le livre du lundi : « Les abricots de Baalbeck » de René Otayek

lundi 17 septembre 2018

Ce récit croise une histoire familiale, celle des Catafago, dynastie de consuls levantins d’origine génoise établie à Alep puis Saint-Jean D’Acre dès le XVIIIe siècle, avec l’histoire du Levant aux XIXe et XXe siècles. Les extraits ci-dessous en évoquent quelques moments-clés, comme le rappel de l’identité palestinienne de Jaffa et celui de la mémoire historique du levantinisme, les dérives des États-nations nés du démembrement de l’empire ottoman, ou encore les promesses non tenues de la Nahda du XIXe siècle.

JPEG - 73.6 ko Jaffa vu de la mer, vers 1890.Library of Congress/Prints and Photographs Division

Le temps occulté des bayarat

[…]

J’imagine quelle dut être l’appréhension de Téta [Il s’agit en fait d’Évelyne Catafago, épouse Élias Chaya, grand-mère maternelle de l’auteur] quand le paquebot qui l’amenait d’Alexandrie accosta au port de Beyrouth en ce 1er janvier 1926. Elle avait alors vingt-trois ans et venait d’épouser au Caire, quelques jours avant son départ, l’homme qui était désormais son époux. Élias, robuste Libanais de dix-huit ans son aîné, était en effet allé la « chercher », comme on dit encore aujourd’hui, dans la capitale égyptienne où elle et sa famille, à l’exception de son père Philippe qui ne les rejoignit que quelques années plus tard, avaient été contraints de s’exiler à la veille de la Première Guerre mondiale. Comme tous les Palestiniens, jamais le souvenir de sa terre natale ne devait la quitter et c’est toujours avec nostalgie qu’elle évoquait Yâfa (Jaffa en français), la ville qu’elle considérait comme la sienne bien qu’elle fût née à Akka (Saint-Jean-D’acre) en 1902. Je ne puis dire s’il y avait une aspiration au retour dans cette nostalgie car Téta n’était pas une militante de la cause palestinienne. Mais il y avait chez elle l’attachement à un lieu, Yâfa, où sa famille s’était installée peu après sa naissance, un nom, celui de Catafago, et des souvenirs dont, étonnamment, elle se rappelait les moindres détails plusieurs dizaines d’années après […].

Il y avait encore le souvenir des champs d’orangers qui faisaient déjà la renommée de Yâfa et dont son père et surtout sa tante paternelle Émilie possédaient de vastes vergers. Leurs fruits, juteux, à la peau assez épaisse, sans pépins contrairement aux autres variétés d’oranges, étaient exportés au Liban, en Syrie, à Constantinople et, plus loin encore, Liverpool ou Odessa. On dit même qu’un consul britannique en poste en 1851 en Palestine ottomane en offrit trois caisses à la reine Victoria, qui les apprécia, ce qui en établit une fois pour toutes la renommée.

Le réalisateur israélien Eyal Sivan, cousin de Rony Brauman dont on connaît les positions critiques à l’égard de l’occupation israélienne des Territoires palestiniens, raconte cette entreprise de destruction de la mémoire palestinienne dans son très beau film Jaffa, la mécanique de l’orange. Dès le XIXe siècle, la culture et l’exportation de l’orange étaient en effet une activité économique majeure en Palestine. Ouvriers agricoles arabes et juifs y travaillaient côte à côte, dans de grandes orangeraies que les premiers nommaient bayarat et les seconds pardès. Seule la colonisation sioniste de la Palestine mit fin à cette coexistence, aujourd’hui disparue ou occultée de la mémoire des deux peuples. Mais il en est resté un nom, une identité, Jaffa, que les oranges de Palestine firent connaître au monde entier bien avant que le jeune État d’Israël se l’approprie et en fasse un symbole national.
Le levantinisme, une « civilisation du contact »

[…]

Cette famille de Levantins, héritiers d’Européens établis précocement dans les Échelles du Levant, essaima à Akka, Haïfa et Yâfa, à Saïda et Beyrouth, à Alexandrie, au Caire et à Chypre, avant de se projeter vers le Nouveau Monde, New York et Montréal notamment, où Édouard et Alfred, deux des frères de Téta émigrèrent dans les années 1970. Leur trajectoire n’est-elle pas, au fond, celle d’une mondialisation avant l’heure, faite de fluidités, au sens que donne à ce terme l’anthropologue indien Arjun Appadurai, et d’une multiplicité des appartenances, mais aussi de permanences et d’ancrage dans une mémoire historique ? Ils étaient européens, ottomans, arabes, génois, yaffaouis ou akkaouis (de Saint-Jean-D’Acre), chrétiens et bahaïs, ils deviendront aussi cairotes, alexandrins, beyrouthins, chypriotes, américains ou québécois, mais ils ne cesseront jamais d’être des Levantins.

C’est pour cette raison que j’aime et je revendique ce terme de Levantins, souvent négativement connoté dans le langage courant. Pour moi, il va bien au-delà de son acception initiale qui le réserve aux seuls francophones et aux Européens établis historiquement dans les Échelles du Levant. Il n’a pas grand-chose à voir non plus avec les ambitions géopolitiques françaises du XIXe siècle, pas plus qu’avec la compréhension orientalisante qu’en avaient les Britanniques engagés dans leur lutte d’influence avec les Français et qui opposaient l’artificialité des Levantins à l’authenticité des Bédouins du Hedjaz, leurs alliés contre les Ottomans. Il doit encore moins à la perception méprisante qu’avaient Ben Gourion et les principaux leaders sionistes ashkénazes de la notion de levantinisme, synonyme pour eux de vil mercantilisme et de corruption. Ceux-là n’avaient pas compris que le levantinisme est, comme l’écrit l’historien du Moyen-Orient Henry Laurens, une « civilisation du contact », sans doute parce qu’elle était la radicale négation de leur rêve ethno-national.

Le Levantin […] est un homme de l’entre-deux, un « passeur culturel », comme disent les historiens tel Sanjay Subrahmanyam, qui, parce qu’il en est au croisement, fait dialoguer les cultures et les civilisations au lieu de les opposer, construit des ponts là où beaucoup, aujourd’hui, ne pensent qu’à ériger des murailles […]. Le levantinisme n’est pas affaire d’origine, de religion ou de lieu de naissance ; c’est un ethos, un état d’esprit, une manière d’être au monde. Être levantin, c’est, pour emprunter sa belle expression à Aimé Césaire, « être poreux à tous les souffles du monde ».

Le passage de l’Empire à l’État-nation

[…]

Le siècle s’était ouvert sur l’extermination des Arméniens et le massacre par famine des Libanais. D’autres massacres allaient suivre, d’autres tueries de masse allaient parachever la brutalisation des sociétés de ce Proche-Orient qui ne s’appellerait plus Levant. C’en serait fini du « cosmopolitisme marchand heureux » dont il avait longtemps, et parfois abusivement, été synonyme. Des populations qui avaient vécu ensemble, non sans tensions et conflits parfois, des siècles durant allaient apprendre à avoir peur les unes des autres, et s’affronter dans des guerres féroces, au nom de Dieu, de sa confession, de sa langue, de sa nationalité ou de son ethnie. Les convoitises des puissances étrangères et l’appétit de pouvoir des élites autochtones qui s’empareraient des États-nations postcoloniaux attiseraient des haines qui n’avaient rien d’ancestral (n’en déplaise aux essentialistes de tous bords), créant des fractures là où il n’y en avait pas, élargissant celles que l’histoire avait engendrées.

Mustapha Kemal fut un bâtisseur de nation mais la réalisation de son projet national se solda par un transfert massif et forcé de populations dont les principales victimes furent les communautés grecques d’Asie mineure et turques de Grèce, y compris les Grecs turcophones d’Anatolie intérieure et les Turcs grécophones de Crète. Les Assyriens de Mésopotamie, qui eurent le tort d’entrer en guerre contre l’Empire ottoman à l’instigation des Russes et des Britanniques, subirent le même châtiment que les Arméniens avant d’encourir la violence de l’État irakien indépendant en 1933. Les Kurdes, qui avaient participé au côté des troupes turques aux massacres des Arméniens et des Assyriens, connaîtront à leur tour les exactions de l’État turc et la brutalité du régime sanglant de Saddam Hussein en Irak. Les Palestiniens auront leur Nakba (catastrophe) avec la création de l’État d’Israël en 1948 et l’exode forcé de 750 000 d’entre eux vers les pays arabes voisins, prélude à d’autres guerres et d’autres exodes. Le Liban paiera au prix fort, moins sa diversité religieuse et confessionnelle en elle-même, que l’incurie et le sectarisme de ses élites communautaires et politiques. Et le pire serait à venir avec l’État islamique auto-proclamé, conséquence à la fois de l’intervention imbécile et criminelle de l’Administration Bush fils en Irak en 2003 et des politiques désastreuses menées des décennies durant par les pouvoirs baasistes rivaux à Bagdad et Damas. L’empire se nourrissait du multiculturalisme, les États-nations inventeront la purification ethnique. Non, le monde nouveau imaginé par le président Wilson et sa Société des nations ne serait ni plus juste ni plus humain que l’ancien.

L’héritage perdu de la Nahda

[…]

Il semblait oublié, alors, le temps, pas si lointain, où Beyrouth et le Liban parlaient le langage de la Nahda et inventaient une société réconciliée avec ses multiples identités. Où un certain Farès El-Chidiac, né dans une famille maronite en 1805 dans un village de la Montagne appelé Achkout, se convertissait au protestantisme puis à l’islam sous le nom d’Ahmad, sans doute en réaction au supplice enduré par son frère dans les cachots du patriarche maronite de l’époque, fréquentait la cour de Muhammad Ali, succédant au précurseur de la Nahda que fut Rifa’a Al-Tahtawi à la tête du premier journal imprimé en arabe (Al Waqâ’i al-Misriyya), s’initiait aux idées socialistes à Londres et observait la révolution de 1848 à Paris, avant de finir ses jours à Istanbul. Samir Kassir raconte avec sa verve habituelle l’histoire hors du commun d’Ahmad Farès El-Chidiac, qui se jouait des religions à une époque où la critique de la pensée religieuse était risquée mais, du moins je le pense, moins qu’aujourd’hui.

Où le souffle de liberté apporté par le moment arabe des Lumières permettait aux femmes de contester la tutelle masculine et de s’imposer de haute lutte dans l’espace public. Cette évolution fut longue à s’affirmer, raison de plus pour saluer le courage d’Anbara Salam, fille aînée d’un notable beyrouthin sunnite, Salim Salam, qui fut la première musulmane libanaise à ôter le voile en public dans les années 1920. Son audace pionnière encouragea d’autres femmes à l’imiter, enclenchant une dynamique favorable au dévoilement. Ou l’aura de May Ziadé […], figure de proue du féminisme arabe. Née à Nazareth en 1886 d’une mère palestinienne de confession orthodoxe et d’un père libanais maronite, May Ziadé était une femme de lettres, une écrivaine réputée et une journaliste de renom qui anima au Caire, de longues années durant, un salon littéraire inspiré des salons français du siècle des Lumières. Là, dans une mixité féminine et masculine inédite pour l’époque, on débattait librement de littérature et de poésie, d’émancipation des femmes et de politique. Elle y reçut les grandes figures des lettres arabes de son époque, dont l’immense Taha Hussein. Mise au ban de sa propre famille, elle fut internée dans un hôpital psychiatrique en 1931 pour « expression de revendications féministes » (!) et n’en sortit que pour mourir dans sa demeure du Caire en 1941.
René Otayek

René Otayek, Les abricots de Baalbeck Éditions Noir Blanc Et Caetera, Beyrouth, 2018. — 288 pages.
Source : Orient XXI

JPEG - 16.8 ko René Otayek
Politiste, directeur de recherche au CNRS et enseignant à Sciences Po Bordeaux. Spécialiste de l’Afrique subsaharienne, il travaille également depuis plusieurs années sur le Proche-Orient.

De pérégrination en pérégrination, d’exil en exil, ce récit raconte l’agonie d’une utopie qui s’appelait le Levant. À travers le singulier destin de la famille Catafago et de l’une de ses descendantes, Évelyne, c’est un monde bigarré, cosmopolite, multiculturel, mais finissant qui se donne à voir. Mais le levantinisme est-il mort avec le Levant, désormais appelé Proche-Orient ? Est-il affaire d’origines, de lieu de naissance ou de religion ? Être levantin, n’est-ce pas plutôt un état d’esprit, une manière d’être au monde, s’entêter à construire des passerelles là où d’autres ne songent aujourd’hui qu’à ériger des murailles ? Éclairage.

Qu’est-ce qui vous a motivé pour écrire ce roman ?
En fait, je porte ce livre en moi depuis plusieurs années, peut-être, de manière un peu confuse, depuis la mort de ma grand-mère maternelle, son personnage central, en 1992. La maturation a été longue, mais plus le temps passait, plus je ressentais l’urgence de raconter son histoire et, à travers elle, celle du monde qu’elle a connu au fil de ses exils successifs, de la Palestine mandataire à l’Egypte puis, de là au Liban. Le décès, à un an de distance, de ses deux filles, ma mère et sa sœur, a ajouté à cette urgence : j’ai senti que je devais un devoir de mémoire, d’affection à ces trois femmes qui nous ont donné à mes frères, ma sœur et moi infiniment plus d’amour qu’elles n’en ont jamais reçu. Ce livre est une déclaration de tendresse pour elles. Peut-être aussi que j’en suis à un moment de ma vie où j’avais besoin de me retourner sur le temps qui passe, de m’arrêter un court instant, non pas pour faire un bilan, c’est un mot que je n’aime pas, mais pour me souvenir, moi qui vis en France depuis presque quarante ans, d’où je viens. Ma grand-mère est mon repère dans ce détour par le passé.

Le titre ‘Les abricots de Baalbeck’ est-il révélateur du contenu de l’ouvrage ?
J’écris dans le livre que l’abricot, fruit voyageur s’il en est - il est né en Chine, s’est arrêté en Arménie, s’est posé au Levant avant de s’établir un peu partout dans le monde et même d’accompagner les Levantins dans leur migration vers l’Amérique latine - est une sorte de métaphore du Levant car, comme lui, il raconte une histoire de pérégrinations, d’exils, de déracinements et d’enracinements ; au fond, l’abricot condense en lui l’histoire de ce Levant, l’autre figure centrale du livre avec ma grand-mère, multiculturel, bigarré, en costume d’Arlequin comme j’aime à le dire, mais qui se meurt au tournant des XIXe-XXe siècles. Toutefois, il y a aussi une raison plus personnelle au choix de ce titre mais je laisse au lecteur la curiosité de la découvrir dans les dernières pages du livre...

Quelle part pour la fiction et quelle autre pour la réalité ?
J’ai eu pour souci de rester constamment au plus près des deux figures principales qui peuplent le livre : ma grand-mère bien sûr mais aussi le Levant. ‘Les abricots de Baalbeck’ est un récit qui croise deux histoires : une biographie familiale à travers le destin d’une dynastie de consuls levantins d’origine génois installée dans les Echelles du Levant dès le XVIIIe siècle, et la ‘grande’ histoire, celle de la région qu’on appelle aujourd’hui Proche-Orient. Il fallait donc être rigoureux en ce qui concerne les faits historiques - mon parcours scientifique m’y a aidé - et mobiliser la tradition orale familiale pour le récit personnel : j’ai longuement interviewé ma tante et ma mère à plusieurs reprises, consigné leurs propos, interrogé mes propres souvenirs d’enfance. Le plus long a été de reconstituer la trajectoire historique du fondateur de cette dynastie consulaire, Antoine Catafago : la lecture de plusieurs récits de voyage orientalistes du XIXème siècle a été, de ce point de vue, à la fois fascinante et très instructive quant à la façon dont l’Occident construisait à travers ces récits la figure de l’Oriental, sa supposée parfaite négation. Edward Said n’était pas loin. J’ai donc inventé fort peu de choses : des dialogues, quelques situations, mais, en veillant à ce qu’elles demeurent en cohérence avec l’esprit du livre. Les personnages sont, eux, tous vrais, y compris le consul de France en poste à Jérusalem peu avant le début de la Première Guerre Mondiale.

Qu’avez-vous ressenti en mettant le point final à votre texte ?
Je trouve amusant que vous me posiez cette question car je me la suis souvent posée moi-même. Une seule réponse me vient à l’esprit : "Téta, mission accomplie !" En racontant la vie de ma grand-mère Evelyne, j’ai l’impression d’avoir non seulement réalisé le devoir de mémoire dont je parle plus haut, mais aussi de l’avoir sortie de l’oubli de la mort. C’est sans doute ce qu’on appelle la magie de l’écriture.

Ce premier roman vous a-t-il donné l’envie de vous lancer dans une aventure littéraire différente de vos précédentes publications ?
Mon métier est d’écrire : je suis directeur de recherche au CNRS français et publier est la raison d’être de mon statut professionnel. Mais je n’avais publié jusqu’à présent que des travaux scientifiques. ‘Les abricots de Baalbeck’ représente donc pour moi une expérience inédite. C’est une intrusion dans l’univers de la littérature, avec ses codes, sa culture, différents de ceux en vigueur dans le monde scientifique. Je me suis adapté, non sans mal parfois. Mais l’exercice m’a plu et j’ai envie de transformer l’essai, comme on dit au rugby. Alors, oui, pourquoi pas une suite, romancée cette fois-ci, des aventures rocambolesques d’Antoine Catafago ? Je pense également à un livre de portraits de femmes qui ont marqué le Levant et, dans le droit fil de la Nahda du XIXè siècle, contribué à l’émancipation des femmes - même s’il reste encore beaucoup à faire en ce domaine - et fait évoluer nos sociétés. En ces temps de régression traditionaliste, ce rappel historique serait salutaire. Mais je n’ai aucunement la prétention d’être un romancier.

Pourquoi avoir souhaité lancer en premier cet ouvrage au Liban alors que vous résidez à Bordeaux ?
C’est un récit qui, je pense, parle et parlera beaucoup aux Libanais et, plus largement, à un public qui connaît le Levant et en est amoureux comme je le suis, même si le Levant que j’ai connu- je pense à ce qu’était Beyrouth avant la guerre, sans doute la ville la plus cosmopolite du Moyen-Orient - n’existe plus. Il m’a paru donc logique de le publier au Liban mais j’espère bien qu’il trouvera un écho en France et ailleurs. Après tout, ‘Les abricots de Baalbeck’ parle du Levant mais c’est d’universel qu’il y est question.
Propos recueillis par Agence Culture


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