Mahmoud Darwich répond aux aberrations politiques

mardi 3 novembre 2020

Mahmoud Darwich, poète palestinien et poète de la Palestine à la fois, touche des millions de coeurs à travers le monde tandis qu’il foudroie ceux des Palestiniens.

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L’oeuvre de celui qui a aimé jusqu’à l’adoration sa patrie, son « jardin poétique d’abondance », est inondée, par nécessité, du sort mortifère qu’a été réservé à la Palestine. Aussi lyrique qu’épique, son phrasé, né des mots de la résistance, de l’exil, de la douleur, de l’amour, de la colère, de la solitude, de la nostalgie, est resté hanté, du début jusqu’à la fin, par la lumière de cette terre qui ne finit pas de s’obscurcir.

« Si tu n’es pluie, mon amour / Sois arbre. / Rassasié de fertilité, sois arbre / Et si tu n’es arbre mon amour / Sois pierre / Saturée d’humidité, sois pierre / Et si tu n’es pierre mon amour / Sois lune / Dans le songe de l’aimée, sois lune. / Ainsi parla une femme / à son fils lors de son enterrement. » (Etat de siège, 2002).

« La terre nous est étroite. Elle nous accule dans le dernier défilé et nous nous dévêtons de nos membres pour passer. » (La terre nous est étroite et autres poèmes, 1966-1999).

Né en 1941 dans une Palestine sous mandat britannique, Mahmoud Darwich connaîtra dès 1948, à la proclamation de l’Etat d’Israël, les routes de l’exil (Beyrouth, Moscou, Caire, Tunis, Paris), les retours clandestins, le harcèlement de la police et les séjours en prison. Dès lors, la Palestine s’est forgée un chemin principal dans son oeuvre, même si « l’idée d’une “poésie nationale”, patriotique, à laquelle nous, Palestiniens, serions condamnés » est rejetée par l’auteur. Moins par visée que par nécessité, l’aspect politique s’est inévitablement greffé à l’aspect poétique, de sorte à ce que les dimensions individuelle et collective, intérieure et extérieure, se sont liées les unes aux autres dans les textes d’un poète qui se retrouve à chanter, crier ou pleurer aussi bien une cause nationale qu’une cause humaine.

Une poésie d’identité

« Inscris ! / Je suis Arabe / Le numéro de ma carte est cinquante mille / J’ai huit enfants / et le neuvième viendra… après l’été / Te mettras-tu en colère ? » (Carte d’identité, 1964).

« Dans cette terre, je me sens un peu étranger. Il est vrai que l’on peut se sentir étranger, même dans son propre miroir. Il y a quelque chose qui me manque, et ça me fait mal. Je me sens comme un touriste, sans les libertés du touriste. Etre en visite me mine, quoi de plus éprouvant que se rendre visite à soi même… » Extrait du documentaire “Mahmoud Darwich : Et la terre, comme la langue” (1997) de Simone Bitton.

L’identité est une question centrale chez ce poète qui retrouve une maison d’enfance rasée, dans un village natal rayé de la carte, dans un pays où il doit se cacher pour vivre en sécurité. Ce moi vacille et se diffracte dans la nostalgie de la terre perdue, la nostalgie de l’unité, la nostalgie de la singularité de l’être, noyée dans les pressions extérieures qui font fusionner les visages. C’est une absence à soi dont fait l’expérience Mahmoud Darwich, une absence qui le plongera dans une solitude abyssale.

Une poésie de révolte et de paix

« Quittez notre Terre / Nos rivages, notre mer / Notre blé, notre sel, notre blessure.

 » (En traversant les mots passants, 1988), écrivait le poète en réaction à la répression violente des autorités israéliennes à l’encontre des manifestants palestiniens, militant contre les colonies toujours grandissantes d’Israël sur les terres palestiniennes. Face au tollé qu’a provoqué le poème du côté israélien, le poète de répondre : « Nous leur proposons un marché : qu’ils démantèlent les colonies, et nous démantèlerons le poème. »

À chaud, la plume du poète s’enflamme. Mais Mahmoud Darwich restera toujours un poète de l’amour. Dans ses textes, il fait entrer en scène la multitude des cultures qui se sont succédées sur la terre de Palestine : cananéenne, hébraïque, grecque, romaine, persane, égyptienne, arabe, ottomane, anglaise et française. Le Palestinien est, avant tout, un humaniste.

« Vous, qui tenez sur les seuils, entrez / et prenez avec nous le café arabe. / Vous pourriez vous sentir des humains, comme nous. / Vous, qui tenez sur les seuils, sortez de nos matins / Et nous seront rassurés d’être comme vous, des humains ! » (Etat de siège, 2002).

« Si tu avais laissé trente jours au foetus, Les possibilités auraient été autres : / L’occupation finie, le nouveau-né aurait oublié / Les temps du siège, / Il aurait grandi en bonne santé, serait devenu un jeune homme, / Aurait étudié avec l’une de tes filles / L’histoire ancienne de l’Asie, / Et ils auraient pu s’aimer / Donner jour à une fille (et elle serait juive de naissance). / Qu’as-tu donc fait ? / Ta fille est aujourd’hui veuve, / Ta petite-fille, orpheline. / Qu’as-tu fait de ta famille fugitive ? / Comment as-tu pu, d’une seule balle, abattre trois colombes ? » (Etat de siège, 2002).

Celui qui entretiendra une relation d’amour avec une israélienne, Rita, pour laquelle il dédiera un poème, celui qui comptera parmi ses amies les plus proches une réalisatrice franco-marocaine juive, Simone Bitton, se retournerait dans sa tombe aujourd’hui s’il apprenait que le président français, Emmanuel Macron, a annoncé il y a quelques mois que « l’antisionisme est une des formes modernes de l’antisémitisme », et que la France allait adopter dans ses textes une définition de l’antisémitisme qui intègrerait l’antisionisme, alors même qu’une multitude de Juifs sont antisionistes. Un projet de loi qui sera rejeté. Mais une une aberration politique grave, qui a voulu faire basculer la notion d’opinion à la notion de délit. Une aberration politique de plus, qui s’ajoute à la longue liste des aberrations politiques entourant le conflit israélo-palestinien.

« Ce n’est pas grave que notre passé soit mieux que notre présent. Mais c’est désastreux que notre présent soit mieux que notre futur. Oh comme notre abîme serait profond ».

L’immense poète noircirait des pages et des pages aujourd’hui de cet abîme. Depuis sa mort en 2008, des guerres sanglantes se sont ré-enclenchées sur le territoire, notamment dans la Bande de Gaza, qui ont encore un peu plus affaibli la région et meurtri sa population. Il y a eu aussi, en 2018, le transfert symbolique de l’ambassade américaine en Israël de Tel-Aviv à Jérusalem, suite auquel le sang s’est à nouveau répandu sur le corps des manifestants palestiniens à la frontière de Gaza.

Mais aussi et surtout, le plan de paix signé Trump en janvier 2020. Comment le poète, qui souhaitait « une paix, mais une paix juste », aurait-il réagi ? Ironie ? Sarcasme ? Colère ? Désespoir ? Probablement un mélange de tout cela. « Un plan de paix » qui signe notamment la reconnaissance des Etats-Unis de la souveraineté d’Israël sur les colonies dans les territoires palestiniens occupés, celles-là même qui « constituent une violation flagrante au regard du droit international et un obstacle majeur à la réalisation de la résolution des deux États et à une paix juste, durable et globale », comme les définit l’ONU.

Mais alors que le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, se préparait à annexer les territoires occupés, sont venus au secours des Palestiniens, les Émiratis, suivis des Bahreïnis, qui, en normalisant leurs relations avec Israël en faveur de « la paix », ont permis, grand soulagement, le report de la date d’annexion. Après l’Egypte et la Jordanie, les Emirats Arabes Unis et Bahreïn ont été les suivants à trahir la condition première de toute normalisation pour les pays de la Ligue arabe, à savoir l’établissement d’un État palestinien. Mahmoud Darwich avait déjà fait l’expérience de ces types d’accord, notamment avec les accords d’Oslo de 1993, qui se sont soldés par un échec cuisant, et qui ont abouti à une accélération folle des colonies israéliennes. Tout le monde le sait. Les politiques ne sont pas des humanistes. Tout le monde le sait. La paix n’est que trivial face au gain et au pouvoir. Tout le monde le sait. Les Palestiniens ont toujours été les faux gagnants, et ont toujours été les vrais perdants. Tout le monde le sait. Et la plume de Darwich tremblerait aujourd’hui face au silence assourdissant des gouvernements arabes.

« N’ayant pu trouver ma place sur la terre, j’ai tenté de la trouver dans l’Histoire. Et l’Histoire ne peut se réduire à une compensation de la géographie perdue. C’est également un point d’observation des ombres, de soi et de l’Autre, saisis dans un cheminement humain plus complexe » (La Palestine comme métaphore, 1997).

Mahmoud Darwich est un auteur très attentif à l’Histoire. Parce que pour lui, le présent est si dur pour les Palestiniens, qu’il occulte son passé et son avenir. C’est pourquoi le poète tente de poser son regard sur toutes les composantes du temps, notamment l’originaire, l’initial, pour conserver la mémoire.

« Si tu avais contemplé le visage de la victime, / Réfléchi, tu te serais souvenu de ta mère dans la chambre à gaz, / Tu te serais délivré de la sagesse du fusil / Et tu aurais changé d’avis : ce n’est pas ainsi que / l’on recouvre son identité ! »

« Ai-je la capacité de choisir mes rêves, de sorte de ne pas faire des rêves qui ne se réalisent pas ».

Une seule solution est viable et permettra une paix durable dans cette région : la co-existence de deux Etats, conformément aux résolutions de l’ONU, permettant aux deux peuples de penser et panser leurs plaies dans une Terre trois fois sainte, sur laquelle aucun croyant digne de ce nom ne devrait accepter d’y voir du sang couler.
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PNG - 20.4 ko Malika El Kettani
Le courrier de l’atlas