Kafr Kassem, 1956. Derrière le massacre, un plan d’expulsion des Palestiniens d’Israël

mercredi 14 septembre 2022

Des archives longtemps censurées confortent ceux qui lient le sort des quelque cinquante victimes arabes israéliennes du massacre de Kafr Kassem en 1956 en Israël à un plan officiel secret annulé trop tard. Le plan voulait forcer par la violence les Palestiniens israéliens de la région dite du « triangle » à fuir vers la Jordanie.

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Ce 29 juillet 2022, la justice militaire israélienne a pris une décision qui a surpris maints observateurs en Israël : elle a levé la censure sur une partie des transcriptions du procès intenté en 1957 contre onze membres de la police des frontières (Magav) accusés d’avoir assassiné une cinquantaine d’Arabes israéliens l’année précédente dans le village de Kafr Kassem. Jusque-là, l’armée israélienne affirmait que cette censure s’imposait, car, argumentait-elle, la déclassification de ces documents porterait atteinte à la sécurité de l’État, à ses relations avec les entités étrangères, ainsi qu’à la vie privée et au bien-être de diverses personnes. Mais la ténacité d’Adam Raz, un jeune historien de l’Institut Akevot de recherche sur les conflits israélo-palestiniens (et qui a révélé le massacre de Tantura), a finalement prévalu, cinq années après le lancement de sa requête en annulation de censure.

La guerre contre l’Égypte de Nasser

De quoi s’agit-il ? D’une terrible affaire en vérité. Le 29 octobre 1956, le jeune État d’Israël se lance dans une guerre contre l’Égypte du colonel Gamal Abdel Nasser aux côtés du Royaume-Uni et de la France en réponse à la nationalisation du canal de Suez. Selon le plan convenu avec Londres et Paris, l’État hébreu entame ce matin-là la conquête du Sinaï. Les dirigeants civils et militaires israéliens craignent que la Jordanie, à l’est, ne se sente contrainte d’appuyer militairement l’Égypte et ils décident de renforcer la surveillance de la « Ligne verte », la démarcation datant du cessez-le-feu en 1949 entre l’État d’Israël et le royaume de Jordanie. Profitant de la déroute des armées arabes, la Jordanie avait en effet annexé la Cisjordanie et Jérusalem-Est après l’indépendance d’Israël. Quant aux Palestiniens restés dans le nouvel État, communément appelés « Arabes israéliens », ils étaient considérés comme une minorité déloyale à l’État et subissaient à l’époque un régime militaire (qui ne sera levé qu’en 1966).

Dans ce contexte de guerre en 1956, un couvre-feu est imposé la nuit, notamment dans la zone dite du « Triangle » (les villages arabes israéliens le long de la Ligne verte au centre du pays). Une mesure très sévère : toute personne la violant risque d’être abattue séance tenante.

Ce 29 octobre, le responsable militaire de la zone, le colonel Issachar « Yiska » Shadmi, décide d’avancer le couvre-feu de trois heures et en avertit le moukhtar (maire) de Kafr Kassem à 16 h 30, une demi-heure avant la mise en place de la mesure coercitive. Le notable local objecte que quelque 400 villageois sont aux champs, parfois loin, et qu’ils ne pourront donc pas prendre connaissance du changement d’horaire en temps utile, mais Shadmi n’en a cure. Et lorsque des dizaines de villageois, dont plus de la moitié de femmes et d’enfants, arrivent après 17 h à proximité de chez eux, ils sont accueillis sans sommation par des salves de tirs d’armes de guerre. Entre 47 et 53 personnes, selon les sources, sont ainsi tuées de sang-froid.

Des condamnés rapidement libérés

Ces faits tels qu’ici énoncés ne sont nullement contestés en Israël où, malgré la censure militaire immédiate, ils commencèrent à se savoir dans les mois qui suivirent. Au point qu’en 1957 le gouvernement dut se résoudre à traduire en justice onze « sous-fifres », dont des chefs d’escouade. À l’issue d’un procès dont une partie importante se déroula à huis clos, huit condamnations à de longues peines de prison tombèrent (jusqu’à 17 ans), mais tous les condamnés seront graciés et déjà libérés en novembre 1959.

Durant la partie publique des débats à l’époque, le juge Benjamin Halevy inventa une notion appelée à faire jurisprudence, celle d’« ordre manifestement illégal ». « Ce qui importe ici, écrivit-il, ce n’est pas l’illégalité formelle, obscure ou partiellement obscure, ce n’est pas l’illégalité qui ne peut être discernée que par les juristes, mais plutôt la violation claire et évidente de la loi… L’illégalité qui perce l’œil et révolte le cœur, si l’œil n’est pas aveugle et le cœur n’est pas impénétrable ou corrompu — telle est la mesure de l’illégalité manifeste nécessaire pour passer outre le devoir d’obéissance du soldat et lui imposer une responsabilité pénale pour son action. »

Un second procès se tint en 1958 et il concerna seulement Yiska Shadmi, non inculpé l’année précédente. « L’ordre manifestement illégal » faisait déjà long feu. Le colonel qui avait donné l’ordre de tirer contre les villageois fut innocenté de la présomption de meurtre, « non prouvé », et condamné pour « excès d’autorité » (pour avoir avancé l’heure du couvre-feu) à une amende de 10 prutot, soit un centime de la monnaie locale. Ce verdict restera gravé dans les mémoires palestiniennes comme l’amer symbole de la valeur d’une vie arabe aux yeux des Israéliens.

Mais l’État d’Israël a surtout tenté de faire oublier le massacre de Kafr Kassem. Il aura ainsi fallu attendre 1997 pour qu’un président israélien, Shimon Peres, vienne sur place, y déplorant « un incident très difficile [qui] s’est produit ici dans le passé pour lequel nous sommes vraiment désolés ». Plus tard, en 2014, à Kafr Kassem également, le président Reuven Rivlin qualifia le massacre de « meurtre criminel, massacre atroce et crime pénible », alors qu’en 2021 l’actuel président Yitzhak Herzog se rendait lui aussi dans le village martyr pour y participer à une cérémonie en mémoire des victimes de 1956. « Je demande pardon en mon nom et au nom de l’État d’Israël », déclara-t-il avec emphase.