Azzoun : le village palestinien dont les enfants remplissent les prisons israéliennes

jeudi 13 septembre 2018

Cette communauté de Cisjordanie détiendrait le record du nombre de mineurs détenus en Israël, mais vous n’en avez probablement jamais entendu parler

AZZOUN, Palestine – Un mois avant son arrestation, une trentaine de soldats israéliens sont venus chez Yasin Shbeita au milieu de la nuit, affirmant que leur capitaine les avait autorisés à le tuer.

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« Je ne veux pas te mettre en prison pendant des mois ou des années, je veux te tuer et me débarrasser de toi maintenant », aurait déclaré un soldat. Âgé d’à peine 16 ans à l’époque, Yasin a craint pour sa vie.
« J’avais peur qu’ils viennent me tuer à tout moment », a-t-il confié à Middle East Eye.
Le 11 avril, les soldats israéliens sont revenus. Lors d’une descente de nuit, ils l’ont arrêté avec violence. Les soldats l’ont extirpé de sa maison à Azzoun – un village dans le nord de la Cisjordanie occupée – et l’ont délivré à la police des frontières israélienne.

L’adolescent a rapporté que la police a alors commencé à le frapper et l’a poussé en direction d’une jeep militaire garée au bout de son allée.
« Chaque soldat passant à côté de moi me donnait des coups de pieds et me giflait », a raconté Yasin en désignant les endroits où il avait été frappé.

Une expérience courante

L’expérience dramatique de Yasin Shbeita est courante, surtout à Azzoun, qui détient le record d’arrestations d’enfants par habitant en Cisjordanie, d’après le chargé de communication de la municipalité, Hassan Shbatta. Azzoun est encerclé par cinq colonies israéliennes illégales et se situe également à côté du mur de séparation israélien.

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« L’armée israélienne pénètre à Azzoun 398 fois par an – de jour comme de nuit – et établit des postes de contrôle dans la ville. Cela met les gens sous pression. Ils craquent », a déclaré Shbatta à MEE. Le responsable a expliqué que, face à cette écrasante présence militaire, de nombreux jeunes garçons du village allaient souvent sur la route principale et jetaient des pierres.

« Les Israéliens font pression sur les jeunes qui résistent à l’occupation, [mais] les Israéliens veulent tuer tout esprit de résistance alors ils les arrêtent », a-t-il déclaré.

Dans une déclaration à Middle East Eye, un porte-parole de l’armée israélienne a assuré qu’Azzoun « n’est pas traité différemment des autres villages de la région ».
« Malheureusement, ces dernières années, beaucoup de mineurs, dont de très jeunes, ont été impliqués dans des événements violents, notamment des actes de terrorisme et d’autres crimes », a indiqué l’armée.

Ahmad Rayan, 15 ans, vit également à Azzoun et a déjà été emprisonné deux fois.
Sa mère, Salam, a raconté à MEE comment son fils a été arrêté le 30 juillet dernier – un récit quasi-identique à celui de Yasin Shbeita.
Elle a rapporté qu’une dizaine de soldats israéliens sont venus chez eux vers 2 heures du matin, et après avoir défoncé la porte d’entrée, ont sorti Ahmad de son lit.
« Ils lui ont attaché les mains devant la maison et l’ont empêché de s’habiller et de mettre des chaussures. »

JPEG - 246.9 ko Salam Rayan dans sa maison à Azzoun, deux jours après la seconde arrestation de son fils de 15 ans (MEE/Tessa Fox)

Selon Défense des Enfants International (DEI), environ 500 à 700 Palestiniens âgés de 12 à 17 ans sont arrêtés et poursuivis par les tribunaux militaires israéliens chaque année.
La détention de mineurs par Israël a été mise en lumière par le cas d’Ahed Tamimi, une adolescente palestinienne emprisonnée pendant huit mois pour avoir giflé un soldat israélien.

Toutefois, l’attention médiatique de l’affaire Tamimi est unique. Aucun article n’a été publié dans les médias au lendemain de l’arrestation de Yasin Shbeita, même s’il avait le même âge qu’elle au moment de son arrestation.

L’adolescent a déclaré à MEE qu’il était, ainsi que d’autres jeunes prisonniers, « en colère contre les médias ».
« Pourquoi Ahed Tamimi et personne d’autre ? Il y a un million d’autres Ahed Tamimi en prison, elle n’est pas différente des autres prisonniers. »

Nabi Saleh, d’où est originaire la jeune Tamimi, est un village de Cisjordanie célèbre pour sa résistance à l’occupation israélienne, grâce à l’approche proactive de ses habitants qui utilisent les réseaux sociaux.
À l’inverse, le monde ne sait rien des descentes israéliennes répétées sur Azzoun.

Mauvais traitements courants, systématiques et institutionnalisés

« Lorsque des affaires impliquent des mineurs, leur âge est pris en compte lors du processus judiciaire », a déclaré l’armée israélienne à MEE.

Cependant, selon un rapport publié par l’UNICEF en 2013, « les mauvais traitements infligés aux enfants en contact avec le système de détention de l’armée [israélienne sont] courants, systématiques et institutionnalisés ».

Ces mauvais traitements ont lieu du moment de l’arrestation jusqu’à la poursuite en justice, à l’inculpation et à la condamnation.

La majorité des enfants sont inculpés pour jets de pierres.

Une fois les enfants arrêtés par l’armée israélienne, ils sont transférés à l’arrière d’une jeep militaire entre différentes bases et commissariats situés dans les colonies pour interrogatoire.

Yasin Shbeita s’est lui aussi dit victime de mauvais traitements.
« J’ai été emmené dans un camp militaire les yeux bandés. Je n’ai pas pu dormir, je n’ai pas mangé – ni bu », a-t-il indiqué. « J’ai essayé de dormir et baissé la tête à un moment. Un soldat est arrivé et a donné un coup sur le bureau avec une barre de métal pour me réveiller, il m’a enlevé mon bandeau et a commencé à m’interroger. Cette première session a duré de 3 heures à 8 heures du matin. »
« Ils m’ont montré des vidéos et des photos de personnes. Ils me disaient que c’était moi et répétaient : “Ou tu avoues, ou on te met en prison – dans le noir – ou bien on te tue” », se rappelle Yasin.

En vertu de diverses lois internationales, notamment la Convention des droits de l’enfant, l’interrogatoire des enfants doit être mené en présence d’un avocat ou d’un responsable légal. Le processus doit également être enregistré à l’aide d’un équipement audiovisuel.

Selon le rapport de 2013 de l’UNICEF, « aucun enfant n’a été accompagné d’un avocat ou d’un membre de sa famille pendant son interrogatoire. » Ceux auxquels MEE a parlé ont confirmé cela.
Sans tutelle ou soutien favorable, les enfants peuvent être exposés à une énorme pression et être pris de paranoïa pendant l’interrogatoire.

« Ils les interrogent pendant longtemps et l’enfant se dit “je n’en peux plus”, il abandonne et leur dit “j’ai jeté une pierre”. Ils pensent que cela sera terminé s’ils parlent », a expliqué Salam Rayan, en se basant sur la première expérience de la détention de son fils.
Les enfants qui finissent par avouer sont contraints de signer un formulaire en hébreu, une langue qu’ils ne comprennent pas.

Emprisonnement brutal

Lorsque Yasin Shbeita a été transféré dans une cellule de prison, il a été « brutalement frappé » aux bras et aux jambes.

« Les autres prisonniers ont dit aux gardiens que je devais être emmené à l’infirmerie mais, à la place, j’ai été emmené à l’isolement », a-t-il raconté.
« C’est tellement sombre, vous ne savez pas si c’est le jour ou la nuit. Il y a des eaux usées par terre, des toilettes et un petit lit. »

Le Comité de l’ONU contre la torture interdit formellement le placement en isolement des enfants en raison des conséquences néfastes sur leur bien-être psychologique.
Le droit international exige en outre que les enfants soient emmenés devant le juge dans les 24 heures suivant leur arrestation.

Yasin a attendu sa première audience trois jours, ce qui a également été sa première occasion de consulter un avocat, bien qu’il n’ait pas pu lui parler.
L’adolescent a participé à sept audiences au total, en l’espace d’un mois et demi. Sa mère n’a pu assister qu’à une seule audience à cause des restrictions l’empêchant de se rendre en Israël.

Ce n’est que lors de la dernière audience qu’il a appris pourquoi il était inculpé – jets de pierres.
« Ils m’ont condamné à deux mois de prison et 3 000 shekels [environ 700 euros] d’amende pour mise en danger de la vie des colons. »

Ayed Abu Eqtaish, directeur du programme Justice pour Défense des Enfants International, a déclaré que chaque enfant arrêté et détenu par l’armée israélienne est exposé à différents types de tortures.
« Il y a la violence physique, les pressions psychologiques comme placer les enfants à l’isolement », a-t-il expliqué à MEE. « Tous ces types de mauvais traitements, de même que l’humiliation et l’intimidation, servent à leur extirper des informations de force et ces aveux constituent la preuve principale devant les tribunaux militaires israéliens. »

Changements de personnalité

Salam Rayan a indiqué que son fils avait changé à sa libération de prison la première fois l’année dernière. Ahmad lui-même déclare intérioriser ses peurs et indique que depuis son emprisonnement, il est devenu plus mature.
« Lorsqu’ils passent un an dans une prison militaire [à cet âge-là], cela équivaut à cinq ans, donc quand ils sortent, ils se sentent plus matures, comme des adultes, des hommes. Il… n’est plus un enfant », a observé Salam Rayan.

Reema Shbeita, la mère de Yasin Shbeita, a confié à MEE que son fils est plus tendu depuis qu’il a quitté la prison militaire israélienne.
« Il a toujours peur que quelqu’un vienne et l’emmène à nouveau. Ils [les enfants de cet âge] vivent dans l’horreur », a-t-elle déclaré en s’asseyant à côté de son fils sur leur balcon.

Avec des centaines d’enfants arrêtés chaque année, une génération entière d’enfants palestiniens qui ont subi des abus psychologiques est en train d’émerger.
« Nous pensons que chaque enfant qui a vécu cette expérience sera affecté psychologiquement et que le niveau d’impact psychologique dépend de l’âge de l’enfant lors de son arrestation, des types de mauvais traitements et de torture qu’il a subis dans la prison israélienne », a déclaré Abu Eqtaish.

« Nous pensons que tous les enfants sont affectés parce que le système dans son ensemble est conçu pour briser le bien-être psychologique de quiconque passe par ce système, qu’il s’agisse d’enfants ou d’adultes, mais l’impact sur les enfants est plus important. »

Demande d’attention internationale

Yasin Shbeita souhaite attirer l’attention de la communauté internationale sur les centaines d’enfants palestiniens détenus par Israël. « Nulle part ailleurs dans le monde, les enfants ne subissent ce type de traitement. Ce n’est pas juste de mettre des enfants de 12-13 ans en prison, ils devraient jouer dans la rue ou être avec leur famille », a-t-il déclaré.

« Je demande aux médias de ne pas se focaliser sur Ahed Tamimi mais sur tous les mineurs arrêtés ». Nariman Tamimi, la mère d’Ahed, a elle-même suggéré que l’indignation de la communauté internationale concernant l’arrestation de sa fille venait de son teint clair – et avait donc des connotations racistes.

« Franchement, c’est probablement l’apparence d’Ahed qui a suscité cette solidarité internationale, ce qui, à propos, est raciste », a-t-elle déclaré à l’agence Anadolu.
Selon Salam Rayan, le simple fait que l’altercation entre Ahed Tamimi et le soldat israélien ait été filmée a contribué à « démultiplier l’importance » de son affaire par rapport à celles d’autres enfants.
« Pour Ahed, il y a une vidéo la montrant qui gifle le soldat, s’il n’y avait pas la vidéo, [son arrestation] aurait été normale », a-t-elle estimé. « Personne ne savait qu’ils avaient pris mon fils. »

Traduit de l’anglais (original).
Source : AURDIP - Association des Universitaires pour le Respect du Droit International en Palestine