Territoires palestiniens : la librairie historique de Ramallah résiste

mercredi 17 janvier 2018

En Cisjordanie occupée, la plus ancienne librairie de Ramallah résiste tant bien que mal à l’occupation israélienne et à la crise du livre.

Coincée entre deux échoppes de vêtements dans la rue principale de Ramallah, la librairie Al-Jubeh se dérobe aux regards des passants qui déambulent sous les illuminations de Noël. Un présentoir de chaussons aux couleurs criardes déborde sur la devanture épurée de la librairie. Peu de curieux s’aventurent dans l’étroit magasin. Derrière son comptoir, Marwan Jubeh est affairé à ranger les calendriers de l’année 2018, nouvelle année oblige, dans un petit rayon papeterie. Devant lui, trônent des magazines et des livres en arabe qui recouvrent un pan de mur entier.

« Ici, c’est la plus ancienne librairie de Ramallah », clame fièrement le quadragénaire au regard doux et à la chevelure grisonnante. Les yeux vifs et clairs, un homme au crâne rasé saute du monte-charge faisant la navette avec la réserve et renchérit : « La librairie a été fondée en 1952 par notre père, elle a connu presque toutes les guerres israélo-arabes, et deux intifada ». Taisir et Marwan Jubeh n’ont que quelques années d’écart et ne se ressemblent pas physiquement mais les deux frères nourrissent la même passion pour la librairie familiale créée à deux pas de la place Al-Manara, le centre névralgique du siège de l’Autorité palestinienne.
JPEG - 128.3 ko Taisir (à gauche) et Marwan Jubeh s’occupent tous deux de la librairie familiale fondée au centre-ville de Ramallah en 1952. RFI / Marine Vlahovic

« Il faut être plus intelligents qu’eux »

Quelques années seulement après 1948 et la création de l’Etat d’Israël, la famille Jubeh, qui vit à Jérusalem, décide d’ouvrir un kiosque à journaux, à quelques kilomètres de la ville trois fois sainte : à Ramallah, à l’époque bourgade tranquille de Cisjordanie et lieu de villégiature pour l’élite du monde arabe. Au fil des décennies et des guerres avec l’Etat hébreu, le magasin ne s’est pas agrandi, mais s’est peu à peu transformé en librairie. « On nous appelle la librairie rouge même si nous vendons de tout et surtout en arabe », glisse Taisir, les yeux pétillants, en montrant le fond de la boutique. « Sur ces étagères, il n’y avait que des livres russes et marxistes, tous interdits par l’armée israélienne. Et, pour ne pas se les faire saisir, on les recouvrait de fausses premières de couverture ; parfois, il faut être plus intelligents qu’eux », ajoute-t-il, plein de malice.

JPEG - 50.9 ko La devanture de la librairie Al-Jubeh, dans la rue Rukab, la rue principale de Ramallah, en Cisjordanie occupée. La librairie Al-Jubeh a été fermée plusieurs fois par l’armée israélienne. RFI/ Marine Vlahovic

Au fond l’échoppe exiguë, les ouvrages communistes ont depuis laissé la place à d’autres essais politiques et historiques plus contemporains, prisés par la clientèle. « Les Palestiniens ont toujours aimé lire : les journaux, les essais, les romans, sans oublier la poésie… Le savoir, c’est une forme de résistance », explique le libraire. Les Territoires palestiniens occupés ont, en effet, l’un des taux d’alphabétisation les plus élevés du Moyen-Orient (94,5 % pour les femmes, 98,5 % pour les hommes en 2016, selon l’ONU) et, en raison du conflit qui ravage cette terre depuis 70 ans, les choix de lecture des jeunes et moins jeunes se portent naturellement vers l’histoire. « L’histoire de la Palestine est occultée, c’est pour ça qu’elle est si importante pour nous et alors qu’il y a une « normalisation » du conflit israélo-palestinien, nous avons le devoir de transmettre cette histoire aux générations futures », insiste Taisir, en saisissant l’ouvrage le plus vendu du moment : une publication de l’Institut des études palestiniennes sur la période de la domination ottomane en Terre Sainte.

« C’est celui qui a le plus de succès mais je n’en ai vendu que vingt copies au mois de décembre », souffle Marwan. « Quand j’arrive à vendre cinquante livres dans le mois, je suis content », poursuit-il en hochant la tête, résigné, car les Palestiniens ont délaissé le papier depuis une quinzaine d’années, préférant les écrans aux ouvrages imprimés. Quelques clients passent le seuil de la librairie pour acheter des crayons ou des cahiers, sans un regard pour les magazines et les livres étalés sous leurs yeux. Pour ne pas mettre la clef sous la porte, les frères Jubeh ont élargi leur rayon papeterie. « Même les universités ne demandent plus à leurs étudiants d’acheter des manuels », fulmine Taisir qui, il y a trois ans, a dû se reconvertir en chauffeur de taxi et vient donner un coup de main à Marwan sur son temps libre.

« Même si nous ne vendons plus un seul livre, nous resterons ouverts »

Malgré leur prix abordable (de 4 à 7 euros), les livres aux couleurs chatoyantes continuent de tapisser inlassablement le mur de la librairie Jubeh. « Tout ça, c’est un rayon consacré à la nouvelle génération d’écrivains palestiniens », indique Taisir. La série d’auteurs raconte le conflit, la terre et l’exil au travers de romans novateurs. « Mais ces auteurs ont émergé en pleine crise du livre », souffle le quadragénaire qui, lui, continue de lire des ouvrages imprimés et garde sur sa table de chevet Le temps des chevaux blancs d’Ibrahim Nasrallah (dans la sélection du prix de la fiction arabe en 2009). Le poète palestinien, issu d’une famille réfugiée en Jordanie, relate, dans cette saga familiale, l’histoire d’un village imaginaire dans les environs de Jérusalem au XIXe siècle et au début du XXe siècle, avant, donc, la naissance du conflit israélo-palestinien qui nourrit aujourd’hui la littérature palestinienne contemporaine.

Cette littérature est imprimée, en général, en Jordanie. « C’est moins cher de l’autre côté du Jourdain, c’est pour ça que c’est impossible de connaître le nombre de tirages », selon Taisir Jubeh. Mais pour les importer en Territoire palestinien, il faut passer par le pont Allenby, le poste-frontière avec la Jordanie qui est contrôlé par l’armée israélienne. « Parfois les caisses de livres sont confisquées par l’armée, alors des gens n’amènent ici qu’une copie pour les imprimer ensuite sur place. Nous essayons toujours d’être plus intelligents qu’eux car nous vivons toujours sous occupation », conclut-il. Cette vente de livres sous le manteau n’arrange pas les affaires de la famille Jubeh mais Taisir l’assure : « Tout le monde nous conseille de nous reconvertir mais, même si nous ne vendons plus un seul livre, nous resterons ouverts ».

Marine Vlahovic, RFI