meurt si elle n’est pas aussi culturelle. Elle meurt sans la musique et sans le cinéma. Sans la culture, la résistance devient triste, sans humour, sans amour, sans âme : elle devient du terrorisme, de la violence, seulement de la violence… On ne peut pas sensibiliser les gens uniquement avec des armes. La résistance est plus vivante et fraternelle quand on la partage en poésie.

Il reste difficile de réaliser des films palestiniens et d’obtenir les aides financières nécessaires. Imaginons qu’une institution israélienne se montre prête à financer un film favorable à la résistance palestinienne : accepteriez-vous d’y prendre part ?

Non. Cela reviendrait pour moi à défendre l’occupation et l’apartheid, à soutenir l’interdiction pour un réfugié palestinien de retrouver son pays. Je ne le ferai pas car les bénéfices reviendront à l’occupation. En revanche, si le réalisateur est israélien mais qu’il défend le peuple palestinien et que son film n’est pas financé par le gouvernement, alors d’accord. Parmi les artistes palestiniens, il y a ceux qui s’en fichent et font tout pour l’argent — ceux-là, je ne les respecte pas ; il y a également ceux qui ne boycottent pas le pouvoir israélien, vivent en Israël et choisissent ce qu’ils veulent faire — je n’ai rien contre eux et je respecte ces artistes qui assument leurs choix, artistiquement et politiquement, à l’intérieur du système ou en dehors de celui-ci. Mais ce n’est pas ma position.

Avez-vous déjà songé à devenir réalisateur ?

Non. D’ailleurs, je ne pense pas que mon père en soit un. Les quatre films qu’il a réalisés ne furent pas pensés autrement que comme une « réponse à » : un acte en réponse à un autre acte. Je réagirais de la même manière si je réalisais un film. Au lendemain de l’invasion de Jénine, il se devait d’aller dans ce camp de réfugiés afin de montrer ce qu’il s’y passait. Nous y étions ensemble. Nous sommes allés au checkpoint et nous voulions faire passer de la nourriture et des vivres dans le camp. Un soldat israélien a commencé à nous tirer dessus. Mon amie Valentina Abu’Aqsa, une actrice alors à nos côtés, a été touchée à la main. Quand mon père a vu ça, il a voulu aller à Jénine en 2002 pour tout montrer. Il ne rêvait pas d’être réalisateur, il n’y avait jamais pensé : c’est un acteur !

Vous serait-il possible, d’ailleurs, d’apprécier un film pour ses qualités esthétiques, fût-il politiquement ou éthiquement contraire à vos positions ?

Les réalisateurs israéliens ont de l’argent : ils peuvent faire de très beaux films de propagande ! Artistiquement et techniquement, je peux aimer un film « bien fait » ; je peux distinguer l’aspect formel de l’aspect politique. J’aime beaucoup Valse avec Bachir d’un point de vue créatif, par exemple, mais je n’apprécie pas du tout le message qu’il véhicule, faisant d’un criminel un héros — les assassins devraient être en prison ou dans un hôpital psychiatrique, pas glorifié dans un film…

Texte inédit pour le site de Ballast
les photographies sont de Cyrille Choupas, pour Ballast.