Le téléphérique de la Vieille Ville de Jérusalem : Qui est gagnant ? Qui est perdant ?

vendredi 25 janvier 2019

Emek Shaveh est une organisation créée par des archéologues et des militants communautaires qui se concentre sur le rôle de l’archéologie dans la société israélienne et le conflit politique à Jérusalem et en Cisjordanie. Partenaire du CCFD-Terre Solidaire (membre de la Plateforme Palestine), l’organisation a récemment lancé une campagne sur le projet israélien de téléphérique à Jérusalem, un projet d’infrastructure hautement politique ayant pour but de renforcer le contrôle israélien sur Jérusalem-Est et la vieille ville.

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Contexte

Le mercredi 13 décembre, le Comité national des infrastructures a fait une présentation publique du projet de téléphérique pour la Vieille Ville de Jérusalem. Ce projet de transport a été présenté comme une priorité nationale dont l’objet est de relier directement Jérusalem-Est à Jérusalem-Ouest et qui sera réalisé rapidement. Le projet israélien de téléphérique aura des conséquences économiques, culturelles et politiques et en matière de transport sur la Vieille Ville et le Bassin Historique. Le nouveau téléphérique aura des répercussions négatives sur les résidents ainsi que sur la préservation du Bassin Historique de Jérusalem, ville ayant plusieurs couches historiques et au caractère multiculturel.

Le projet a été promu par le ministre du Tourisme, Yariv Levin, et l’Autorité de développement de Jérusalem (JDA), qui fait partie du Ministère de Jérusalem et du Patrimoine (dirigée par le ministre Elkin) et soutenu par le ministre des Finances Moshe Kahlon. Un budget de 18 millions de NIS (Shekels israéliens) a été alloué pour la phase actuelle du projet pour la planification et la participation publique. Le Ministre du Tourisme a décidé de faire passer ce projet avant les autres et de lui donner le statut de « priorité nationale », catégorie généralement réservée aux projets de construction d’infrastructures et de routes.

Le téléphérique a été défini par le Comité national des infrastructures (NIC) comme un projet de transport destiné à réduire les embouteillages sur les voies d’accès à la Vieille Ville. La solution du téléphérique a été choisie en connaissance de cause après étude des différentes options de train léger ou de modification des itinéraires menant à la Vieille Ville. De l’avis des promoteurs, après un examen approfondi des diverses solutions, le téléphérique s’est avéré la solution la plus efficace, la plus rapide et la moins coûteuse. Ils affirment qu’à partir de la délivrance des permis de construire, la construction du téléphérique pourra être achevée en 15 mois pour un coût de 200 millions de NIS. Les concepteurs assurent que la hauteur du téléphérique sera inférieure à celle des murs de la Vieille Ville.

Dans un premier temps le téléphérique comprendra trois stations : il ira de la Première Gare jusqu’au Mont Sion, puis de là jusqu’au Centre Kedem à l’entrée de Silwan. Un dépôt de cabines sera également construit à Abu Tor près de la rue Ha-Mefaked. Le plan à long terme, non approuvé à ce jour, prévoit des stations sur le mont des Oliviers et le bassin de Siloé, en bordure de Wadi Hilweh, quartier de Silwan. Presque tous les problèmes d’aménagement semblent se concentrer entre la station du Mont Sion et le futur Centre Kedem à Silwan. Il faudra surmonter de nombreuses difficultés pour permettre la circulation sur cet axe, puisqu’il faudrait détruire les étages supérieurs de plusieurs maisons de Silwan. Il faudra apparemment surélever le futur Centre Kedem d’environ 2,5 mètres. On prévoit aujourd’hui que le Centre Kedem sera le plus grand bâtiment de la Vieille Ville, avec plus de 15 000 mètres carrés, à 20 mètres à peine des murs de la Vieille Ville.
Problèmes avec le projet de téléphérique dans le Bassin Historique de Jérusalem

Une question de bonne gouvernance

Les discussions sur le projet de téléphérique sont sensées se dérouler au sein des comités d’urbanisme et de construction. Cependant, en ayant recours au Comité national des infrastructures pour promouvoir le projet et en en faisant une priorité nationale, les politiques ont réussi à contourner la législation et les services d’urbanisme, ainsi que l’échelon professionnel responsable de la protection de l’environnement, de l’aménagement et de la conservation. Si le projet était étudié selon des voies acceptables et non en court-circuitant les comités, il serait possible d’organiser un débat public et professionnel approfondi, et d’arriver à des décisions plus équilibrées.

Précédents

Israël possède plusieurs téléphériques, notamment à Massada et Haïfa, où il n’y a qu’une ou deux cabines. On reconnaît que le téléphérique de Haïfa est un échec économique et en termes de transport, tandis que celui de Massada est une nécessité. Le téléphérique de Jérusalem transportera jusqu’à 3 000 personnes par heure dans 72 cabines. C’est la première fois qu’un téléphérique sera un moyen de transport majeur au cœur d’une ville. Il est clair qu’une telle expérience sans précédent dans une ville d’une telle importance historique et religieuse est une aventure risquée.

Téléphérique ou train léger ?

La municipalité de Jérusalem et le ministère des Transports promeuvent d’autres solutions de transport pour la Vieille Ville. Si une alternative moins expérimentale est déjà en cours d’élaboration, il n’est pas nécessaire d’entreprendre en même temps un projet tel qu’un téléphérique.

Protection du caractère historique de Jérusalem

Dans les villes historiques, on accepte qu’il faut protéger les valeurs de paysage et de conservation, et non les sacrifier au profit de gadgets et d’innovations étrangers au caractère historique de la ville. La difficulté à faire face aux embouteillages causés par la circulation des touristes est un phénomène connu dans de nombreuses villes touristiques de par le monde, mais jamais aucune n’a encore construit de téléphérique. À Venise, par exemple, il est inconcevable de construire un téléphérique pour surmonter les problèmes de transport et l’inefficacité des gondoles et des bateaux-bus. Pourquoi donc y a-t-il une attitude si méprisante à Jérusalem quand il s’agit de défendre son caractère historique unique, un bien culturel mondial qui nous a été confié ?

Dangereux pour le paysage et l’architecture

Le téléphérique doit traverser la vallée de Hinnom afin de relier le Mont Sion. Une partie du tracé vers le Centre Kedem sera parallèle au mur sud de la Vieille Ville. Les promoteurs proposent une cadence horaire d’environ 72 cabines. De nombreux pylônes de soutien seront élevés entre les stations. D’après le plan, la ligne de téléphérique deviendra une artère à grande circulation où les cabines se déplaceront le long des murs de la Vieille Ville à pratiquement n’importe quelle heure, dans un paysage hideux de pylônes et de gros câbles. Cela causerait un préjudice sans précédent au panorama de la Vieille Ville et à la vallée de Hinnom. La vallée, actuellement traversée par une voie à faible circulation et entourée d’une ceinture verte préservant sa beauté naturelle et ses antiquités, va se transformer en une artère à grande circulation qui va défigurer le célèbre panorama de la ville. De nombreux experts en conservation et architectes, ainsi que de nombreux membres de la société civile protestent contre le mauvais goût à la “Disneyland” de cabines survolant les murs de la Vieille Ville.

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Entrée dans une ville historique par une porte historique

Il est prévu que le téléphérique « déchargera » ses passagers dans le Centre Kedem. On entrerait désormais dans la Vieille Ville par des tunnels ou par la porte des Maghrébins. Pour comprendre Jérusalem et son développement historique, il vaut mieux y entrer comme on le fait depuis des milliers d’années : à pied, et par l’une des portes principales, la porte de Jaffa ou la porte de Damas.

Un téléphérique n’a pas sa place dans un site inscrit au patrimoine mondial

En 2006, le gouvernement syrien voulait construire un téléphérique pour desservir la forteresse du Krak des Chevaliers, au nord du pays. À la différence de Jérusalem, l’accès au Krak des Chevaliers se fait par un sentier escarpé qui mène au sommet de la montagne. Les instances professionnelles de l’UNESCO, comme l’ICOMOS, ont fait valoir qu’un téléphérique ne pouvait pas être construit sur un site inscrit au patrimoine mondial. Massada est le seul site classé au patrimoine mondial auquel on accède en téléphérique. Dans ce cas, l’UNESCO a demandé que le téléphérique n’aille pas jusqu’au site proprement dit. Jérusalem est un site classé au patrimoine mondial à de nombreux titres, et il est extrêmement important de conserver son caractère historique, qui attire les touristes du monde entier, et d’empêcher une construction qui le défigurera.

Le téléphérique passe à côté du public cible

La plupart des personnes qui se rendent au Mur des Lamentations sont des Juifs ultra-orthodoxes ou des personnes célébrant une Bar Mitzvah, et qui visitent rarement le site. Les Haredim ne vivent pas à proximité du tracé du téléphérique, et ceux qui célèbrent une Bar Mitzvah ne sont pas nécessairement des Hiérosolymitains vivant à proximité de la Première Gare. Le téléphérique étant identifié à la prise de contrôle des Juifs sur Silwan et Jérusalem Est, et étant donné qu’il sera exploité par les colons ou par des instances religieuses juives, il est raisonnable de supposer que très peu de Palestiniens l’emprunteront. Les hôtels de Jérusalem n’étant pas proches de la Première Gare, l’accès au téléphérique pour les touristes ne sera ni pratique ni rapide. Dans ce cas, à qui servira-t-il ?

Un éléphant blanc

Si le téléphérique est inutilisé, il deviendra vite un fardeau financier et beaucoup d’argent sera dépensé pour l’entretien de ses stations et cabines vides. On peut voir un exemple de cette situation dans la ligne de bus gratuite qui fonctionne actuellement entre la Première Gare et la porte des Maghrébins, et est pratiquement vide. Il suffit que les concepteurs aillent voir le téléphérique de Haïfa pour avoir une idée de son inactivité. À la différence des lignes de bus, où la fréquence peut être modulée en fonction des besoins, le coût d’exploitation d’un téléphérique ne varie pas même si le nombre de passagers est faible. Le besoin d’exploiter le téléphérique même lorsqu’il n’est pas rentable représente une dépense inutile pour l’autorité de gestion.

Gaspillage des fonds publics

Les budgets déjà approuvés pour le téléphérique sont de 14 millions de NIS pour la phase de planification et 200 millions de NIS pour la construction. Il est évident qu’il ne s’agit là que de montants initiaux et que les coûts réels seront bien plus élevés. Ces sommes ne comprennent certainement pas les coûts d’exploitation et le manque à gagner dû au fait que le téléphérique ne fonctionnera pas le samedi et pendant les fêtes juives. De toute évidence, il serait beaucoup plus utile pour les résidents et les touristes d’investir cet argent pour améliorer les transports en commun de Jérusalem.

Besoin de transport ou entreprise touristique ?

Il semble que les instances politiques soutenant le téléphérique n’aient pas décidé derrière quelle feuille de vigne cacher le projet. Le ministre du Tourisme a prévu des clauses troublantes dans une modification de la loi sur l’urbanisme et la construction qui concernait les hôtels, et a inclus un chapitre séparé permettant la construction d’un téléphérique pour les besoins touristiques constituant une priorité nationale, sur un tracé qui contourne les comités d’urbanisme. D’autre part, on propose au public un plan de transport prétendument conçu pour résoudre le problème d’accès au Mur des Lamentations. Les responsables de la planification du transport à Jérusalem au nom du ministère des Transports ne sont pas du tout impliqués dans le projet de téléphérique. Par ailleurs, les budgets du projet ne viennent pas du Ministère des Transports. Ceux qui ont fait en sorte d’arracher le téléphérique aux griffes des comités d’urbanisme savaient sans doute parfaitement que ce projet injustifié aurait été bloqué par eux (comme cela s’est produit en 2013 et 2015).

Préjudice pour les résidents palestiniens

Bien que la plupart des terrains destinés au téléphérique soient publics, les résidents de Silwan seront les victimes immédiates du projet puisque le téléphérique passera au-dessus de leurs maisons. Le déplacement de plusieurs douzaines de cabines par heure, à une altitude de 5 à 9 mètres au-dessus des maisons, sera anxiogène et portera un préjudice incommensurable à la qualité de vie. L’entrée au téléphérique de Silwan se fera par le Centre Kedem, propriété de la fondation Elad ; il est difficile de voir comment la fondation sera tenue de permettre aux Palestiniens d’accéder librement à la station. Les pylônes de soutien prévus entre les stations endommageront les façades des maisons, et dans certains cas, ils seront construits sur des terres appartenant aux résidents, aux églises ou aux monastères. Il semble également que les étages supérieurs de plusieurs maisons seront démolies pour permettre la construction de l’infrastructure du téléphérique. On doute fortement qu’un tel projet aurait été entrepris dans des quartiers situés dans la partie ouest de la ville ou en Israël.

Préjudice pour les marchands de la Vieille Ville et de ses environs

Les centres commerciaux de la rue de Jaffa, de Mamilla et de la rue Salah ad-Din dépendent des flux touristiques en provenance et au départ de la Vieille Ville, et la plupart des visiteurs entrent par

La porte de Jaffa et la porte de Damas. La construction du téléphérique au sud de la ville créera un itinéraire touristique alternatif et entraînera un préjudice économique considérable pour de nombreux commerçants.

Avantages économiques pour Elad et la Fondation du Patrimoine du Mur Occidental

Un nouveau moyen de transport touristique, pouvant transporter 3 000 personnes par heure vers la Vieille Ville, procurera d’énormes profits aux organismes qui déterminent l’itinéraire ainsi que ses différentes stations. Les principaux organismes qui tireront parti de ce projet seront Elad, qui gère la Cité de David et le Centre Kedem, et la Fondation du Patrimoine du Mur Occidental, qui gère les tunnels du Mur occidental.

Un récit historique pour un public captif

A la différence de la situation actuelle, où les visiteurs qui se rendent au Mur occidental traversent les ruelles et marchés de la Vieille Ville, l’expérience des visiteurs arrivant dans la Vieille Ville par le téléphérique sera tout à fait différente : ils ne se déplaceront pas dans un tissu urbain animé et varié, mais seront « canalisés » vers des sites tels que la Cité de David et les tunnels du Mur occidental où ils devront payer un droit d’entrée. Ces sites présentent un récit « fermé », qui est façonné selon des concepts nationaux-religieux, prétendument fondés sur des découvertes archéologiques, et qui cache les éléments non juifs du passé de Jérusalem. La présence et l’histoire des Chrétiens et des Musulmans à Jérusalem, passées et présentes, disparaissent comme si elles n’avaient jamais existé tandis que les visiteurs font une déambulation souterraine dans une « réalité du deuxième temple » ou arrivent directement par la voie des airs dans des centres touristique et d’information gérés par des organisations ayant un programme national-religieux controversé.

Renforcement du projet de colonisation à Jérusalem-Est

le tracé du premier tronçon du téléphérique vers le Mont Sion se situe à dans les frontières de 1967. Mais entre le Mont Sion et le Centre Kedem, le tracé traverse Jérusalem-Est, principalement au-dessus du village de Silwan. Le téléphérique relie Jérusalem-Ouest à la partie orientale. Comme indiqué, la ligne du téléphérique se terminera dans un premier temps à Silwan. Ensuite, elle se prolongera jusqu’au Mont des Oliviers et le bassin de Siloé, à l’extrémité sud du quartier Wadi Hilweh de Silwan. Le projet de téléphérique relie, du point de vue du transport et de la sensibilisation du public, des sites de la ville historique avec les colonies israéliennes de Jérusalem-Est. Le transport de l’ouest vers l’est de la ville augmentera la fréquence des visites des sites contrôlés par Elad à Jérusalem-Est.

En conclusion, Le téléphérique est un projet expérimental impulsé par les intérêts politiques sur le site le plus important et le plus sensible de notre région, la Vieille Ville de Jérusalem. Bien que le projet soit présenté au public comme une réponse aux besoins du transport et du tourisme, son objectif est politique : renforcer l’emprise d’Israël sur Jérusalem-Est avec un récit national-religieux et établir des « faits accomplis » qui rendront impossible tout compromis historique dans le Bassin sacré et effaceront la riche diversité culturelle de la ville. Le téléphérique portera également gravement atteinte à la nature historique de la Vieille Ville et altèrera sa célèbre beauté qui attire les visiteurs du monde entier.

Source : Plateforme des ONG pour la Palestine