Les druzes et Israël : une relation complexe

samedi 13 février 2021

Cet article est paru dans la revue PALSOL N°71 (1er trimestre 2020) de l’AFPS.
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La relation entre l’État israélien et les druzes est assez particulière : les druzes de Galilée n’ont pas été victimes de la Naqba – certains ont même combattu avec les milices juives dès 1948 – et ils sont restés dans leurs villages. Comment l’expliquer ? Et comment expliquer que les druzes du Golan n’ont pas été expulsés, contrairement aux autres habitants du plateau ? Mais avant d’essayer de comprendre ces situations particulières, il nous faut nous intéresser à la spécificité des druzes.

Qui sont les druzes ?

Les druzes sont une population proche-orientale professant une forme hétérodoxe de l’islam issue de la branche ismaélienne du chiisme. On peut dater l’apparition des druzes au début du XIe siècle, en Égypte, sous le calife fatimide al-Hakim (996-1021). À la fin de son règne, deux Persans, l’un de ses vizirs (al-Darazi, d’où vient le terme de druze) et Hamza commencèrent à prêcher une nouvelle doctrine dans laquelle l’imam al-Hakim fut petit à petit divinisé et à sa mort en 1021 (probablement assassiné), ils le proclamèrent occulté (invisible par les hommes), conformément à la tradition messianique chiite.
La doctrine druze insiste sur l’unité absolue de Dieu : elle est nommée Din al-Tawhid (religion de l’unité divine). Si cette doctrine a pour base l’islam, et en particulier le soufisme, elle a aussi fait de nombreux emprunts aux autres monothéismes, à la philosophie grecque et même aux religions perse et indiennes. La doctrine des druzes étant secrète et ésotérique, elle n’est révélée, après les divers degrés de probation, qu’à une minorité d’initiés cooptés. Éloignée de l’islam orthodoxe, elle ne se réclame pas de la charia et n’a ni liturgie, ni lieux de culte.
Dès la mort de al-Hakim, les druzes commencent à être persécutés par les courants dominants de l’islam, sunnites et chiites, qui les considèrent comme hérétiques, car ils refusent de reconnaître le Prophète. Ils quittent donc l’Égypte pour s’installer dans la montagne libanaise (région du Chouf) puis, ils essaiment dans une montagne syrienne qui prendra le nom de Djebel druze, dans le nord de la Palestine, sur les pentes du Mont Hermon et dans la région d’Alep. Ces persécutions, particulièrement violentes à certaines époques, durèrent jusqu’au XXe siècle.Aujourd’hui, le nombre de druzes est estimé de 900 000 à 2 millions dont 200 000 à un million en Syrie, 200 000 à 400 000 au Liban et 200 000 à 250 000 ailleurs. Environ 140 000 vivent en Israël (Mont Carmel et Haute-Galilée) et une vingtaine de milliers sur le plateau du Golan, annexé par l’État hébreu. Trois points communs à tous les druzes résidant au Proche-Orient sont l’attachement à la terre qui les a vus naître, la fidélité à l’État dans lequel ils vivent, mais aussi le maintien de leur spécificité et le refus de toute assimilation, continuant ainsi une tradition multicentenaire, appuyée sur un « précepte qui commande aux druzes de dissimuler leurs croyances et de toujours faire allégeance au parti politique dominant, viatique permettant de comprendre les contradictions entre les attitudes politiques des différentes composantes de la minorité druze ».

Les druzes israéliens

L’arrivée des druzes dans le nord de la Palestine remonte au début du XVIIe siècle lors de l’expansion de l’émirat druze du Liban. Mais, les villages druzes vont se retrouver très rapidement sous la domination des juridictions ottomanes d’Acre et des collecteurs d’impôts musulmans. La revendication d’un statut de communauté autonome ne fut satisfaite ni par l’Empire Ottoman, ni par les Britanniques. Dans les années trente, les druzes palestiniens, tiraillés entre le nationalisme arabe et leur conscience de groupe ethno-national, choisissent majoritairement une certaine neutralité, mais le mouvement sioniste, comprenant son intérêt à diviser les Palestiniens, avive les dissensions préexistantes entre druzes et sunnites et sollicite certains clans druzes. Pendant la guerre de 1948-1949, une partie des druzes coopère avec le mouvement sioniste si bien que les druzes ne sont pas victimes de la Naqba. Cette politique sioniste de soutien aux druzes s’explique par quelques éléments factuels (domination des druzes par les sunnites), mais aussi sur des éléments totalement imaginaires (références bibliques, comparaison abusive entre druzes et Juifs marranes...).
Après sa création, l’État hébreu distingue les druzes des autres Palestiniens. C’est ainsi qu’il autorise, dès 1956, les druzes à servir dans l’armée, instaurant entre juifs et druzes un véritable « pacte du sang » matérialisé par l’octroi en 1963 d’une autonomie communautaire en matière religieuse et judiciaire. Les druzes sont également présents dans d’autres instances sécuritaires (notamment la police des frontières et le service des prisons où ils peuvent occuper de hautes fonctions) et sont donc fréquemment au contact avec d’autres Palestiniens ce qui pose parfois problème... Cependant, l’État israélien ne cesse de limiter leur espace. Le point de focalisation essentiel des divergences entre l’État hébreu et les druzes est la question de la terre et son contrôle. En tout, c’est 80 % des terres druzes de Galilée qui ont été confisquées par Israël, bien que Ben Gourion ait promis, en 1948, le respect de la propriété de la terre...
Aujourd’hui, les 140 000 druzes de Galilée semblent bien intégrés à l’État d’Israël : selon un sondage du début des années 2000, ils se sentiraient à 90 % Israéliens. Mais, cette allégeance à l’État hébreu, si elle a pu être majoritaire et l’est peut-être encore, n’a jamais fait l’unanimité de la communauté druze : le cas du poète Samih al-Qâsim (1939-2015), un des chantres de la résistance palestinienne, en est le meilleur exemple. Mais cet exemple n’est pas isolé, surtout à partir de la première intifada où s’est développé un mouvement de sympathie pour les Palestiniens. Aujourd’hui, une partie de plus en plus importante de la communauté druze commence à prendre ses distances avec l’État d’Israël : la spoliation des terres est toujours contestée et le service militaire est de plus en plus mal accepté. Les infrastructures urbaines (comme à Daliyat al-Carmel, 15 000 habitants) ne sont pas au niveau des villes juives, une certaine discrimination à l’embauche subsiste, les permis de construire sont toujours difficiles à obtenir et les destructions de maisons « illégalement » bâties se sont multipliées, en particulier en 2016. La loi sur l’État-nation adoptée le 19 juillet 2018 marque une nouvelle dégradation des relations entre les druzes et l’État hébreu. Cette loi, qui consacre l’inégalité entre juifs et minorités non-juives, est particulièrement mal vécue par les druzes qui y voient là une atteinte à l’égalité que certains croyaient avoir avec les Israéliens juifs. Des débats intenses ont lieu dans la communauté, des officiers menacent de démissionner de leurs fonctions, des tentatives de dialogue avec le gouvernement échouent et une grande manifestation (près de 50 000 personnes) est organisée le 4 août 2018 à Tel Aviv. Au-delà du cas particulier des druzes, leur rejet de la loi sur l’État-nation pose la problématique, beaucoup plus générale, de leur lien avec les autres minorités et du lien avec les Israéliens juifs qui refusent cette loi : c’est toute la politique d’alliance de la Liste arabe unie qui est en jeu et, au-delà, tout l’avenir d’Israël comme nation ethnique ou nation citoyenne.

Les druzes du Golan

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Le plateau du Golan est la partie sud-ouest de la Syrie qui s’étend du Mont Hermon au lac de Tibériade et au Yarmouk sur une superficie de 2000 km2. Il domine la haute vallée du Jourdain de plusieurs centaines de mètres. C’est une région de climat méditerranéen plutôt bien arrosée qui bénéficie de l’une des trois sources du Jourdain, celle de Baniyas, c’est donc une région agricole de qualité, assez peuplée. Dans les années soixante, plusieurs incidents ont opposé Israël et Syrie : pilonnages de villages israéliens par l’artillerie syrienne, bombardement par l’aviation israélienne de travaux syriens d’adduction d’eau à partir de la source de Baniyas. La partie occidentale du plateau fut occupée par l’armée israélienne lors de la guerre de juin 1967 et l’essentiel de ses habitants a été expulsé : sur 130 000 habitants seuls 7 000 druzes répartis en 5 villages sont autorisés à rester sur le plateau ; cette mansuétude pour les druzes s’inscrit dans le droit fil de la politique israélienne envers les druzes de Galilée. Dès juin 1967, la destruction systématique des villes et villages syriens est commencée : en tout, 194 localités syriennes seront rasées par l’occupant israélien. Suite à la guerre d’octobre 1973, une force d’interposition de l’ONU est mise en place du Mont Hermon au Yarmouk ; cette zone a été évacuée en septembre 2014 en raison de la guerre civile syrienne, mais passer de Syrie en Israël (ou inversement) est toujours impossible en raison des mines antipersonnel disposées par l’armée israélienne depuis près de 50 ans, un à deux millions ! Il arrive parfois que des personnes, surtout des enfants, s’engagent dans la zone minée, notamment près de la ville de Majdal Shams, et c’est l’accident : 66 morts et 70 blessés depuis l’occupation. En 1981, Israël a annexé unilatéralement la partie du plateau du Golan occupée ; cette annexion, illégale, n’est évidemment pas reconnue... sauf par Trump (25-03-2019).
Aujourd’hui, la partie occupée du Golan compte 1 154 km2et elle est intégrée à l’État hébreu. Elle est peuplée d’une cinquantaine de milliers d’habitants, environ 30 000 colons et 22 000 druzes ; en effet, dès la fin de l’année 1967, la colonisation sioniste a commencé sur le plateau : en 1971, il y avait déjà 12 colonies, 35 en 1982 et 44 en 2005. L’agriculture est l’activité principale aussi bien pour les colons que pour les druzes (cultures fruitières, vigne, élevage, céréales...). Mais les conditions de production ne sont pas les mêmes : les colons peuvent disposer de beaucoup plus d’eau que les druzes et donc les rendements sont différents : jusqu’à 6,5 tonnes de fruits à l’hectare dans les colonies, moins de 2,5 tonnes dans les fermes druzes. Aujourd’hui, l’immense majorité des druzes du Golan reste sur une position légitimiste de fidélité à la Syrie (moins de 10 % ont accepté de prendre la nationalité israélienne, malgré les avantages que cela procure) et au gouvernement de Bachar al-Assad considéré comme un allié vital face à l’occupation israélienne. Et ceci malgré la guerre civile syrienne qui a entraîné des incidents sur le plateau du Golan. Ainsi, l’opération de séduction qu’avait tentée Israël en direction des druzes du Golan a échoué : ces populations restent fidèles à l’État syrien et continuent à revendiquer le retour du plateau du Golan à la Syrie.
La stratégie coloniale de « diviser pour régner », de s’appuyer sur des minorités est classique et aussi vieille que le monde ou, a minima, aussi vieille que l’impérialisme et la colonisation... ce qui fait déjà quelques milliers d’années ! C’est une stratégie semblable qui a été mise en place par les dirigeants sionistes entre les deux guerres et qui s’est concrétisée lors de l’indépendance d’Israël en 1948... et qui s’est prolongée avec l’occupation du Golan en 1967. Mais cette stratégie semble aujourd’hui proche de l’impasse. Contrairement à leurs aînés de 1948, les druzes occupés en 1967 ont très largement refusé leur intégration à l’État sioniste et, aujourd’hui, un nombre grandissant de druzes de Galilée, bien qu’encore minoritaire, commence à prendre ses distances avec l’État d’Israël dont la direction extrémiste a fait voter une loi raciste sur le caractère juif de l’État, ce qui contribue à aggraver le sentiment de marginalisation de nombreux druzes.