Le dilemme des Druzes israéliens, minorité arabe et soutien historique d’Israël

jeudi 15 juin 2017

Depuis 1948, l’Etat d’Israël et les Druzes israéliens sont liés par un soutien mutuel, appelé « Pacte de sang ». Alors que les communautés druzes du Liban et de Syrie ont défendu le nationalisme arabe, les Druzes israéliens, au nombre de 100 000, ont soutenu l’Etat hébreu en combattant au sein de l’armée israélienne.

Tantôt considéré comme une religion, une secte ou une branche de l’islam, le druzisme est le résultat d’une scission avec le mouvement fatimide ismaïlien survenue au XIème siècle après J-C. Historiquement distants vis-à-vis de la communauté sunnite, les Druzes sont partagés entre une volonté d’autonomie et une allégeance traditionnelle à l’Etat dans lequel ils vivent. Ces particularités ont permis aux Druzes israéliens de nouer des relations positives avec l’Etat d’Israël, malgré leur appartenance à la culture arabe.

A la veille du soixantième anniversaire de la création d’Israël, leur position transcende la représentation traditionnelle des clivages israélo-arabes, et nous démontre la grande complexité du conflit israélo-palestinien.
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Qui sont les Druzes ?

Surnommés muwahhidûn (les unitaires) ou encore Banû Ma’ruf, les Druzes « doivent leur nom à Muhammad Ibn-Ismâ’il Al-Darâzi qui prétendait être l’incarnation de Dieu dans le sixième calife fatimide d’Egypte, […] (996-1021) ». Un peu plus de 100 000 en Israël, ils sont principalement concentrés en Galilée, dans le nord du pays et à Carmel. Répartis majoritairement dans des villages à majorité druze, ils sont aussi présents dans quelques grandes agglomérations, comme Haifa, ville côtière du nord d’Israël. Dans le Golan, la population est majoritairement druze, mais ce territoire étant annexé par l’Etat Hébreu, leur situation diffère de celle des druzes d’Israël.
De l’acceptation de la présence juive en Palestine à l’intégration dans l’armée israélienne

Du mandat britannique à la création de l’Etat d’Israël.

Sous le mandat britannique (1923-1948), « tiraillés entre le nationalisme arabe et leur conscience ethno-nationale, les Druzes vont d’abord afficher une certaine « neutralité » » vis-à-vis de la montée parallèle du sionisme et des mouvements d’indépendance arabes. Divisés entre plusieurs clans qui se livrent une lutte intestine, les Druzes ne parviennent pas à mener une politique commune face aux troubles qui traversent la Palestine sous mandat britannique. En 1929, certains de ces clans signent un Pacte avec les dirigeants sionistes, alors que « d’autres clans rejoignent la lutte armée ou le mouvement national arabe », « mais la majorité reste passive ».

Au cours de la guerre de 1947-1948, une partie des Druzes combat pour l’Armée de libération arabe, dont ils se détourneront après la multiplication des défaites arabes ; tel Shabik Wahab, leader druze qui combattait du côté arabe, mais finit par rejoindre les rangs de la Haganah. Finalement, les Druzes se tournent en grande partie vers les mouvements juifs sionistes. Cette alliance est facilitée d’une part grâce aux contacts noués depuis plusieurs années avec le Yichouv, d’autre part du fait de la stratégie des mouvements sionistes de s’appuyer sur l’aide des minorités locales, et enfin parce que les Druzes craignent pour leur sécurité vis-à-vis des mouvements nationalistes arabes.

Le ralliement des druzes aux milices sionistes semble entrer en contradiction avec leur identité arabe. Mais ce choix s’explique aussi par les persécutions dont les Druzes ont été victimes au cours des siècles dans la région, et qui ont fait naître dans cette communauté une méfiance envers l’ensemble du monde sunnite.

A la création d’Israël, le Premier ministre David Ben Gourion n’oublie pas le soutien druze. L’aide apportée par cette communauté aux mouvements sionistes est par ailleurs considérée comme une trahison par le reste des Arabes. Les Druzes ne peuvent donc plus se tourner vers les mouvements arabes, et entament ainsi une relation privilégiée avec l’Etat d’Israël.

L’obligation du service militaire, constitutif de l’attachement des Druzes à l’Etat d’Israël.

Dès 1948, la communauté druze intègre progressivement l’armée israélienne. Contrairement aux Arabes israéliens sunnites et chrétiens, les hommes druzes sont soumis à l’obligation d’effectuer leur service militaire depuis 1956. En échange de leur participation à l’effort de guerre, les Druzes obtiennent une autonomie communautaire, « ratifiée par la Knesset en 1963 ». Cet accord est appelé le « Pacte de Sang ».

Selon le site internet de Tsahal, l’armée israélienne, « la première unité druze, l’unité 300, a été créée en 1948 ». Plus tard, en 1974, l’armée israélienne forme le bataillon Herev, destiné à accueillir presque exclusivement des soldats druzes. En mai 2015, Tsahal annonce la fin de ce bataillon, « après un sondage auprès des soldats Druzes selon lequel 99% d’entre eux préfèreraient intégrer le reste de l’armée plutôt que de rester dans une unité séparée ». Une évolution susceptible de renforcer les liens entre Juifs et Druzes israéliens au sein d’une institution constitutive du patriotisme sioniste. Ce sentiment sioniste est déjà développé depuis plusieurs décennies chez les Druzes ; en 1973, le Cercle sioniste Druze est créé par Amal Nasser El-Din, pour favoriser la pensée sioniste parmi la communauté druze d’Israël.

Les Druzes montrent aujourd’hui une intégration plus poussée que les Arabes israéliens sunnites et chrétiens dans les institutions israéliennes. En effet, « 30 % des hommes druzes israéliens travaillent dans la défense nationale », « des emplois leur sont également réservés dans la police et dans l’administration pénitentiaire et sur les cent vingt députés élus à la Knesset, quatre sont druzes » alors que la communauté druze représente seulement 2% de la population israélienne. En 2001, Salah Tarif, druze israélien, est nommé ministre sans porte feuille, et devient ainsi le premier ministre non juif de l’histoire du pays. Diverses personnalités druzes comme Ayoub Kara, vice-ministre du développement du Negev et de Galilé ; Majalli Wahabi, vice porte-parole de la Knesset et brièvement président en 2007 ; ou encore Naïm Araidi, Ambassadeur d’Israël en Norvège, montrent que l’intégration des Druzes dans la vie politique est plus poussée que celle des autres minorités arabes. Leur intégration dans l’armée serait même plus forte que celle des juifs Israéliens ; alors que 30% des juifs échappent au service militaire, le pourcentage s’élève à seulement 10% pour les Druzes.

Une place ambiguë au sein de l’Etat d’Israël : ni juifs, ni assimilés au récit palestinien

L’attachement des Druzes à leur communauté. La communauté druze est particulièrement soudée en Israël. L’aspect communautaire est central dans leur vie quotidienne. Seul 1% des Druzes serait marié ou en couple avec un membre d’une autre communauté. De plus, la tradition joue un rôle important, puisque 99% d’entre eux déclareraient croire en Dieu, et 25% suivraient une pratique régulière de la religion. Pour les trois quarts des Druzes israéliens, être Druze est un aspect très important de leur vie.
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La crise identitaire des Druzes d’Israël.

Pour Israël, ni juifs ni Arabes, les Druzes sont considérés comme une catégorie à part : « Sur leur passeport, la mention religieuse ou « ethnique » ne les classe pas dans la catégorie des « juifs » ou des « Arabes », mais dans le groupe spécial des « Druzes ».

Un statut susceptible de brouiller leurs repères identitaires.

Arabophones, les Druzes israéliens partagent des éléments de la culture arabe avec l’ensemble des Arabes israéliens. Mais ils ne sont pas pour autant liés au récit national palestinien et ils ont décidé de ne pas se positionner sur les fractures idéologiques d’Israël. En 2009, les conclusions d’une étude sur les opinions et tendances dans la société druze d’Israël sont publiées : « Les druzes se voient d’abord comme Druzes (81%), puis comme Arabes (64%) ». Ils se sentent par ailleurs « affiliés à Israël » à 59%, et en « dernier » ils ressentent une « connexion avec le peuple palestinien » à 33%.

Pour Yasmin Abboud-Halabi, doctorant en Sciences Sociales à l’Université de Haifa, les Druzes d’Israël, tiraillés entre divers groupes culturels divergents, traversent une « crise identitaire ». En effet, alors qu’ils se définissent majoritairement comme Druzes israéliens et font preuve d’un engagement important dans les mouvements sionistes, en tant que non juifs, leur place dans la société israélienne pose question.

Et ce, particulièrement suite à un projet de loi proposant de reconnaître Israël comme « Etat nation du peuple juif » et excluant de ce fait les Druzes de la nation israélienne. Même s’il n’a pas abouti sur une loi, le débat autour de ce projet controversé a mis en lumière qu’un grand nombre d’Israéliens est en faveur d’un caractère juif de l’Etat. Définissant l’appartenance à la communauté juive comme critère d’intégration à la nation d’Israël, les minorités non juives, et donc les Druzes, ont pu se sentir exclues. Les partisans de ce projet, qui seraient représentés par une large partie de la droite et de l’extrême droite israéliennes, ont probablement renforcé les troubles identitaires des Druzes, en les excluant du projet national alors qu’ils sont majoritairement acquis à l’idéologie sioniste.
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Les contestations sociales de la communauté druze.

Mieux intégrés à la société israélienne que les autres Israéliens arabes, très attachés à Israël, les Druzes ont cependant montré des signes de contestation envers la politique d’Israël au début de l’année 2017. En janvier, des milliers de Druzes ont manifesté contre la démolition de villages druzes, construits illégalement selon la loi israélienne. Plus tôt, en novembre 2016, ils avaient déjà protesté contre ces mêmes démolitions, demandant à l’Etat hébreu de régulariser leur situation comme il le fait avec les colonies en Cisjordanie. Ces contestations ne sont cependant pas inédites : ainsi, dans le village druze de Bet Jan, elles sont d’une grande vivacité depuis les années 1950. Début avril 2017, une nouvelle loi a été adoptée pour restreindre les conditions de régularisation des habitations construites illégalement. Les Druzes israéliens se disent victimes de discriminations quand ils cherchent à obtenir des permis de construire. C’est ce qui expliquerait le nombre important de constructions illégales parmi la communauté.
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La particularité des Druzes du Golan

Dès 1967, le plateau du Golan est en grande partie occupé par Israël. Il sera annexé en 1981 par l’Etat hébreu. Ce territoire compterait 20.000 Syriens, de confession druze, qui n’ont pas, dans leur grande majorité, adopté la nationalité israélienne. Ils possèdent le statut de résidents permanents en Israël. La communauté druze du Golan entretient historiquement des relations plus étroites avec les Druzes du reste de la Syrie, notamment à travers des liens parentaux, et l’existence, jusqu’au début de la guerre civile syrienne, de relations commerciales.

La majorité des Druzes du Golan affirme se sentir syrienne, et leur proximité avec les Druzes syriens les a poussés à une certaine solidarité avec leurs coreligionnaires depuis le début de la guerre civile. A la mi-juin 2015, 20 Druzes sont assassinés en Syrie par le Front Al-Nosra - branche syrienne d’Al-Qaida à l’époque. En réponse, fin juin 2015, des membres de la communauté druze de Jab El Chams (première ville du Golan), s’attaquent à une ambulance israélienne qui transportait des rebelles syriens qu’ils soupçonnent d’appartenir au Front Al-Nosra. Ils tuent un des blessés et laissent l’autre dans un état critique. Dans la foulée, la communauté druze du Golan fait pression sur le gouvernement israélien pour défendre les Druzes de Syrie. Jusqu’à aujourd’hui, Israël a bien mené plusieurs interventions en Syrie, mais elles ne semblaient pas influencées par la communauté druze.

Depuis le début de la guerre syrienne, le nombre de demande d’acquisition de la nationalité israélienne est en augmentation parmi les Druzes du Golan. La guerre civile a assombri leur perspective d’un avenir en Syrie, et les pousse aujourd’hui à se tourner de plus en plus vers Israël.

Conclusion

« Isolés, souvent méprisés par les autres communautés, les Druzes observent une neutralité bienveillante à l’égard de toute puissance dominante » comme le montrent les Druzes israéliens. La méfiance longtemps cultivée à l’égard du monde musulman les a poussés à construire une relation privilégiée avec l’Etat hébreu. Même s’il traduit une certaine crise identitaire chez les Druzes israéliens, ce Pacte semble bénéfique pour la communauté druze, plus intégrée aux institutions israéliennes, comme pour Israël, qui gagne un allié précieux. D’autant plus que les demandes d’acquisition de la nationalité israélienne augmentent chez les Druzes du Golan, qui sont susceptibles de faire grossir les rangs de l’armée israélienne. Cependant, les contestations contre les démolitions de maisons qui s’organisent depuis le début de l’année 2017 menacent la force de ce Pacte entre Israël et les Druzes israéliens. De plus, la position d’Israël dans la guerre syrienne a fait naitre des objections dans l’ensemble de la communauté druze, qui, contrairement à Israël, soutient le régime syrien.

Ines Gil
Ines GIL est élève en Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et l’EJCAM.
Elle a auparavant réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint Joseph de Beyrouth, et une formation en Sciences Politiques et Langue arabe à l’Université de Birzeit (Territoires palestiniens)
Elle a réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a également été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.

Sources : les clés du Moyen Orient
images tirées du magnifique film "Quatuor Galilée" de Karim Dridi