L’armée israélienne comme miroir de l’occupation dans le film « Foxtrot » de Samuel Maoz


Un film à voir, au cinéma César à Marseille.
tous les jours à 13h35 et 17h55 jusqu’au 1er mai inclus

Précédé d’une réputation de scandale politique, Foxtrot de Samuel Maoz arrive sur les écrans français le 25 avril. En mars, présenté en ouverture du Festival du film israélien de Paris, il a conduit l’ambassadrice d’Israël en France à bouder la séance et à se faire remplacer par une attachée culturelle.

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Lion d’argent à la Mostra de Venise après avoir été sacré meilleur film étranger par le National Board of Review, Foxtrot a représenté Israël aux Oscars — sans obtenir de récompense. En revanche, il a remporté l’Ophir, le prix le plus important du cinéma israélien.

Ces consécrations comme son accueil public n’ont pas été du goût de Miri Regev, ministre de la culture et des sports du gouvernement de Benyamin Nétanyahou et ancienne porte-parole de l’armée israélienne. Elle qui l’a considéré — sans l’avoir vu — comme attentatoire à l’image de l’armée israélienne, le qualifiant « d’auto-flagellation, de coopération apportée au narratif anti-israélien ». Et a saisi cette occasion pour remettre en cause les modalités de financement du cinéma israélien, déclarant : « L’accord sur le [financement du] cinéma expire l’année prochaine, et je vous le dis maintenant, ce qu’il s’est passé ne peut pas continuer. Il y aura des surprises pour tous ceux qui pensent que nous allouerons le budget au même fonds de cinéma. »

Foxtrot, bande-annonce officielle (2017) – YouTube

Une contestation ancienne

Foxtrot n’est pas le premier film à avoir déclenché la colère des autorités politiques du pays. Le cinéma israélien, à côté d’une production où le patriotisme s’est longtemps taillé la part du lion, a développé une vision contestataire de l’armée en particulier à l’intérieur d’une école dite de la « Nouvelle Sensibilité » (en référence à la Nouvelle Vague française). Après la guerre israélo-arabe de 1973, la remise en cause du mythe de l’éthique de l’armée s’est muée en lame de fond. Que ce soit avec le film d’un tout jeune homme de 21 ans, Yaky Yosha dont Shalom, la prière de la route (1974) commence par une voix off qui nous assène : « Vous voulez savoir pourquoi on n’est pas heureux ici ? Parce que voilà cinquante ans que, nuit et jour, la guerre se poursuit, de sorte qu’on n’en voit ni le début ni la fin (...) J’espère qu’un jour la jeunesse se rendra compte que quelque chose cloche dans ce pays. » ; ou encore avec La Colline Halfon ne répond plus (1976) d’Assi Dayan (le fils du général Moshe Dayan) dans lequel le réalisateur développe une critique acerbe de l’institution sur le mode ironique du MASH de Robert Altman. Seize ans après, Dayan, tout rire éteint, récidivera avec La Vie selon Agfa dans lequel les soldats sont montrés non seulement comme des racistes, mais aussi comme des assassins. Scandale assuré.

Samuel Maoz s’inscrit dans cette tradition et, prenant l’armée pour sujet — si ce n’est pour cible — poursuit dans la voie initiée en 2011 avec Lebanon où il nous avait claquemurés dans un char afin de suivre les péripéties de l’agression israélienne au Liban en 1982. Ce premier film avait obtenu le Lion d’or à la Mostra de Venise. À côté d’une nouvelle génération où l’on retrouve Elia Suleiman, Joseph Cedar, Ari Folman et l’indomptable Avi Mograbi, il prend place parmi les cinéastes israéliens qui interrogent les conflits dans lesquels leur pays a été engagé, les dévastations que ceux-ci ont engendrées pour les Palestiniens, et insiste sur les dérèglements comportementaux qu’ils ont déclenchés chez les soldats qui y ont pris part.
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Un repoussoir détestable

Avec Foxtrot, on est donc loin des productions des années 1950 et 1960 comme les emblématiques La colline 24 ne répond plus de Torweld Dickinson (1955) ou Il marcha dans les champs de Yossi Milo (1967) dans lesquels la guerre contre les Palestiniens était légitimée sans état d’âme, au nom de l’idéal sioniste. Depuis, le désenchantement est advenu. Un désenchantement qui ne concerne pas seulement l’armée mais l’ensemble de la société israélienne, sa vie politique chaotique, ses scandales à répétitions, son racisme ordinaire et létal, ses oubliés du développement économique, son agressivité militaire permanente et le sentiment d’être assiégé qui la conduit à confier le pouvoir à des nationalistes le plus souvent corrompus et corrupteurs. Valoriser ou critiquer les militaires à l’écran, c’est valoriser ou critiquer Israël dans son mode de fonctionnement et dans les valeurs qu’elle prétend incarner. C’est ce que souligne le chercheur Thomas Richard lorsqu’il affirme sur diploweb.com : « Cette représentation de film en film pèse lourdement sur la façon dont est envisagé Israël lui-même, l’armée de conscription universelle apparaissant comme le miroir de l’État, de ses forces comme de ses défauts, et se trouve, au gré des productions, encensée ou présentée comme un repoussoir détestable de sauvagerie. »

À rebours d’un naturalisme stérile assumant un formalisme convaincant et usant d’une symbolique puisée à diverses sources, cinématographiques comme picturales (Victor Vasarely est par exemple convoqué pour « dépeindre » le désarroi d’un personnage), Maoz s’y entend pour produire cet effet spéculaire qui fait de l’armée le miroir d’Israël. Pour y parvenir, il choisit de donner à son film la forme d’une parabole. Dans toutes les séquences, les actes accomplis ou les propos tenus par les protagonistes de l’histoire dépassent leur sens immédiat pour s’inscrire dans un canevas plus vaste qui pourrait se résumer par cette simple question : « Que sommes-nous devenus ? » ou, plus trivialement : « Quel chemin avons-nous pris pour nous retrouver dans une telle impasse ? »

La vie morose dans un checkpoint

Des interrogations dont est porteuse la poignée de soldats que Samuel Maoz confine à un checkpoint entre une camionnette hors d’état de marche sur laquelle s’étale le visage naïf et souriant d’une blonde dégustant un cornet de glace (réminiscence iconique de Bagdad Café ?) et un château d’eau grisâtre. Âgés de vingt ans ou moins, se demandant ce qu’ils font là, ces militaires pour trois ans se gavent de récits du passé, tant leur présent est devenu insipide et inconsistant et tant leur avenir a des couleurs moroses. L’un d’eux, pour se convaincre de son utilité, s’essaye à un timide « Je combats ». Phrase immédiatement moquée par un autre.

Ces conscrits qui piétinent dans la boue de l’hiver, s’ennuyant ferme en écoutant une radio crachotante et enfermés le soir dans une casemate qui sert de cantine et de dortoir et s’incline de plus en plus vers l’abîme (le message ne peut-être plus limpide), jouent le rôle de sentinelles dérisoires plantées au bord d’une route qui parait s’enfoncer vers un territoire inconnu, donc forcément dangereux. De fait, tous ceux qui en arrivent sont d’emblée suspects. Le tout au milieu d’un décor à la perspective abrogée, un paysage glauque d’après l’Apocalypse, rappelant tout à la fois celui du Stalker d’Andreï Tarkovsky et celui de Matrix des frères Wachowski. Un endroit où il ne fait pas bon être relégué et où tout peut arriver, y compris qu’un dromadaire solitaire traverse la « frontière » d’un pas certes désœuvré, mais pas moins que l’instrument du destin.

Foxtrot se déroule dans deux univers que tout distingue. Le premier est celui, cossu et rassurant, d’une famille bourgeoise de Tel-Aviv à qui des militaires viennent annoncer que leur fils a été tué en sautant sur une bombe. La réaction est immédiate et attendue, entre sidération et déchirement, douleur et colère. L’autre se situe précisément dans ce checkpoint du bout du monde, illustrant parfaitement ce que le journaliste et écrivain Dave Eggers a ressenti en franchissant ces innombrables barrages qui pourrissent la vie des Palestiniens et recèlent une potentialité meurtrière : « Dans toute la Cisjordanie, nous avons franchi des postes de contrôle sur la route, vu des camps de réfugiés, notre voiture a été fouillée par des soldats en uniforme israélien, juste sortis de l’adolescence. Remplissant à peine leur treillis, ils ont tour à tour l’air blasés ou terrifiés. Et, comme la plupart des jeunes de 19 ou 20 ans, ils sont enclins à l’irrationalité, aux sautes d’humeur et au doute. De trop nombreux cas d’abus de l’armée sont un mélange de règles à la base — l’essence inhumaine de toute occupation — et de caprices : de très jeunes soldats prenant de mauvaises décisions. »

De mauvaises décisions, Yonatan, le héros malgré lui de Foxtrot et ses camarades ne vont pas manquer d’en prendre. Comme l’humiliation infligée à un couple de Palestiniens qui se rend à un mariage et que l’on oblige à descendre de leur véhicule et à rester sous la pluie au risque de détremper leurs vêtements, de ravager le maquillage et la coiffure de la femme et de déconsidérer l’homme impuissant à aider sa compagne. Moment qui n’est pas le plus dramatique du récit. Le pire adviendra alors que l’on aura pu croire, un instant seulement, que l’humanité refaisait surface et qui réactivera le conflit et sa prime part de désastres individuels et collectifs. Une bavure qu’on camoufle, qu’on enterre littéralement comme Israël, encouragé par ses leaders politiques, à l’instar de Miri Regev, cherche à enterrer tous les effets et conséquences de cette guerre qui ne dit pas son nom, ce conflit qui s’éternise et dont les victimes, à n’en pas douter, sont d’abord les Palestiniens, comme en attestent encore récemment les tueries lors des manifestations pacifiques des habitants de Gaza revendiquant le droit au retour.

Danser sur place

À la toute fin du film, les deux univers paraissent se ressouder. La famille s’est reprise à espérer grâce à une erreur sur l’identité du défunt. Mais lorsque les uniformes s’imposent de nouveau, les Parques ont réellement pris leur dû. Le drame qu’on croyait avoir évité donne toute sa mesure, s’expose dans toute sa cruauté. Il n’est définitivement plus possible à Tel-Aviv, dans la belle maison d’architecte, d’ignorer ce qui se passe au-delà de la « ligne verte ».

Maoz n’est jamais en surplomb de ses personnages. Il ne nous accorde aucune distance à l’égard de leurs démêlés, de leurs altercations, de leurs doutes. L’émotion s’impose grâce à cette proximité, sans que pour autant l’empathie nous submerge au point d’abolir notre jugement. Un exercice sur le fil conduit sans faiblesse.

Et, si le titre interroge, la solution de l’énigme saute aux yeux dès qu’on voit un soldat, saturé de désœuvrement, agiter comme un pantin son fusil d’assaut et se lancer dans une démonstration grotesque de foxtrot, danse de salon dont la particularité est de pouvoir être exécutée dans un espace contraint et où, par déplacements successifs, on repasse où l’on est déjà passé. La parabole est toujours à l’œuvre : Israël, en dépit des déclarations de ses politiciens, ne fait que du surplace tout en s’évertuant à donner l’impression, par des gesticulations, qu’il bouge et progresse. Une position statique qui n’est pas sans conséquence douloureuse pour sa jeunesse et pour ceux avec lesquels il devrait se décider à vivre en paix plutôt que de les craindre au point de prendre une canette de soda pour une grenade dégoupillée. Et de tirer.
Jean Michel Morel
Source :Orient XXI

les critiques :

* La Croix
par Jean-Claude Raspiengeas
Avec une mise en scène très travaillée (plans fixes, cadres serrés) qui privilégie l’esthétique à la démonstration, joue du mystère et de l’humour parfois aux limites du non-sens, Samuel Maoz tend un terrible miroir à son peuple.

* Transfuge
par Jean-Christophe Ferrari
Tour à tour déstabilisant, hypnotique et émouvant, "Foxtrot" se donne comme une méditation ironique et désenchantée sur le destin.

* Le Journal du Dimanche
par Baptiste Thion
Avec ce film de guerre souterraine métaphorique jusque dans son titre – le fox-trot est une danse où l’on revient toujours au point de départ –, Samuel Maoz ausculte avec une intelligence et une maîtrise formelle incontestables les tourments d’une société israélienne qui tourne en rond.


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