Cinéma. Nadav Lapid : « Si on ne dit pas toute la vérité, on ne dit rien »

jeudi 23 septembre 2021

Le film « le Genou d’Ahed », prix du jury à Cannes est actuellement en salle à Marseille et à Aix. Entretien avec son auteur Nadav Lapid (Humanité du 15 septembre 2021)

Deux ans après « Synonymes », ours d’or à Berlin en 2019, le réalisateur israélien signe « le Genou d’Ahed », prix du jury à Cannes. Sujet à controverse en Israël, cet opus théorique et viscéral explore la difficulté à dire sa colère dans une démocratie souillée. Entretien.

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Le Genou d’Ahed de Nadav Lapid
France-Allemagne-Israël, 1 h 49

Le protagoniste du Genou d’Ahed ne s’appelle qu’Y (Avshalom Pollak), même pas un prénom. Alter ego guère dissimulé du cinéaste, il s’en va présenter l’un de ses films dans le désert de l’Arava, où il éprouve l’effroi du musellement bureaucratique aux mains d’une employée souriante du ministère de la Culture (Nur Fibak). À partir de cet épisode autobiographique, Nadav Lapid examine les atermoiements d’un révolté qui cherche le geste radical pour dénoncer un État asservissant.

Le titre fait référence à Ahed Tamimi, militante palestinienne connue notamment pour une vidéo où on la voit gifler un soldat israélien. De cette manière, et en montrant des images d’elle sur le grand écran, vous en faites une figure de cinéma. Qu’est-ce qu’elle représente pour vous ?
Nadav Lapid Un historien et ancien ambassadeur israélien aux États-Unis (Michael Oren – NDLR), un crétin absolu, a mené une sorte d’enquête qui l’a amené à conclure que la famille Tamimi n’existait pas, qu’il s’agissait de figurants de cinéma financés par l’Union européenne. Même s’il était sérieux, je trouve ça très intéressant. Ces images d’Ahed Tamimi, que l’on voit au début du film, tirent cette ficelle entre la fiction et le documentaire, entre l’art et la politique. En utilisant ça comme le sujet du film d’Y, le personnage principal, on se demande si Y est un réalisateur engagé ou s’il profite de la vérité pour aller au bout de l’artifice. Pour moi, la figure d’Ahed Tamimi, c’est, d’un côté, la pénétration absolue de l’image et de la représentation à l’intérieur de la politique au Proche-Orient et, d’un autre côté, quelque chose de très vrai, de très frontal, dont on peut presque devenir envieux – quand je dis « on », je parle d’Y ou de moi-même, qui tournons en rond autour de la politique, autour du cinéma, autour du cinéma oui ou non engagé, oui ou non en état de combat… alors qu’il y a dans ces images quelque chose de simple et frontal.

La reconstitution du récit de guerre prend des allures de fable philosophique où se pose la question du rôle de chacun dans une société qui pose problème. Comment cette idée est-elle venue dans le scénario ?

Nadav Lapid D’un côté, ce récit militaire a un rôle fonctionnel dans le film : Y s’en sert comme d’un outil pour amener la jeune fonctionnaire à articuler certaines paroles, à avouer les maux du système auquel elle appartient. Mais ça va plus loin. On a l’impression d’une sorte de mythe fondateur qu’Y essaie de raconter aux autres, mais surtout à lui-même : comment est-il devenu la personne qu’il est ? Cette histoire est le berceau de ce choix, ce triangle entre le bourreau, la victime et l’observateur. C’est peut-être pour cela qu’il atteint une telle boulimie verbale, répétant sans cesse « j’abrège, j’abrège », alors qu’il détaille encore et encore, parce que chaque mot est obligatoire pour aller au bout des choses. Si on ne dit pas toute la vérité, on ne dit rien. En général, dans mes films, l’expérience militaire est montrée comme l’ADN de cette société, véritable essence de sa perversion mais aussi de sa beauté, au moins physique. C’est une fable sur une société qui ne vous propose que des mauvais choix. Le seul choix qu’il manque, là-bas, c’est le choix de celui qui dit : « C’est pas bien ce qu’on fait, il faut faire autrement. »

Vous utilisez des mouvements de caméra saisissants, notamment dans la première séquence de dialogue entre Y et Yahalom…

Nadav Lapid Le prétexte du film est très ordinaire, voire inintéressant. Pourquoi raconter cette histoire d’un réalisateur qui va présenter un de ses films dans le désert ? Il y a dans le Genou d’Ahed un personnage qui est tout le temps au bout de quelque chose – au bout de l’épuisement, au bout du cri, au bout des pleurs –, et le film est obligé de jouer en permanence sur cette mélodie pour aller à sa propre vérité. Cela ne se joue pas avec la grammaire du plan moyen, du champ-contrechamp, plongée-contre-plongée. Ces mouvements de caméra, dans ces moments-là, disent : « Il y a un ailleurs. » Le film joue tout le temps avec cet ailleurs, qu’on puisse le nommer ou pas.

Vous avez choisi un acteur connu en Israël, Avshalom Pollak, qui est aussi chorégraphe, et une jeune actrice, Nur Fibak, dans son premier rôle au cinéma. Les corps de l’un et l’autre semblent assez déterminants…

Nadav Lapid Elle a la beauté rassurante de la normalité. C’est la beauté du système. Cette beauté est aussi mensongère, voire dangereuse, parce qu’elle accroche quelque chose de très primaire chez nous tous. À l’inverse, dans le visage d’Y, est inscrit un mélange de violence et de fragilité. C’est une personne qui, à force d’être dans une résistance et une lutte permanentes, perd le lien concret à la vie. Autour de lui, il ne voit que des monstres, des ennemis et des pièges. Chaque échange est belliqueux. Il a peut-être raison 80 % du temps, voire 99 %, la question n’est pas là. Dans son corps, il y a une forme déjà de petite défaite. Quand je le regarde, il m’a l’air vibrant mais épuisé. En même temps, on a l’impression que plus ça dure, plus le film exerce sur lui une pression qui l’oblige à crier toujours plus fort.

En cela, il s’oppose au personnage de Yoav dans « Synonymes », dont il partage l’initiale. Il y a une sorte d’évolution d’un même personnage depuis l’Institutrice. Dans quelle mesure l’avez-vous recherchée ?
Nadav Lapid Ces films portent sur une même sensibilité à différents moments de la vie. Le Genou d’Ahed est mon premier film sur un adulte, réalisé par un adulte. Dans mes films précédents, il y avait cette admiration pour la jeunesse, qui signifie une sorte de mobilité. Synonymes n’était pas forcément optimiste, mais il y avait la joie du mouvement éternel. Ici, le mouvement, ce sont les vibrations d’un homme épuisé qui doit quand même continuer à faire avec. Bizarrement, c’est la vibration de l’immobilité. Synonymes se termine quand Yoav se cogne à une porte fermée. C’est dramatique, mais on sait que, dans quelques minutes, il va arrêter, et Dieu sait où il se trouvera dans dix ans : il sera peut-être ambassadeur israélien en Italie, je ne sais pas. En revanche, on sait où Y sera dans cinq ans : plus ou moins au même endroit. On peut discuter de la manière dont le Genou d’Ahed est politique, mais ce n’est pas un appel aux barricades ou un film sur la liberté d’expression. Il parle de l’état existentiel de celui qui se heurte à un mur. Même si, au final, c’est la tête, et pas le mur, qui se brise. Que se passe-t-il quand vous passez votre vie à vous battre contre un mur sans proposer d’autres solutions ?


Le film a-t-il été vu en Israël ? Comment a-t-il été reçu ?

Nadav Lapid : Le film est en salles en Israël depuis juillet. Au moment du Festival de Cannes, il a résonné assez fort à cause du prix du jury. Il a généré des réactions extrêmes de la part de certains médias de droite et de personnes qui ne l’avaient même pas vu. Il a été perçu comme un acte de trahison et des figures de la droite israélienne m’ont comparé aux juifs qui ont aidé les nazis à tuer d’autres juifs. Il y a eu un appel au boycott, des coups de fil menaçants… Cela ne me surprend pas : c’est un film conflictuel, le choc est compréhensible. En revanche, je n’ai jamais vu autant de spectateurs émus. Pour eux, le film n’était pas tant un constat politique sur Israël qu’un miroir de leur propre existence. Ce sentiment de vivre dans un pays qui, d’une certaine manière, fonctionne mais dont on a l’impression qu’il est, dans un même mouvement, foutu, au moins pour l’instant. Qu’est-ce qu’on y fait, comment on y vit, comment on s’y réveille le matin ? Pour ces gens-là, le film est fort parce qu’il formule tout ce qu’ils savent et qu’ils s’interdisent de dire, même à eux-mêmes.