Ce « plan de paix » qui prépare l’apartheid

lundi 17 février 2020

Dans une tribune, Yehuda Shaul, ex-commandant de Tsahal et cofondateur de l’ONG Breaking the silence, estime que la solution américaine au conflit israélo-palestinien refuse de reconnaître l’occupation. Il appelle la communauté internationale à s’opposer aux propositions de Donald Trump.

Dans une interview diffusée cette semaine sur CNN, Jared Kushner, l’artisan du « plan de paix » récemment dévoilé par Donald Trump, s’exprimait en ces termes : « La vérité, c’est qu’Israël est là, et ce n’est pas près de changer. Je ne considère pas l’état du monde tel qu’il était en 1967, mais bien celui d’aujourd’hui, en 2020. » M. Kushner n’a eu de cesse d’exhorter les Palestiniens à laisser leur passé derrière eux. Il faut qu’ils aient le courage de regarder la réalité en face, a-t-il martelé. Voilà la seule façon d’avancer ensemble vers un avenir prospère.

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Je somme M. Kushner de suivre ses propres recommandations et de scruter la réalité telle qu’elle est.

Nulle part, dans les 181 pages que comporte ce plan, n’apparaît le mot qui décrit la situation telle qu’elle a cours dans cette région. C’est le mot « occupation ». Dans toute sa sécheresse juridique, il recouvre la réalité vécue par chaque Palestinien au cours des cinquante-deux années écoulées, dans cette région dont Jared Kushner et Donald Trump voudraient décider du sort.

N’importe quelle personne palestinienne vivant en Cisjordanie, que ce soit à Naplouse, à Ramallah ou dans les villes et villages des collines du sud de Hébron ou de la vallée du Jourdain, connaît la vie sous l’occupation, elle connaît jusqu’aux moindres implications du mot. Si j’ignore ce que l’on éprouve quand on habite une région occupée, j’ai très bien su endosser le rôle de l’occupant : pendant mes années de soldat dans l’armée d’Israël (Tsahal), stationné dans les villages et les villes soumises à notre régime militaire depuis plus d’un demi-siècle, j’ai vite appris à connaître le quotidien de l’occupation.

J’ai été en faction aux check-points séparant les différentes zones de la Cisjordanie, j’ai fait irruption chez des familles en pleine nuit pour mener des arrestations ou des perquisitions - mais le plus souvent, simplement pour « instiller la peur au sein de la population palestinienne », selon la terminologie officielle de Tsahal.

J’ai tiré à l’aveugle dans des quartiers résidentiels, au lance-grenades, en représailles à des attaques visant les colonies de Hébron. Et, en tout lieu, parfois dans une seule et même rue, j’ai contribué à imposer deux réalités juridiques distinctes : d’un côté, celle des colons, une législation civile fondée sur les pleins droits de chacun ; de l’autre, pour les Palestiniens, un système militaire faisant fi de la citoyenneté et des droits qui en découlent.

Telle est la réalité sur le terrain, aujourd’hui, en 2020. M. Kushner a beau prétendre qu’il considère l’état actuel du monde, il est aveugle à cette réalité que ressentent dans leur chair tous les citoyens palestiniens et tous les soldats stationnés en Cisjordanie.

Le plan de Donald Trump a pour but de perpétuer cette réalité. En annexant une grande partie des territoires de Cisjordanie à Israël et en donnant aux fragments restants le nom d’« Etat palestinien », son plan vise à obtenir l’approbation de la communauté internationale pour créer de nouveaux bantoustans.

Cette semaine, l’administration Trump a fait des efforts pitoyables pour masquer la fragmentation de la carte qu’elle présentait au monde : tout un réseau de ponts et de tunnels censés compenser cet éclatement permanent de la Cisjordanie, et le fait que les forces de sécurité israéliennes auront le pouvoir d’autoriser ou d’interdire les allées et venues de millions de citoyens soumis. En d’autres termes : la même situation qu’aujourd’hui, mais entérinée par un prétendu accord - et pour toujours.

L’Afrique du Sud de l’apartheid considérait aussi les bantoustans comme la solution à ses problèmes politico-démographiques. Elle pensait, apparemment de tout cœur, qu’elle avait trouvé la manœuvre ultime qui lui permettrait de maintenir, au sein d’un territoire unique, d’une part un groupe jouissant de tous ses droits civiques, et d’autre part un groupe - à la peau légèrement plus foncée - qui s’habituerait à vivre avec beaucoup moins de privilèges, et ce jusqu’à la fin des temps.

Mais contrairement au cirque dystopique déployé cette semaine à la Maison Blanche, la « solution » du régime de l’apartheid fut rejetée tour à tour par tous les pays du monde. Or Trump cherche à déjouer les lois et les normes internationales en vigueur pour rallier ses homologues à cette « solution » qui a tout d’un nouvel apartheid.
Ce n’est pas un « plan de paix » qui a été présenté à la Maison Blanche, ni un accord. Au nom d’un hypothétique futur - voilé dans le brouillard ou, pire, la fumée -, Trump a donné à Israël le feu vert pour entreprendre des mesures d’annexion immédiates. Mais l’horrible spectacle qui s’est tenu à Washington nous aura tout de même ménagé une consolation : la présentation fallacieuse du « statu quo » a volé en éclats.

Désormais, l’ensemble de la communauté internationale se doit de dissiper les dangereuses chimères convoquées par le président américain. Elle doit se rallier aux Israéliens et aux Palestiniens qui luttent pour un avenir nouveau, elle doit nous aider à éviter l’apartheid. Il est grand temps pour la communauté internationale de comprendre que si elle ne reprend pas les rênes, si elle ne fait rien pour endiguer le plan de Donald Trump, la possibilité de créer une réalité nouvelle, de rétablir la vérité, la justice et la paix, à la fois pour les Palestiniens et les Israéliens, cette possibilité, à l’image de notre pays divisé, partira en fumée.

Traduit de l’anglais par Alexandre Pateau