Bertrand Heilbronn : « On a l’impression que Darmanin veut créer des incidents »

vendredi 14 mai 2021

Par Justine Brabant

Face aux nombreux rassemblements de soutien aux Palestiniens qui s’organisent en France, l’exécutif emploie la méthode forte. Le ministre de l’Intérieur a demandé l’interdiction des manifestations prévues samedi. Mercredi, le président de l’Association France Palestine Solidarité, Bertrand Heilbronn, a été interpellé à la sortie d’un rendez-vous au ministère des affaires étrangères, pour organisation d’un rassembltement « interdit ». Il revient pour Mediapart sur sa garde à vue.

PNG - 554.7 ko Bertrand Heilbronn © capture d’écran L’Humanité.fr

La stratégie de l’exécutif se précise. Après l’invraisemblable arrestation, mercredi 12 mai, du président de l’Association France Palestine Solidarité (AFPS) devant le Quai d’Orsay, le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin a fait savoir, jeudi 13 mai, qu’il avait demandé aux préfets l’interdiction des manifestations pour la Palestine prévues samedi, après une semaine de violences à Jérusalem et à Gaza.

Pour le président de l’AFPS, Bertrand Heilbronn, interpellé mercredi après-midi puis libéré dans la nuit, la méthode dure choisie par l’exécutif marque une rupture et une volonté de faire taire « particulièrement grave ».

À l’issue d’un week-end de violences à Jérusalem et Gaza, votre organisation (l’AFPS) et le collectif dont elle fait partie commencent à réfléchir à l’organisation d’un rassemblement de soutien au peuple palestinien. Comment se passent les échanges avec la préfecture ?

Bertrand Heilbronn. Dans la journée de lundi, le Collectif [pour une paix juste et durable entre Palestiniens et Israéliens – ndlr] a des échanges tout à fait habituels avec la direction de l’ordre public et de la circulation (DOPC) de la préfecture de police de Paris.

Bertrand Heilbronn © capture d’écran L’Humanité.fr Bertrand Heilbronn © capture d’écran L’Humanité.fr
Quand on sait qu’il y a une forte émotion dans le pays, il est très courant de leur dire : « On sait qu’il va sans doute y avoir un rassemblement. » C’est ce qu’on fait. Ce sont vraiment des négociations très classiques. Et étant président de l’association la plus impliquée du collectif, c’est moi qui suis le « négociateur », en quelque sorte.

Le lundi soir, nous avons une réunion du collectif au niveau national, et le lendemain matin je peux donc leur confirmer la tenue de ce rassemblement le mercredi. Le mardi en fin de matinée tombe d’abord une décision de « non prise en compte » de notre déclaration. Des députés du collectif se mobilisent alors et écrivent à la préfecture pour leur dire qu’il est vraiment important que ce rassemblement puisse se tenir.

Je rappelle la préfecture le mercredi matin, où l’on me répond que la décision n’a pas été prise, que le sujet est en cours de discussion au cabinet du préfet. Puis mercredi, à 13 heures [alors que le rassemblement devait se tenir à 15 heures – ndlr], l’arrêté d’interdiction tombe. Je leur dis que c’est irresponsable de leur part, que l’appel a déjà circulé partout sur les réseaux sociaux, que ça nous met dans une situation impossible, qu’on va prévenir nos adhérents mais qu’il faut quand même qu’on aille sur place.

Entre-temps, nous avions pris rendez-vous au ministère des affaires étrangères. L’idée était de discuter de notre inquiétude par rapport à la gravité de la situation et de la position de la France.

Le jour J, vous vous rendez à cet entretien au ministère des affaires étrangères et, fait inédit et rarissime, vous êtes arrêté à la sortie du Quai d’Orsay.

Oui. On va à cette sorte de non-rassemblement [où le collectif demande aux présents de rentrer chez eux – ndlr]. On attend notre rendez-vous au ministère, qui a lieu à 17 heures. J’échange avec les forces de l’ordre, à qui je dis que nous allons être reçus au Quai d’Orsay. Ils me demandent avec qui j’y vais, la liste de la délégation, appellent le ministère pour vérifier… C’est pointilleux mais habituel, et plutôt cordial.

Nous allons ensuite au ministère avec trois parlementaires (la députée PC Elsa Faucillon, la sénatrice EELV Raymonde Poncet, la députée France insoumise Sabine Rupin), le coordinateur du secteur international de la CGT Pierre Coutaz et Jean-Guy Greilsamer de l’Union juive française pour la paix. Deux policiers en civil nous escortent.

Nous sommes reçus par un conseiller du ministère, avec qui nous avons une conversation ferme mais courtoise. L’entretien dure 1 h 15, 1 h 30. Puis à 18 h 30, nous sortons ensemble du ministère. On voit des policiers à la sortie, on n’y prête pas particulièrement attention : on discute du rendez-vous et de ce qu’on va en faire. Puis tout d’un coup, trois policiers me prennent à part et me disent de les suivre : « Nous sommes là pour vous interpeller. »

Je suis placé en garde à vue au commissariat du VIIe arrondissement de Paris pour « organisation d’un rassemblement interdit ». Apparemment, la procédure du commissariat du VIIe est de menotter les gens sur un banc. On me menotte donc pendant cinq à dix minutes, en attendant que l’officier de police judiciaire me signifie ma garde à vue.

Je pense que l’intervention qu’il y a ensuite de partout [plusieurs communiqués et appels sont publiés dans la soirée – ndlr] fait que j’ai pu être entendu vers 23 h-23 h30 par une officière de police judiciaire. Peu après l’audition, on me signifie ma libération. Je suis libéré vers 0 h 15.

Quel est votre état d’esprit à la sortie ?

Ce qui m’a particulièrement frappé, c’est qu’on est dans une rupture complète des pratiques habituelles entre associations « responsables » et forces de l’ordre. Jusqu’à présent, il y avait toujours des relations courtoises.

Mais avec ce qui s’est passé mercredi, et avec les décisions de Gérald Darmanin aujourd’hui, on est dans une rupture. Il y a, pour moi, une volonté de faire taire l’ensemble de forces démocratiques, dont l’AFPS. C’est particulièrement grave.

L’un des arguments avancés par la préfecture est que votre rassemblement n’a pas été déclaré dans les délais légaux (trois jours avant)…

Cela arrive régulièrement d’obtenir une autorisation même si l’on est hors délai. En particulier dans les périodes de grande émotion, il y a une sorte de consensus sur le fait qu’il vaut mieux que les choses s’expriment dans cadre organisé, c’est très classique.

C’est pour cela que j’estime que l’on assiste à une rupture dans les relations entre les forces de police et les organisations, qui fait que me suis retrouvé en quelque sorte dans la position d’un négociateur qu’on arrête à l’issue d’une négociation…

L’arrêté d’interdiction mentionne le risque d’incidents autour de la manifestation.

Oui, le préfet parle de risques d’importation du conflit et risque d’incidents. On hallucine. En agissant comme ils l’ont fait, qui provoque le conflit ?

Plus généralement, la situation à la suite des déclarations de Gérald Darmanin est inquiétante, non seulement à Paris mais aussi ailleurs. D’après les quelques remontées que j’ai de nos groupes locaux, on a l’impression que les préfets reviennent sur leurs décisions [d’autoriser les manifestations de samedi 15 mai – ndlr] ou sur l’ampleur de ce qu’on peut organiser.

C’est quelque chose de grave. On a l’impression que Darmanin veut créer les incidents. Ceux qui crient à l’importation du conflit sont ceux qui les provoquent.

L’AFPS ira-t-elle manifester samedi, en dépit des interdictions ?

Nous réfléchissons avec nos partenaires sur la meilleure attitude à prendre face aux attaques aux libertés que constituent les directives de Gérald Darmanin. Il ne s’agit pas seulement d’y aller ou pas, mais aussi de voir comment les contester.