Pourquoi la Palestine ?

vendredi 9 mars 2018

Plus que tout autre État, Israël est représentatif du climat de notre époque. Il est comme une condensation de ses hantises, de ses mauvais présages, de tout ce qui se joue dans nos sociétés, des divisions qui se mettent en place, du regard et de l’appréhension du monde qui sont appelés, si la trajectoire funeste où nous sommes engagés se confirme, à s’imposer comme les nôtres.

« L’homme de ce temps a le cœur dur (on pense aux absences de réactions devant les souffrances dans certaines parties du monde, ou parfois dans nos rues) et la tripe sensible (on pense aux réactions devant une photo, devant le malheur des animaux). Comme après le déluge, la terre appartiendra peut-être demain aux monstres mous. »
Georges Bernanos, Les grands cimetières sous la lune

« Une atmosphère policière recouvre la Terre, qui prétend réguler la vie et dont le trait commun est désormais celui de faire des humains une espèce générale en danger. »
Josep Rafanell i Orra, Fragmenter le monde

JPEG - 14 ko Taysir Batniji, « L’Homme ne vit pas seulement de pain ». Œuvre exposée à La Friche Belle de Mai, Marseille, mai 2013.

Il y a une tendance ici en France à présenter le mal-nommé « conflit » au Proche-Orient comme une sorte de match, avec ses supporters et ses hooligans, ou comme la poursuite d’une bagarre encombrante, interminable, entre Arabes et Juifs.

Alors, la réaction naturelle et ma foi compréhensible du bon Français, face à tout ce tapage, serait de renvoyer dos à dos les deux parties, d’adopter la position de surplomb, la neutralité fallacieuse ou la demi-indifférence auxquelles la diplomatie française et les médias l’ont habitué, bref, de s’en laver les mains... Seulement ainsi, le Ponce Pilate français oublie quelque chose ou feint d’oublier : c’est qu’en plus de concentrer tout le sombre passé refoulé de l’Europe, cet Orient tout proche et qu’elle a fabriqué dessine aussi son avenir.

« Mais pourquoi toujours la Palestine ? Pourquoi cet engagement-là en particulier ? Pourquoi cette focalisation ? Est-ce qu’il n’y a pas d’autres horreurs partout dans le monde, des guerres pires ? Pourquoi on ne parle pas autant du Darfour, du Tibet, du Yémen, du sort des Kurdes ou de celui des Rohingya ? »

Même chez des gens pas spécialement solidaires d’Israël et loin des poncifs sionistes sur la haine et le terrorisme palestiniens, il arrive qu’on entende ces questions, ou qu’on les reconnaisse du moins, sous des silences et d’adroits changements de sujet, derrière des soupirs, des haussements d’épaules, une moue gênée ou un geste d’esquive, lorsqu’on évoque la Palestine... Le même désintérêt fuyant, la même lassitude, cette incapacité à comprendre comment on peut s’engager autant pour une cause si particulière et somme toute éloignée, se manifestent de diverses façons... Il s’agirait au fond d’une tragédie parmi d’autres, un peuple opprimé d’accord, mais un seul, dans la longue liste de ceux que la bonne conscience militante énumère depuis toujours avec une voix qui tremble et une lueur dans l’oeil, qu’elle semble collectionner, comme si c’étaient des Pokémons rares...

L’importance pour nous de la question palestinienne ne se réduit pas à un simple attachement identitaire ou affectif, à une pétition de principe morale, ni même uniquement à un parti-pris pour ceux que nous identifions comme « les opprimés ». Même en dehors des phases de crise aiguë, même lorsqu’elle est moins meurtrière que d’autres catastrophes qui accablent le triste monde et défilent dans la même litanie d’infos répétées, l’oppression israélienne reste spécifique. Elle cristallise un certain rapport à la fois politique, symbolique et moral de l’Occident avec les peuples qu’il continue à dominer, elle est particulièrement représentative de la manière dont la conscience européenne se définit à travers ce rapport. Elle nous concerne spécifiquement, parce qu’elle nous place devant un aperçu de ce qui s’annonce pour nous tous du point de vue politique en matière sécuritaire, sociale, sociétale et de gouvernance.

Dans cette perspective, l’engagement pour la Palestine ne constitue pas seulement un choix, un parti-pris quelconque, motivé tantôt par des facteurs objectifs (histoire, faits, statistiques, articles ou résolutions...) tantôt par d’autres subjectifs (affinités religieuses, identitaires, orientation politique...), mais une décision politique fondamentale, à l’heure où se déploient des discours et des manœuvres assumant la nécessité d’une séparation de l’humanité en catégories distinctes pour lesquelles il serait idéaliste, naïf, voire dangereux de réclamer les mêmes droits. Il s’agit de savoir si nous sommes entrain d’adopter le regard et l’anxiété passive par lesquels, via dressage émotionnel et langagier, de telles séparations finissent par s’imposer comme incontournables bien que regrettables, voire souhaitables car rassurantes ; si nous allons intégrer les dispositifs qui mettent en place cette séparation, qui l’inscrivent dans l’ordinaire et l’allant-de-soi, ou si nous allons refuser de nous en accommoder.

De ce point de vue, pro-palestiniens, sympathisants d’Israël et indifférents ont au moins en commun d’être mis face à l’impératif de cette décision. Soutenir la Palestine et demander la fin de l’occupation implique en toute cohérence de s’opposer à toute une vision du monde, à toute une logique de répartition ségrégationniste qui tend à s’imposer partout. À l’inverse, adopter la manière israélienne de voir condamne à généraliser à toutes les zones privilégiées du monde la crainte et le délire de persécution, ainsi que les cloisonnements, la répression impitoyable et le quadrillage sécuritaire qu’elles exigent et justifient.

La droitisation croissante du discours israélien, loin d’être une regrettable contingence ou une passagère aggravation du déplorable, obéit à une nécessité tout à fait compréhensible si on la replace au sein du projet de séparation et de gestion des populations. Elle répond à cette idée qu’il faut défendre une société délimitée des périls et des attaques de ceux qui la haïssent. Et en général aujourd’hui, on appréhende moins des armées qui déferlent ou des attaques externes que certaines populations de l’intérieur perçues comme hostiles et inassimilables, dont les droits et même l’existence sont peu à peu déniés, et qui servent non seulement de bouc émissaire mais de prétexte aux gouvernements pour renforcer leur contrôle sur l’ensemble de la population.

JPEG - 62.9 ko Matelas en pavés, 15 x 196 x 136 cm et une photographie couleur, tirage numérique sur papier 140 x 93 cm.

À l’avant-garde de la gouvernance sécuritaire

L’antiterrorisme comme technique de gouvernement s’est aujourd’hui complètement imposé dans les discours politiques officiels et la centralité de la lutte contre le terrorisme est admise par tous les gouvernements européens et même par une partie des États arabes, trop heureux de pouvoir requalifier ainsi de terroristes en vrac les mouvements, les opposants, les partis et les individus qui les dérangent.

Il est bien connu qu’Israël est à l’avant-garde pour tout ce qui concerne la « sécurité » des États, le contrôle des populations, la contre-insurrection rebaptisée « antiterrorisme ». Les Israéliens sont les principaux pourvoyeurs de techniques et de technologies policières, du Moyen-Orient à l’Amérique du Sud. En terme d’usage des drones pour la surveillance et les assassinats ciblés, ils peuvent même se vanter d’avoir donné des leçons aux Américains1.

L’argument moral et méta-juridique courant contre ce qui est appelé « terrorisme », censé en même temps justifier cette appellation et le distinguer de la résistance armée, est qu’il s’en prend aux civils et pas seulement aux combattants. Mais aujourd’hui, un Palestinien qui attaque des soldats de l’armée d’occupation est automatiquement qualifié de terroriste. Et chaque fois qu’Israël mène une opération pour « renforcer sa sécurité », la mort au combat de six soldats israéliens est présentée comme aussi scandaleuse et inacceptable que s’ils étaient civils – israéliens bien sûr – tandis que les Gazaouis, parmi lesquels on ne distingue pas bien les « terroristes » des civils, peuvent bien périr par milliers...

Ainsi, en plus de l’idée que certaines vies valent plus que d’autres, se manifeste une indifférenciation croissante du militaire et du civil. Celle-ci est particulièrement favorisée en Israël par l’obligation, pour la majorité des jeunes, de faire l’armée, ainsi que par son prestige social, à cause notamment des privilèges nombreux auxquels elle donne accès. Mais cette tendance des États en guerre à vouloir à tout prix préserver les vies de leurs soldats en plus de celles de leurs civils est entrain de gagner tous les pays occidentaux, à commencer par les États-Unis où elle a fortement pesé en faveur de l’usage généralisé des drones en Iraq et en Afghanistan. Ainsi, le caractère éminemment précieux des vies « démocratiques » s’étend même aux soldats. Et même quand, vue la dissymétrie des forces, ils courent très peu de risque de mourir au combat, ou même quand ils n’en courent aucun, comme dans le cas des pilotes de drones, ce type de mentalité amène à compatir avec eux plutôt qu’avec les ombres sans visage qu’ils s’appliquent à éliminer. On en vient à s’inquiéter des ravages psychologiques de la guerre sur les soldats, à s’interroger sur les affres qu’ils traversent pour avoir eu à tuer, comme dans le film d’animation israélien Valse avec Bachir.

À tout le bouleversement que ce dispositif implique, à la redéfinition des concepts fondamentaux de la guerre qu’appelle l’effacement de la frontière entre vies civiles et vies militaires, s’ajoutent la confusion et l’intrication des domaines militaires et policiers, de la guerre et des opérations de police.
Toutes ces logiques qui ont déjà amplement contaminé les politiques de sécurité interne des États occidentaux, notamment avec la normalisation en France de l’État d’urgence et son inscription dans la loi, ont d’abord été à l’œuvre en Palestine occupée, dans le rapport d’Israël aux Palestiniens. Il s’agit donc non seulement de techniques de guerre, de gouvernance et de police qu’Israël exporte et par lesquelles il se pose en modèle du parti de l’ordre et de la sécurité, mais également d’une certaine mentalité, d’un certain ethos qu’il s’agit d’installer chez les citoyens, d’un rapport au dehors barbare et dangereux contre lequel il faut se prémunir par tous les moyens, même si cela implique une confiance aveugle envers les gouvernements qui disent nous protéger, un accroissement de la surveillance auquel les régimes totalitaires du siècle dernier ne sont jamais parvenus – ils en ont rêvé, la démocratie l’a fait.

JPEG - 30.8 ko Taysir Batniji - Broderie sur tissu intitulée "Rire"

Bien sûr, cela amène à ne plus reconnaître l’ennemi comme humain, et au fond même à supprimer la catégorie d’ennemi. Ce qui auparavant était ainsi désigné se réduit désormais tantôt à une anomalie, tantôt à une bête fabuleuse, un monstre écumant de haine à la fois lâche et fou, dégénéré, qu’il ne faut pas hésiter à abattre avant même d’être sûr de l’avoir bien identifié – toujours suivant les indiscutables instructions de ceux qui disent nous protéger. En plus d’autoriser la liquidation d’un tel élément dangereux sans avoir à discuter, l’accusation suprême de « terrorisme » permet étrangement de ne plus avoir à se justifier, ni même à s’expliciter ou à se préciser chaque fois qu’elle est lancée. Étrange réflexe, comme si plus le chef d’accusation est grave, moins il convenait de discuter, d’émettre des doutes sur la culpabilité du prévenu ou de peser les circonstances... Circulez, c’est simplement encore un « terroriste » qui a été « neutralisé ».

La société israélienne est également paradigmatique dans sa manière de constituer et d’exposer les populations civiles comme cibles du terrorisme, de les séparer de ceux que l’État veut désigner comme terroristes et placer hors de l’humanité. Il faut alors que cette masse reste paranoïaque, peureuse et compacte dans son adhésion craintive au tout-puissant dispositif d’État. Il faut qu’elle fasse corps avec lui, que la remise en cause ou la critique qui pourraient désamorcer les logiques de polarisation qu’il active, réactive et entretient soient non seulement interdites, exclues du débat public et au besoin dénoncées comme « apologie » du pire, mais qu’elles deviennent même impossibles à formuler. Il faut enfin que la foule des « gens normaux » soit de plus en plus dépendante et séparée, qu’elle se perçoive comme douce, délicate, fragile, enviée par le dehors et perpétuellement menacée.

La tripe sensible

Si vous allez un jour en Cisjordanie, et si vous prenez la voiture avec un Palestinien, il vous arrivera sûrement de devoir attendre. Vous longerez peut-être le célèbre mur sur des kilomètres, lentement à cause des embouteillages, jusqu’au barrage gardé par un Israélien en T-shirt, jeune, l’Uzi en bandoulière, qui seul décide qui passe et quand tout s’arrête... Ce détour aura pour but de vous faire éviter les alentours d’une colonie fraîchement établie près des villages palestiniens, afin de préserver ses habitants du stress que votre arabe existence pourrait occasionner... Ainsi mis au pied du mur, l’indignation ne sert à rien, ni la colère. Profitez-en alors pour jeter un œil. Vous verrez peut-être près du sol, tous les deux mètres environ, des ouvertures de la taille d’un poignet, effectuées dans le mur par des Israéliens écologistes... pour que la faune des environs ne soit pas empêchée dans ses déplacements !

Voilà qui est bien digne d’une des « démocraties les plus réussies au monde » – dixit Trump. Pousser si loin le souci de l’environnement, quelle délicatesse ! Quel extraordinaire raffinement ! Ça c’est sûr, c’est pas du travail d’Arabe !

La conscience supérieure, la sensibilité exacerbée, le sens moral qui les subjugue et la bonté qu’ils ne peuvent s’empêcher d’incarner ne permettaient pas à ces Israéliens d’oublier qu’un pareil mur, évidemment, désordonne les équilibres, perturbe l’écosystème, brise les groupes et sépare les familles, complique la recherche de nourriture et d’eau, bref, disloque toute continuité vivante... Ainsi, la fragmentation de la Palestine opérée par l’occupation, avec ses catégories, ses laisser-passer et ses privilèges localisés, concerne même les reptiles, les musaraignes et les lapins : le sionisme leur donne un statut privilégié ! Un peu comme aux Druzes !

On dirait une parabole du rapport moral que l’Occident entretient avec le reste du globe, avec sa manie de sauver le monde après qu’il l’a dévasté – ou même de le dévaster et de le sauver d’un même geste, de crier « au feu ! » pendant qu’il l’incendie.

Cette fascinante initiative rappelle la réaction indignée de nombreux Américains, lorsque des compagnies privées ont mis en place des parties de chasse par drones, pour permettre au quidam de s’amuser en tuant des bêtes sauvages sans avoir à quitter le siège de son bureau. La NRA et la SPA s’étaient même alliées à l’occasion, une fois n’est pas coutume, pour dénoncer d’une seule voix la lâcheté et la barbarie de telles pratiques, si bien que le programme a dû être interrompu... En terme d’usage létal des drones, il a paru inacceptable à l’opinion américaine que l’on fasse subir à des fauves et des oiseaux le sort qui fut dès lors réservé aux Afghans, tout comme les Israéliens ont jugé cruel et inhumain d’infliger les désagréments de l’Occupation aux habitants de Cisjordanie qui avaient la chance d’être nés rongeurs ou lézards.

Des exemples comme celui-ci feront peut-être comprendre en quoi le sionisme est une affaire européenne, encore aujourd’hui sur le terrain et pas seulement de par l’histoire, en quoi c’est précisément la « bonne » conscience occidentale qui s’y déploie, avec sa perversion, ses inversions, son incongruité, la satisfaction et l’auto-justification morales qui sont les siennes, sa manière particulière de poursuivre, à rebours de ses propres principes, sa perpétuelle négation de l’autre et d’y voir même une preuve supplémentaire de l’excellence démocratique et morale dont elle se targue.

Voilà qui répondra aussi à ceux qui disqualifient toute critique d’Israël ou tout appel au boycott qui ne s’inscrivent pas dans une critique globale et indifférenciée des États oppresseurs, voire des États tout court. Si le boycott de la Chine, de l’Iran, de la Turquie, du Qatar ou de la Russie ne nous concernent pas de la même façon, ce n’est pas seulement à cause de la dépendance politique de certains de ces Etats à l’égard des puissances occidentales, ni parce qu’ils seraient trop directs, trop franchement brutaux dans l’exercice de leur force, encore moins parce qu’ils seraient moralement meilleurs ou que l’oppression subie par ceux qui ont affaire à eux serait plus douce ou moins digne d’intérêt. Mais parce que cette oppression ne se présente pas de la même manière à nous, et les pouvoirs que représentent ces régimes ne sont pas aussi directement identifiables à ceux qui nous sont familiers, que nous subissons ou dont nous profitons, que nous cautionnons ou dont nous nous désolidarisons.

Les rapports impliqués par ces pouvoirs ne sont pas ceux par lesquels nous sommes pris, alors qu’en tant que Français, nous sommes tous menacés non seulement d’être un jour traités en Palestinien (pas seulement les immigrés ou les descendants d’immigrés), dans un cadre politique et juridique qu’il sera de plus en plus difficile de contester, mais aussi, risque inverse et peut-être non moins grave, de faire partie d’une masse de citoyens qui vit, pense et craint à la manière israélienne.

Il ne s’agit pas tant ici de s’opposer au sionisme comme étendard, à ce sionisme auquel certains adhèrent par simple fidélité à un groupe, sentiment d’appartenance ou par un supposé devoir filial ou religieux. De telles fidélités nous traversent tous et aujourd’hui même les nationalismes et les réflexes identitaires prennent de plus en plus l’aspect de masques ou de palliatifs – ce qui est loin de leur ôter toute nocivité. Dans cette guise, le sionisme ne diffère peut-être pas d’autres grands récits et engagements du même type. À la limite, nous ne parlons pas non plus du sionisme comme idéologie coloniale européenne, comme survivance nationaliste de l’avant-dernier siècle. Dans ce qui se joue aujourd’hui à l’échelle mondiale, dans le grand renfermement qui est entrain de se mettre en place et l’insistance des gouvernements à accroître le contrôle et à justifier l’exclusion de certaines catégories d’humains, il s’agit surtout de repérer le sionisme comme logique.

Ce qu’Israël incarne et révèle, ce sont des logiques de séparation et de gestion des populations, de gestion des foules, des colères et des craintes, de distribution des statuts, des logiques qui cultivent la menace et entretiennent la dépendance des individus aux dispositifs nocifs, isolants et falsificateurs qui prétendent les protéger.

JPEG - 41.7 ko Taysir Batniji, "Père" première photo d’une série de 34 photographies, jet d’encre, 60 x 40 cm

La seule « démocratie » du Proche-orient

Chaque fois que j’ai entendu dire qu’Israël est la seule démocratie du Proche-Orient, avant la colère et la révolte, par-delà le noeud paralysant et la force pétrifiante de ces mensonges, j’ai pensé et voulu demander : Mais alors qu’entendez-vous par « démocratie » ? Que signifie « démocratie » pour qu’on puisse admettre qu’Israël en est une ?

Évidemment, par ce que le terme a de laudatif et de positif, ceux qui défendent la cause palestinienne, ou qui simplement connaissent la situation sur place et n’ont aucun intérêt de mentir, s’empresseront de rectifier, de rétablir quelques vérités. Ils rappelleront par exemple, outre le sort que cette « démocratie » réserve aux Palestiniens, qu’Israël ne garantit pas l’égalité des droits même pour ceux qu’elle reconnaît comme étant ses citoyens... Mais ces objections suffisent-elles ? Répondent-elles vraiment à ce qui est affirmé ou est-ce qu’elles se contentent de rendre coup pour coup ? Est-ce que les colonisations françaises et anglaises, le génocide des Amérindiens ou la traite négrière ont jamais empêché que les États-Unis, la France ou l’Angleterre soient qualifiés de démocraties ? Et si ces pays ne sont pas non plus démocratiques, alors qui l’est ? Ou alors est-ce que durant ces phases historiques, ils auraient simplement trahi leur essence démocratique et les valeurs qui leur seraient comme consubstantiellement attachées ?

Il faudrait peut-être retourner cette affirmation tenace contre ceux qui la lancent : si c’est le cas, si Israël est bien la seule démocratie du Proche-Orient, alors ça en dit long sur ce que vous appelez « démocratie ».

Que « démocratie » ne serve pas à blanchir « Israël » (avec ou sans jeu de mots), mais que la vérité sur ce qu’est Israël nous fasse nous demander : jusqu’où peut aller une prétendue démocratie ? Quel est le sort réservé à ceux dont on prétend qu’ils la haïssent et la menacent ?

Israël donne à tout ce qui se dit démocratique un aperçu de ce qu’une « démocratie » est prête à considérer comme nécessaire et acceptable lorsqu’elle se prétend menacée, lorsqu’elle se vit comme un havre de civilisation cerné par la barbarie haineuse des gueux alentours... Si de nos jours la « démocratie » s’accommode si facilement du racisme structurel, du déni des droits, du mensonge, de l’escalade sécuritaire et l’adhésion unanime à la rhétorique antiterroriste, si elle peut donner lieu à une occupation et un apartheid tels qui durent depuis des décennies, au massacre par les bombes et l’étouffement par le blocus d’une population séquestrée depuis dix ans pour avoir mal voté (démocratiquement au passage, cherchez l’erreur...), alors oui, peut-être qu’on peut considérer Israël comme une « démocratie » – peut-être même que Donald Trump a raison : il s’agit d’une des « démocraties » les plus réussies.

Après les attentats du 13 novembre, un ancien ministre de la défense a textuellement appelé à « israéliser la sécurité » en France, ce qui signifie que « l’israélisation » de la société dans son ensemble est un dessein qu’on ne prend même plus la peine de dissimuler. Plus récemment, pour justifier la mise en place à Nice d’une application importée d’Israël et qui permet à n’importe qui de partager en temps réel avec le centre de vidéosurveillance de la police les agressions, délits et incivilités réels ou supposés qu’il a pu filmer, Christian Estrosi déclarait : « nous sommes confrontés à une guerre qui nous est faite à l’israélienne, et ne pas mener nous-mêmes cette guerre à l’israélienne, c’est-à-dire nous appuyer à la fois sur toutes les administrations, toutes les collectivités, et aussi les populations – car en Israël les populations, par des campagnes d’information et de communication, sont associées – c’est une erreur ».

Que vous vous intéressiez ou pas à la question du Proche-Orient, que vous soyez « pour » ou « contre » ceci ou cela, « avec » ou « contre » les uns ou les autres, vous serez donc confrontés à cette perspective : Israël comme avenir des sociétés occidentales.

Si cette réjouissante option se confirme, le sujet générique que l’on pourra rencontrer dans la « démocratie » qui se prépare sera tantôt ombre, voix étouffée, masse dangereuse, présence embarrassante, chair livrée aux dispositifs, silhouette perdue dans le troupeau des détenus, des inculpés, de ceux qui attendent aux check-points ; tantôt citoyen reconnu, votant, respectable, qui peut s’exprimer, se déplacer, s’enrichir, à qui on permet de prendre soin de sa personne si précieuse, à qui tout rappelle combien la vie est chère, enviée, fragile, et que tout maintient dans cette inquiétude fébrile, dans cette certitude qu’il lui faut, pour être tranquille, emmurer le premier (celui dont il a pris la place en Palestine comme dans cette phrase), ne plus être dérangé par sa respiration...

Selon que vous vous trouverez d’un côté ou de l’autre, selon que vous serez puissant ou misérable suivant ce partage, vous pourrez dire avec raison « Nous sommes tous Israéliens » ou « Nous sommes tous Palestiniens ».

Ali Saber
Blog médiapart

JPEG - 8.5 ko Images : œuvres de Taysir BATNIJI, artiste-plasticien.
Peintre de formation, également auteur d’installations et de performances, Taysir Batniji utilise principalement depuis les années 90 la vidéo et la photographie, pratiques « légères », en adéquation avec un parcours personnel fait longtemps d’allers-retours entre la Palestine et l’Europe. Il documente de manière très sensible et anti-spectaculaire la réalité palestinienne, en se focalisant sur le déplacement, l’entre-deux, la mobilité ou son contraire l’empêchement. Ces enjeux objectifs inhérents au contexte social, politique et culturel palestinien, reflètent aussi la situation de l’artiste, témoin et acteur de la situation de son pays, mais aussi de la scène artistique occidentale.
Né à Gaza en 1966, Taysir Batniji a étudié les Beaux-Arts à l’université Al-Najah de Naplouse, puis a poursuivi sa formation en France, à l’Ecole Nationale des Beaux-Arts de Bourges, à l’université Paris 8, Saint-Denis, et à l’Ecole Nationale des Beaux-Arts de Marseille. Il a été invité dans le cadre de plusieurs résidences depuis 2001, en Allemagne, au Sénégal, en France et en Suisse. Il vit et travaille à Paris.
Son travail a été montré dans de nombreuses expositions en Europe et au Moyen-Orient, notamment à l’Institut du Monde arabe, Paris, au Jerusalem Show, Jerusalem, au Martin-Gropius-Bau, Berlin, au Kunstmuseen de Krefeld, à la Kunsthalle Wien, au Witte de With, Rotterdam, ainsi que dans des festivals consacrés à la création vidéo.
Batniji a également participé à des manifestations internationales tels que la Biennale de Venise en 2003 et 2009, la 8e Biennale de Sharjah en 2007, la Biennale de La Havane en 2003 et la Biennale d’Alexandrie en 1999 et 2001.