J’applique la règle de trois et chez toi devient chez moi

vendredi 9 février 2018

Palestinien, Abdul Rahman Katanani n’est nulle part chez lui. Ni au Liban, ni en Israël, ni ailleurs.

Tu as écrit : « Benjamin Mecz est mort chez lui », en Israël. Il est né et a grandi à Paris. Sa mère est algérienne et son père, hongrois mais ce « chez lui » c’est Israël. L’équation n’est pas simple.

JPEG - 132.3 ko © Abdul Rahman Katanani, Camp, 2017

Je suis un Libanais de Paris. J’ai grandi avec des juifs autour de moi. Mon voisin de classe l’était. Mes meilleurs amis aussi, question d’affinités. De l’école primaire jusqu’au lycée, je leur annonçais à la fin du mois de juin mon départ pour Beyrouth et eux, Tel-Aviv ou Eilat. C’était normal. Je ne me posais même pas de questions. Mais une fois à la maison, à la télévision et au Liban, je sentais que quelque chose clochait. Ce qui était légitime dans la cour de l’école devenait illégitime à l’extérieur.

Les années sont passées, et j’arrive à comprendre pourquoi Benjamin, toi et les autres êtes partis en Israël. Des raisons diverses et parfois, abstraites. La peur, l’identité et la famille en sont quelques exemples. Le soleil, la mer et la foi, d’autres. Pourtant Laura, je te demande souvent : « Comment tu fais pour supporter la situation des Palestiniens ? » Tout en me disant que si une juive peut combattre le mur et la colonisation, c’est bien toi. Mais tu sais combien la réalité d’un jeune Libanais qui a grandi au Liban, sous des tirs israéliens, est bien loin de la mienne. Comment peut-il interpréter ton Alyah ou celle de Benjamin autrement qu’en acte criminel même si, ni toi ni lui n’avez fait l’armée ?

J’ai pensé à Abdul Rahman Katanani dont l’exposition Hard Core à la Galerie Magda Danysz vient de se terminer et dont j’aurais aimé que tu voies cette pièce. Son tourbillon.

JPEG - 71.5 ko © Abdul Rahman Katanani, Spiral Large, 2017

Abdul Rahman n’est nulle part chez lui. Ni au Liban, ni en Israël, ni ailleurs. Pourtant, en Israël, Abdul Rahman doit se sentir bien plus chez lui que toi. Ton pays, c’est son histoire, son passé et sa terre. Et au Liban, bien plus chez lui que moi. Il est né et a grandi à Beyrouth et pourtant libanais, il ne peut pas l’être. Acheter un terrain ou devenir procureur général ne lui sont pas non plus autorisés. Né dans le camp de Sabra, c’est un réfugié. Un apatride.

Droit du retour, disent-ils au Pays du Cèdre pour justifier de ne pas le naturaliser. Comme si l’un empêchait l’autre. La véritable raison est démographique. La plupart des réfugiés palestiniens au Liban sont des musulmans sunnites. Les chrétiens ont longtemps eu peur que les musulmans deviennent trop nombreux, aujourd’hui, les musulmans chiites partagent cette crainte.

Lors d’une conférence donnée à la Sorbonne sur l’exil Juif du monde arabe, l’ambassadrice d’Israël en France a dit : « les Palestiniens, c’est un peuple volontairement exilé ». Tout pays se construit sur des mythes. La France, c’est la Résistance, le Liban, le vivre ensemble islamo-chrétien et Israël, la terre vierge.

Ce chez toi, c’est chez lui. De chez moi à chez lui et de chez moi à chez toi, je m’y perds. Je reprends. Chez toi, ce n’est pas chez moi et chez moi ce n’est pas chez toi. Pourtant chez lui, c’est chez toi et chez moi. Si mes souvenirs sont bons, j’applique la règle de trois et chez toi devient chez moi, et inversement. À moins de me tromper.

Sabyl Ghoussoub
Source : Libération
photo logo : Abdul Rahman Katanani - 1983 "Jumping over the Barbed wire"