LE PALAIS DES DEUX COLLINES, livre de Karim Kattan

vendredi 24 décembre 2021

Premier roman. Dans la maison Palestine ouverte à tous les vents

Jeudi 23 Décembre 2021

Muriel Steinmetz

Karim Kattan, en une première œuvre riche de promesses, explore le passé d’une demeure abandonnée, sur le point d’être investie par colons et soldats israéliens.

LE PALAIS DES DEUX COLLINES 

Karim Kattan

Elyzad, 292 pages, 21,50 euros

Sitôt reçu le faire-part de décès d’une mystérieuse tante Rita, Faysal, jeune Palestinien exilé en Europe, décide de retourner à Jabalayn (ce qui signifie les deux collines, mais, entre eux, ils les surnommaient « Al-Bizayn, les deux nichons »). Ce village natal (imaginaire) est vide. Les habitants ont fui. « Les colons arriveront bientôt. » Faysal, homosexuel, dernier de la lignée, a vendu il y a longtemps ses terrains aux colons les plus offrants pour s’acheter une vie ailleurs. « Petit pacha insouciant », il s’installe dans la vaste demeure familiale abandonnée. Érigée par son bisaïeul, elle a été agrandie par son grand-père, enrichi grâce au commerce… du slip, qu’il vendait aux soldats israéliens !
Le récit est bâti à chaux et à sable sous la forme de courts chapitres en mille morceaux. Faysal entend des voix, surtout celle de sa grand-mère Nawal, femme magnifique, suicidée après avoir voulu prendre les armes contre l’occupant. Son fantôme est à la fois heureux de le revoir et furieux qu’il ait abandonné la partie. Tous les membres de la famille défilent au sein de ce palais encore debout. Généalogie décimée par « défaillance d’organes », écrit le narrateur : « sang médiocre », crise cardiaque, cancer foudroyant, sentiment de défaite… « Tous ceux qui m’ont précédé étaient incorrigiblement nuls et m’ont laissé en héritage cette maison et leur nullité. Ils ont tout perdu, tout, leurs guerres, leurs combats, leurs maisons et jusqu’à leur courage. Pour ma part, je me suis rendu à ma nullité. »
La Palestine revit par strates brillamment animées. Les temps se mélangent, le narrateur, hanté par la voix de sa grand-mère, se promène dans hier, se perd, reprend tout depuis le début… À présent, les soldats se rapprochent du village sans vie tandis que les colonies clignotent au loin.

Prise de conscience d’« une longue vie capitulée »

Soumis aux voix qui tonnent sous son crâne (les « wiswisis », « ombres ennemies » ou acouphènes monstres qui fissurent les mots), Faysal revit son enfance et celle de sa grand-mère, qui dut abandonner, en 1948, son village au nom oublié. L’histoire du village de Jabalayn s’incarne à travers des figures de jadis : le restaurateur Jihad, par exemple, qui, un jour, reçut Abou Ammar (Arafat) venu goûter « le meilleur foie de Palestine ». Il est aussi question de l’amour entre Ayoub, l’oncle magnifique, et Joséphine, la sorcière de la vallée. C’est la Palestine d’avant, ses arbres fruitiers, ses fleurs, ses amandiers, si chers au poète Mahmoud Darwich, mais aussi la pierre de taille des maisons, si reconnaissable, et le vert des oliviers pas encore déracinés. C’est surtout la grande maison hantée qui s’illumine la nuit, « prête pour le retour de personnes qui n’existent plus ». Il y a, enfin, la prise de conscience progressive de Faysal, « rejeton des hommes d’affaires et de grandes bourgeoises, résistants quand c’est de bon ton » qui, sans le savoir, a vécu au loin « une longue vie capitulée ». Prise de conscience amorcée dès l’aéroport, devant une affiche : « As soon, à Haïfa, un musée de commémoration de la culture palestinienne ».
Toujours, guettant le récit, la présence des colons sur leur terre à eux tandis que « le monde regarde ailleurs ». Avec ce premier roman de Karim Kattan (né à Jérusalem en 1989), on n’est pas près d’oublier sa Palestine intime, vue d’un œil neuf jamais sous contrôle.



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