Haim Gouri, mort d’un poète israélien en dissidence

mercredi 31 janvier 2018

Écrivain prolifique, traducteur (entre autres de Baudelaire et d’Apollinaire en hébreu), journaliste, cinéaste, Haim Gouri, disparu le 31 janvier à 94 ans, était surtout connu des Israéliens comme le dernier de leurs « poètes nationaux ». Ou encore, comme on les dénomme aussi en Israël, des « poètes Tachakh », les poètes de 1948, ceux qui vivaient alors sur la terre de Palestine qui allait devenir Israël et écrivaient déjà dans la langue hébraïque.

Âgé de 25 ans à l’époque, Gouri avait participé dans les rangs du Palmakh, la milice armée sioniste travailliste, aux combats qui avaient précédé et succédé à l’instauration de l’État d’Israël, et surtout à l’expulsion manu militari de 85 % de la population palestinienne du territoire de ce qui allait devenir Israël. Poète lyrique, il glorifia alors la terre d’Israël, ses fleurs et ses déserts, comme si rien n’y avait eu lieu. Puis, comme ses confrères, les poètes Nathan Alterman (sioniste de gauche), Ouri Zvi Greenberg (sioniste de la droite dure) et d’autres, il sombra lui aussi dans la folie mystique qui s’empara d’une grande part des Israéliens après la conquête en juin 1967 des territoires palestiniens (la Cisjordanie et Gaza) depuis lors occupés.

JPEG - 22 ko Haim Gouri (g.) et d’autres membres du Palmakh, 1949.(Archives du Palmakh.)

Mais, à leur différence, les yeux de ce chantre du « Grand Israël » s’étaient progressivement dessillés.

Nous l’avions longuement rencontré, en 2006, chez lui à Jérusalem. Le premier déclic, il l’avait eu à Gaza. C’était après la guerre d’octobre 1973. Là, nous avait-il raconté, « un jeune Palestinien m’a dit : “Tire sur moi si tu veux, mais ne me bats pas avec un bâton. Je ne suis pas un chien”. Pour la première fois, j’ai pensé que nous menons une guerre ingagnable. Contre l’exigence de dignité, on ne peut rien faire  ». Dès lors, Gouri va peu à peu tourner le dos à nombre de ses convictions les plus profondes. Il n’aurait, nous avait-il encore dit, « jamais imaginé utiliser le mot d’occupation. Le peuple juif ne peut pas “occuper” la Terre d’Israël. Et pourtant, il s’agit d’une occupation effroyable qui nous pourrit nous-mêmes de l’intérieur ».

Il y avait une explication plausible au revirement de Gouri : il était un patriote israélien jusqu’au tréfonds, mais il n’était pas raciste pour un sou. Et il vivait dans une forme de nostalgie d’une Palestine quelque peu idéalisée d’avant l’existence d’Israël, celle d’un pays où juifs et Palestiniens se côtoyaient dans une atmosphère d’hostilité, mais aussi d’attirance mutuelle. « Car enfin ! Nous étions emmêlés champ à champ, maison à maison, cœur à cœur » dans « ce monde détruit et qui n’est plus.

Et mon cœur pleure chaque fois que m’en revient le souvenir », écrira-t-il dans un poème publié en 2004 et intitulé « Nuits de chien », où il décrit par des insinuations à peine masquées comment l’armée sioniste a expulsé les Palestiniens. « Nous avions préparé les dossiers sur les villages, les croquis des perspectives, les plans de situation, les voies d’accès, les points d’observation ; et les axes de pénétration ont été repérés à l’avance. On marchait. Souvent nous oubliions pourquoi l’on marchait ». L’idéal sioniste « est fondé sur l’idée de la possession de la terre par la force », nous avait-il encore dit, ajoutant : « mais la confrontation avec l’autre peuple qui vit ici rend la chose impossible ».

Proche de l’ex-Premier Ministre israélien, Yitzhak Rabin, Haïm Gouri participait encore voilà peu aux rassemblements protestataires de Sheikh Jarrah, un quartier arabe de Jérusalem-Est où plusieurs familles de Palestiniens ont été expulsées de leurs maisons au profit de colons juifs.

En 2016, la ministre de la culture israélienne, Miri Regev, avait voulu lui remettre le Prix de l’œuvre sioniste. Cet homme déjà multiprimé en Israël avait radicalement refusé, dénonçant « l’idéologie ultranationaliste et la ferveur messianique » du gouvernement israélien actuel. On citera, en hommage, l’un des derniers poèmes de cet homme torturé par l’échec politique du sionisme. Un poème adressé à ses compatriotes inséré dans un recueil intitulé Je suis une guerre civile.

La foire orientale

Pas d’inquiétude
Tout est dans les archives
Dans des tiroirs poussiéreux
Dans des greniers et des caches d’armes
Lorsque la Loi le permettra
Quand tous les coupables seront morts
Les innocents viendront ouvrir la malle au trésor.
On va s’amuser ! Vous pouvez me croire.

Sylvain Cypel
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Source : Orient XXI

Sylvain Cypel, rédacteur en chef au Monde, a effectué de nombreux reportages dans la région. Dans sa jeunesse, il a vécu douze ans en Israël. Il a écrit "Les emmurés
La société israélienne dans l’impasse"
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