Interview de Ayman Odeh, membre de la Knesset

mardi 31 octobre 2017

Le député, chef de file de la Liste unifiée, troisième force de la Knesset, qui œuvre pour la paix, dénonce la politique du gouvernement israélien le plus extrême de l’histoire du pays. Il montre que les intérêts des populations juive et palestinienne sont les mêmes. « Si nous voulons peser alors nous devons nous intégrer dans le jeu politique », souligne-t-il.

EST-CE QUE L’ACTUEL GOUVERNEMENT ISRAÉLIEN EST LE PLUS EXTRÉMISTE DE L’HISTOIRE D’ISRAËL ? SI OUI, COMMENT CELA SE TRADUIT-IL ?

AYMAN ODEH : Cette question est complexe. En tant que Palestinien citoyen d’Israël, il me faut rappeler tout ce qui s’est passé depuis l’époque Ben Gourion : l’expropriation des terres, les assassinats et les crimes commis dans plusieurs endroits contre les Palestiniens. On peut cependant dire que le gouvernement Netanyahou est le plus extrémiste de ce que nous avons connu ces quarante dernières années. Benyamin Netanyahou procède par étapes à des transformations extrêmement néfastes et dangereuses.
Par exemple, la dénonciation permanente de citoyens arabes est quelque chose que nous n’avions pas connu depuis 1948. Or, c’est devenu une méthode systématique. Lorsqu’il y a eu des négociations de paix en 2008 entre Mahmoud Abbas, président de l’Autorité palestinienne, et Ehud Olmert, alors premier ministre israélien, il y a eu quelques avancées mais qui ont été toutes balayées par Netanyahou. Nous sommes loin de tout ce qui avait été presque acté à l’époque. Sur le plan économique, ça ne va guère mieux. Le fossé se creuse entre les riches et les pauvres. Il est vrai que Netanyahou est l’un des plus grands théoriciens du libéralisme sauvage. Et qu’il essaie de mettre fin à un espace démocratique qui existait. Par exemple, il veut mettre la main sur la Cour suprême et poursuivre les organisations non gouvernementales (ONG) israéliennes, qu’il considère comme lui étant hostiles, pour les empêcher de bénéficier d’aides internationales. Il veut également étendre son emprise sur tous les médias. Cerise sur le gâteau : il a un projet pour limiter les prises de parole d’universitaires et d’intellectuels sur ce qu’ils pourraient dire ou plutôt ne pas dire lors de conférences, y compris au sein des universités. Le bilan de Netanyahou est parmi, les plus rétrogrades, de notre monde contemporain.

FAUT-IL LIER CELA À LA PLACE PRÉPONDÉRANTE QUE PRENNENT LES REPRÉSENTANTS DES COLONIES DANS LA POLITIQUE ISRAÉLIENNE ?

AYMAN ODEH : Le rôle politique des colons est beaucoup plus important que lors de n’importe quelle période précédente. Ils sont bien organisés et ont même conquis une partie de la formation qui domine le pouvoir, à savoir le Likoud. Certains d’entre eux sont membres du Likoud mais votent pour Naftali Bennett (ministre de l’Éducation et leader du mouvement le Foyer juif) pour radicaliser encore plus le Likoud. En plus des colons, il y a les capitaux, les grandes entreprises israéliennes qui estiment que la situation des territoires occupés, de la Cisjordanie, est financièrement bénéfique et donc influent sur cette politique. On ne peut cependant pas dire que la politique de Netanyahou est dictée par d’autres.
Il est lui-même, idéologiquement, très bien ancré dans cette vision et cette façon de faire. Je l’ai rencontré à plusieurs reprises et, à chaque fois, je suis de plus en plus convaincu qu’il baigne totalement dans cette idéologie extrémiste que son père lui avait enseignée. Il ne faut pas oublier que la carrière politique de Netanyahou a démarré en 1992. Il s’est trouvé au sein du pouvoir mais parfois dans l’opposition. C’est lui qui, aujourd’hui, cristallise le plus ce refus israélien pour la paix.

NOUS DEVONS NÉANMOINS OBSERVER QUE BENYAMIN NETANYAHOU EST AU POUVOIR PARCE QU’IL EST ÉLU ET ON A ENTENDU SON DISCOURS LORS DES DERNIÈRES ÉLECTIONS QUI S’ADRESSAIT À LA FRANGE LA PLUS EXTRÉMISTE ET LA PLUS ORTHODOXE DE LA SOCIÉTÉ. CELA NE SIGNIFIE-T-IL PAS UN BASCULEMENT À DROITE DE LA SOCIÉTÉ ISRAÉLIENNE ?

AYMAN ODEH : La droite en Israël est très forte depuis la fin des années 1990 pour plusieurs raisons. D’abord, il faut tenir compte du cadeau que les travaillistes ont fait à l’époque via leur chef, Ehud Barak, lorsqu’il a déclaré qu’il n’y avait pas de partenaires palestiniens. C’était vraiment le plus grand cadeau qu’il pouvait faire ! Par ailleurs, il faut regarder le volet démographique. Les colons étaient 200 000 au début des années 2000, maintenant ils sont plus de 500 000. Il y a aussi en Israël le cas de migrants juifs venus d’URSS. Ils sont près d’un million. Et ils sont arrivés avec une haine de la gauche à cause de la politique soviétique à leur égard. Les juifs des pays de l’Est ont une haine viscérale pour le Parti travailliste, qu’ils considèrent comme le parti qui a humilié leurs parents. Je suis d’accord avec cette idée. Ils se sont donc réfugiés dans le camp de droite. Ces deux paramètres expliquent le renforcement de la droite qui règne jusqu’à maintenant.

LA SITUATION QUE VOUS DÉCRIVEZ NE PORTE GUÈRE À L’OPTIMISME ET RISQUE DONC DE S’AGGRAVER. COMMENT TROUVER DE NOUVELLES PISTES ? EST-CE QUE TOUTE CONSTRUCTION NOUVELLE EST BLOQUÉE ? COMMENT ENVISAGEZ-VOUS LES COMBATS À MENER DANS LA PÉRIODE QUI VIENT POUR PARVENIR À STOPPER NETANYAHOU ET CE QU’IL REPRÉSENTE ?

AYMAN ODEH : Non,nous ne sommes pas arrivés au point de perdre espoir. Une des premières questions à laquelle il faut répondre est la suivante : est-ce que les citoyens arabes israéliens, les Palestiniens donc, qui représentent 20 % de la population, sont autorisés à s’investir dans la politique israélienne ? Netanyahou a compris le problème plus que n’importe quel homme ou femme politique en Israël. Rappelons-nous que, lorsque Yitzhak Rabin est arrivé au pouvoir en 1992, il n’avait obtenu que 56 sièges sur les 120 que compte la Knesset, le Parlement. Pour obtenir la majorité, il s’était appuyé sur les partis arabes, qui, à l’époque, possédaient 5 sièges. C’est la première fois que les Arabes ont empêché Netanyahou d’accéder au pouvoir. Lors des élections de 1996 qui ont suivi l’assassinat de Rabin en 1995, Netanyahou est arrivé devant Shimon Peres, mais avec seulement 30 000 voix de plus. En 1999, Netanyahou a recueilli 44 % des suffrages et Barak, 56 %. C’est-à-dire que la différence entre eux était plus faible que la capacité de l’électorat arabe à peser dans le jeu politique israélien. Netanyahou l’a très bien compris. Et, depuis les années 1990, il répète que tout gouvernement qui ne s’appuie pas sur une majorité uniquement juive est un gouvernement illégitime. Malheureusement, contrairement à Rabin, Ehud Barak a épousé la thèse de Netanyahou en voulant être premier ministre mais avec une majorité uniquement juive.
Le problème se pose donc pour les prochaines élections. Si nous nous mettons en situation de pouvoir jouer un rôle dans la constitution du futur gouvernement, cela obligerait Netanyahou à remporter 65 % des votes juifs. Alors que si nous ne servons à rien, 51 % lui suffisent. Donc, si le Parti travailliste veut vraiment retourner au pouvoir, il doit dire s’il estime qu’il existe oui ou non une légitimité du vote arabe. Mais la question nous est aussi posée à nous, population arabe. Si nous voulons réellement peser alors, nous devons nous intégrer dans le jeu politique. Lors du dernier scrutin, il y a eu 74 % de votants chez les juifs mais uniquement 62 % chez les Arabes.

LA LISTE QUE VOUS AVEZ CONDUITE LORS DES DERNIÈRES ÉLECTIONS A FAIT UN SCORE REMARQUABLE. VOUS ÊTES LA TROISIÈME FORCE AU PARLEMENT AVEC 13 DÉPUTÉS. EST-CE QUE CELA A OUVERT UN NOUVEL ESPACE PAS SEULEMENT DANS L’ESPOIR MAIS DANS LA CONSTRUCTION POLITIQUE ?

AYMAN ODEH : La constitution de notre liste était déjà quelque chose d’inédit. Elle regroupait des communistes, des islamistes, des libéraux et des nationalistes. Parmi eux, il y avait des Arabes et des juifs. C’est la première fois aussi que nous avons permis l’élection de plusieurs femmes au Parlement dans notre camp. Auparavant, il n’y en avait qu’une ou deux. La première fois aussi que des communautés marginalisées arrivent à la Knesset. Trois députés sont des Bédouins du Néguev, de villages non reconnus. Cette unité a permis d’obtenir effectivement 13 sièges. Je suis certain que notre présence sur la scène politique israélienne mais aussi internationale pourrait être encore plus importante. Nous travaillons beaucoup et obtenons des résultats.

Nous avons ainsi compris que lorsque les exigences du marché sont en contradiction avec une idéologie raciste, elles finissent par triompher. Par exemple, nous avons réussi à ce que le pourcentage de femmes arabes qui travaillent augmente. Ce qui aide l’État puisqu’il y a moins besoin d’avoir recours aux aides publiques. J’ai rencontré le ministre des Finances et, à force de réunions, nous avons établi un plan de lutte contre le chômage, malgré l’opposition de Netanyahou.

De même concernant l’urbanisation et la construction de nouveaux logements. Depuis 1948, Israël a créé 700 localités toutes réservées aux juifs mais rien pour les Arabes.
Après la Nakba (la « catastrophe », l’exode des Palestiniens en 1948), nous possédions 45 % des terres. Il ne nous en reste plus que 2,5 % où nous ne pouvons pas construire comme nous l’entendons à cause d’un plan d’urbanisme global. D’où la construction de 50 000 structures sans autorisation. Le gouvernement avait donc
décidé de commencer leur démolition. C’est ce qui s’est passé notamment à Umm al-Hiran, dans le désert du Néguev, pour construire une localité juive. Je m’y suis rendu avec des militants. Il y avait la police avec des bulldozers. Nous avons essayé de les empêcher de démolir.

Un homme a été tué. J’ai moi-même été blessé à la tête, ce qui a fait du bruit vu mon statut de député. Les démolitions ont cessé depuis dix mois aussi parce que nous savons parler à la population israélienne juive pour qu’elle ne se considère pas comme notre ennemie. Nous leur disons que nos intérêts sont les mêmes.
Il n’y a pas de contradictions. Le plan d’embauche de femmes palestiniennes, par exemple, c’est bien pour toute la société. Et puis, il y a notre lutte pour un État démocratique où les citoyens sont égaux qui ne peut être que bonne pour l’ensemble des populations. Ce qui s’est passé à Umm al-Hiran, couplé à nos déclarations, a battu le discours haineux du gouvernement israélien, à l’échelle nationale comme internationale. Ainsi, il y a quelques mois il y a eu beaucoup d’incendies en Israël.
Le gouvernement israélien a immédiatement accusé des citoyens arabes. Nous avons fait appel aux citoyens arabes et juifs pour aider à éteindre les incendies.
Nous avons convaincu des familles arabes et juives d’ouvrir leurs portes à ceux qui fuyaient ces incendies.
Beaucoup de gens ont alors compris que Netanyahou appelait à la haine contre les Arabes sans aucune raison. D’autant plus que, depuis, il n’y a eu aucune inculpation.

EST-CE QUE CELA PERMET D’ÉCLAIRER SUR LA NÉCESSITÉ DE LA CRÉATION D’UN ÉTAT PALESTINIEN DANS LES FRONTIÈRES DE 1967 ?

AYMAN ODEH : Une chose existe, qui conditionne beaucoup de juifs d’Israël, c’est la peur. À cause de l’histoire en Europe ¬ ils ont subi le racisme, le nettoyage ethnique, les persécutions ¬ et je suis totalement conscient de ce qui s’est passé. Il faut les assurer de notre solidarité et de notre volonté que ces crimes ne se reproduiront plus jamais dans l’histoire de l’humanité. Mais il y a aussi les crimes commis par tous les gouvernements israéliens au nom de tous les juifs. Je refuse de mettre sur le dos des juifs ces crimes commis par les responsables politiques contre les Palestiniens. Netanyahou essaie d’utiliser cette peur pour creuser le fossé entre la population juive et la population palestinienne. Ce qui l’aide, c’est toute cette situation dramatique dans le monde arabe. Avec les centaines de milliers d’amis juifs qui oeuvrent pour la paix, nous avons la responsabilité de convaincre les gens que le seul chemin vers la sécurité c’est une paix juste et durable.

UN HOMME D’OUVERTURE ET D’AVENIR
é le 1er janvier 1975 à Haïfa, Ayman Odeh est avocat et dirigeant du Hadash, le Front démocratique pour la paix et l’égalité, constitué notamment du Parti communiste israélien. Lors des élections législatives israéliennes de 2015, il était à la tête de la Liste unifiée, regroupant des juifs et des Palestiniens, de nombreuses femmes, les communistes et les diverses composantes des partis arabes en Israël, ainsi que des représentants de différentes communautés, notamment les Bédouins. La liste a réalisé un score historique, devenant la troisième force au Parlement.

source : Pierre Barbancey, L’Humanité


[*Notre article de janvier 2017*]
À peine une trace dans la presse internationale, et pourtant l’événement est terrifiant. Le leader maintenant historique de la population arabe palestinienne en Israël, le chef de la troisième faction parlementaire à la Knesset, Ayman Odeh (’Awdeh), a été blessé au visage et au dos par les tirs de la police israélienne contre les manifestants du village de Umm al-Hiran, mercredi dernier (ceux-ci manifestaient contre la destruction de leur village par des policiers israéliens)

Odeh n’est pas n’importe qui. Pour la première fois dans l’histoire d’Israël, il avait réussi à rassembler la communauté arabe en une liste unique, y compris un député juif comme symbole de son ouverture. Si le scrutin avait été représentatif, elle aurait remporté 22 ou 23 députés à la Knesset, ou plus, dans la mesure où des juifs israéliens sont inclus dans une stratégie éclairée. On voit le potentiel de son leadership national à la tête d’un gouvernement.

Mieux encore, l’avocat Odeh est un homme au calibre intellectuellement impressionnant : plus ouvert que son grand prédécesseur Azmeh Bichara, qui avait été harassé par les gouvernements israéliens successifs jusqu’à l’obliger à quitter le pays, il est surtout ouvertement acquis à la non-violence comme philosophie du changement et à des valeurs universelles qui ont porté le rédacteur en chef du plus prestigieux magazine américain à lui consacrer un long profil (David Remnick, « A Palestinian Israeli Leader for Peace », The New Yorker, 25 janvier 2016).
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Ce 18 janvier 2017, la police israélienne n’avait pas hésité, encore une fois, à utiliser la violence pour mater les manifestants. Bien entendu, la version « arabe » est tout de suite rejetée comme tendancieuse par le gouvernement, qui avance sans vergogne aucune que ce sont les manifestants arabes qui ont lancé des pierres contre leur propre dirigeant. Le mode de violence policière est systématique. Contre un gosse qui manifeste, la police, abritée derrière ses boucliers, tire pour tuer. Il y a eu plus de 110 civils tués en 2016 sous ses balles, le tiers parmi eux étant des mineurs. Chaque semaine donc, plus de deux fois en moyenne, un manifestant palestinien est assassiné (il n’y a pas d’autre terme) par l’occupant. Je dis bien occupant, car le cabinet monochrome d’Israël ne peut être que l’occupant d’un pays où plus d’un cinquième des citoyens n’y est pas représenté. Un ami juif israélien, avocat de renom, m’a confié récemment qu’il devenait de plus en plus convaincu de la thèse que j’avance comme juriste depuis une quinzaine d’années, à savoir qu’Israël n’est pas une démocratie et ne l’a jamais été. Un État ne peut être démocratique s’il pratique une politique de discrimination ouvertement contre une population sous son contrôle, comme l’ont fait systématiquement depuis 1948 tous les gouvernements de l’État d’Israël.

En d’autres temps, le cas Ayman Odeh aurait dominé les nouvelles des semaines durant. Imaginez Martin Luther King semblablement assailli et blessé par la police américaine. La comparaison n’est pas excessive. Les Noirs américains constituent un huitième de la population, en proportion presque deux fois moins que les Arabes palestiniens citoyens d’Israël. Si l’on compte ceux des territoires occupés en 1967, ou les réfugiés, les humains dont la vie dépend directement de la gouvernance israélienne sont une majorité massive de la population d’Israël-Palestine.

À Ayman Odeh manque un soutien arabe ouvert, et je ne parle pas seulement des gouvernements pour lesquels le personnage représente un danger comme symbole d’ouverture, de démocratie et de non-violence. Nous-mêmes, dans cette société civile amorphe, où en sommes-nous de nos amitiés et de notre solidarité avec l’avenir que nous souhaitons en Israël-Palestine ?
Lorsqu’on a la chance, au Moyen-Orient, d’avoir un Ayman Odeh à la tête d’une autre configuration en Israël-Palestine, une scène comme celle de mercredi nous aurait forcés à tendre la perche par-delà les frontières, et on aurait depuis longtemps construit des ponts universels pour la démocratie dans ce pays occupé.

Mais voilà, la révolution moyen-orientale de 2011 a produit une contre-révolution, et l’horreur est toujours relative. À voir les massacres en Syrie, en Irak, dans les deux Soudans, l’autoritarisme effréné en Turquie et en Égypte, il est difficile de se mobiliser pour l’injustice en Palestine.

Pendant ce temps, avec son peuple, Ayman Odeh continue sa longue traversée du désert. S’il persiste dans son message de non-violence, qui sait, un jour viendra où il captivera l’attention du monde comme le chef légitime de l’ensemble de la Palestine historique, y compris sa grande communauté juive. Communauté juive comme partenaire plutôt que comme vecteur d’oppression, d’occupation et de violence telle que Ayman Odeh l’a vécue dans sa chair la semaine passée.
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[*Voir aussi*]
Le message de soutien à Ayman Odeh de Taoufiq Tahani, Président de l’AFPS


Notre article du 1er octobre 2015
Récemment élu à la Knesset (Parlement israélien), Ayman Odeh est un militant infatigable de la défense des droits civiques des Palestinien-ne-s d’Israël. Son combat politique articule la lutte contre l’occupation des terres palestiniennes et la conquête de nouveaux droits sociaux dans le très néolibéral Etat d’Isräel. Secrétaire général de la coalition de gauche radicale judéo-arabe Hadash, il est l’artisan de la Liste Unifiée, plateforme réunissant l’ensemble des partis arabes d’Israël dans leur diversité.

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M. Odeh, en plus de vos fonctions d’avocat des droits civiques et de leader du parti Hadash (coalition de gauche radicale judéo-arabe), vous êtes devenu membre de la Knesset et président de la Liste Unifiée - une plate-forme électorale rassemblant Hadash, la Liste arabe unie, Balad (l’Alliance démocratique nationale) et Ta’al (Mouvement arabe pour le renouveau). Comment la Liste Unifiée est-elle née, et pourquoi n’a-t-elle pas été établie plus tôt ?

Ayman Odeh  : La constitution de la Liste Unifiée peut s’expliquer par plusieurs raisons. Bien sûr, la discrimination et l’oppression de la communauté arabe en Israël a joué un rôle très important dans la construction de la coalition. La stigmatisation et le racisme à l’égard de la population arabe ont considérablement augmenté au cours des dernières années. Mais la décision prise par Avigdor Lieberman (ancien ministre des affaires étrangères, du parti d’extrême-droite laïque Israël Beteinou - NDLR) d’augmenter le seuil pour accéder au Parlement a été le déclencheur qui a finalement amené les partis arabes à se réunir. C’était une question de survie. Mais cela aurait pu prendre une autre forme. Dans un premier temps, une proposition de création de deux partis était sur la table. Mais la volonté du peuple de nous voir faire campagne en tant que plate-forme unique nous a encouragés à surmonter nos différences et à nous présenter unis aux dernières élections générales.

La Liste Unifiée a réussi à devenir la troisième force politique, avec 13 députés. Comment analysez-vous ce résultat impressionnant ?

Ayman Odet : Nous sommes maintenant une force politique que nul ne peut ignorer. Mais nous pourrions avoir encore plus d’influence si le clivage droite / gauche était plus fort. Sans aucun doute, si l’on considère l’histoire politique d’Israël, la meilleure période pour les partis arabes correspond au moment où Yitzhak Rabin a été élu Premier ministre pour engager un processus de paix avec les Palestiniens. Le climat politique général nous était bien plus favorable pour peser sur la vie politique du pays qu’il ne l’est maintenant.

Le résultat élevé inattendu de Benyamin Netanyahu, dont le parti, le Likoud, a remporté 30 sièges, affaiblit la portée de notre propre succès. Mais nous avons gagné en visibilité nationale et internationale. Maintenant, les gens nous connaissent et sont au courant de notre agenda politique. Les citoyens palestiniens d’Israël attendent maintenant que nous fassions mieux lors des prochaines élections, pour que nous puissions améliorer encore plus leur situation.

Comment la Liste Unifiée fonctionne-t-elle « de l’intérieur » ? Au quotidien, n’est-il pas compliqué de travailler entre partenaires de cultures politiques parfois si différentes ?
Ayman Odeh  : Nous avons pris la décision stratégique de ne pas laisser les différentes positions idéologiques prendre le pas sur programme commun accepté par chacune des composantes de la Liste Unifiée. Je dirais que nous nous accordons sur environ 90% des problèmes auxquels nous sommes confrontés. Il est vrai, cependant, qu’en ce qui concerne plusieurs questions sociétales cruciales, relatives par exemple aux droits des femmes et des LGBT, la liberté est donnée aux partis membres de voter selon leurs valeurs et leurs principes. Ce n’est pas toujours facile et nous ne pouvons pas toujours éviter les débats entre nous. Dans cette partie du monde, des gens peuvent être tués pour leur appartenance ethnique ou leur situation - je pense à l’orientation sexuelle. Mais malgré tout cela, nous avons réussi à construire la Liste Unifiée et, plus important encore, à la consolider.

Dans la diaspora palestinienne, certains portent un regard critique sur la Liste Unifiée et l’idée même de prendre part à la politique israélienne. Que leur diriez-vous ?

Ayman Odeh : Nous sommes citoyens ici. C’est une décision stratégique de rester citoyens dans notre patrie. La lutte pour la pleine citoyenneté se situe dans ce cadre et vise à améliorer la vie quotidienne de la population, des travailleurs. Nous ne pouvons pas les laisser tomber. Après la Naqba, personne ne peut nous reprocher de vouloir rester dans notre patrie, de vouloir vivre ici dans la dignité. Et le cœur de notre stratégie est le suivant : nous voulons imposer la solution à deux Etats ! Et en même temps, nous, les Palestiniens d’Israël, resterons dans notre patrie.

La pleine citoyenneté ne nous ne sera pas accordée du jour au lendemain. Ce sera une longue lutte faite de nombreuses petites victoires pour atteindre cet objectif. Étape par étape, nous allons y arriver. Pour que les choses soient bien claires, nous ne voyons pas la citoyenneté israélienne comme un substitut à notre identité arabe palestinienne. C’est en tant qu’Arabes palestiniens que nous nous battons pour l’égalité civique avec la majorité juive d’Israël. En bref, les droits nationaux aux côtés des droits civiques. Notre lutte pour la pleine citoyenneté va nous permettre d’aider concrètement nos frères et sœurs de Cisjordanie et de la bande de Gaza. C’est notre valeur ajoutée, en tant que Liste Unifiée. Parce que, ce faisant, nous aidons la résistance contre l’occupation de la Palestine et en même temps nous contribuons à façonner l’opinion publique israélienne pour une solution équitable pour la région. Sans lutter contre l’occupation au sein l’État des coupables lui-même, rien ne changera.

Regardez la résistance algérienne contre le pouvoir colonial français. Bien sûr, le peuple algérien est le principal acteur de sa propre libération. Mais la pression politique croissante au sein même de la France contre sa sale guerre a, elle aussi, joué un rôle important dans la lutte pour l’indépendance du peuple algérien. Jean-Paul Sartre résume très bien la situation, et cette citation pourrait être appliquée à notre situation ici : « Le colonialisme est notre honte, il se moque de nos lois ou les caricature ; il nous infecte de son racisme [...]. Notre rôle est de l’aider à mourir. La seule chose que nous puissions et devrions tenter – mais c’est aujourd’hui l’essentiel –, c’est de lutter à ses côtés pour délivrer à la fois les Algériens et les Français de la tyrannie coloniale ». La Liste Unifiée est ici pour contribuer à libérer les Israéliens de la tyrannie coloniale. Les Palestiniens d’Israël représentent 20% de la population, et voilà comment nous pouvons aider la lutte palestinienne pour l’émancipation nationale. Mais ce pouvoir ne peut produire ses effets que si nous nous accrochons à notre citoyenneté et si nous améliorerons encore par la suite notre présence à la Knesset.

Votre première action a été d’initier une marche pacifique contre la démolition des villages bédouins non reconnus, du désert du Néguev / Naqab jusqu’à la Knesset. Pourquoi les autorités israéliennes persistent-elles à ne pas reconnaître les villages bédouins ?

Ayman Odeh : La pierre angulaire du sionisme, en pratique, est contenue dans cette phrase simple : « emparez-vous d’autant de terres que possible, avec le moins d’Arabes possible dedans ». C’est exactement de cela qu’il s’agit quand les autorités israéliennes refusent d’accorder aux Bédouins la permission de vivre dignement dans leurs villages et essaye de les installer dans des villes nouvellement construites. Une fois de plus, la lutte pour l’égalité civique ne se fera pas du jour au lendemain. Nous voulons atteindre notre objectif étape par étape, en convaincant progressivement la communauté juive-israélienne. Ce n’est pas un rêve. Si l’on revient à l’époque de Yitzhak Rabin, les autorités israéliennes ont reconnu tous les villages bédouins du Nord. Cela est apparu très naturel à l’opinion publique, et les gens se demandaient même pourquoi cela n’avait pas été fait plus tôt.

La reconnaissance des villages bédouins non reconnus dans le Néguev serait bénéfique à tous les citoyens d’Israël, juifs et arabes. Ce n’est pas un problème mineur. N’oublions pas que, si les citoyens arabes de ces villages représentent 30% des habitants du Néguev, leurs réclamations sont constamment réduites au silence. Voilà pourquoi nous avons décidé que, si la Knesset ne prend pas l’affaire en mains, nous devions y aller physiquement - et nous faire entendre.

Cet été, un enfant palestinien de 18 mois, Ali Dawabsheh, a été brûlé vif après que des colons aient mis le feu à la maison de sa famille dans le village de Douma, au sud de Naplouse, en Cisjordanie occupée. Benyamin Netanyahu a parlé pour la première fois de terrorisme juif, et a proposé d’étendre aux Juifs israéliens les lois anti-terroristes à l’origine conçues pour les Palestiniens. Qu’auriez-vous fait à sa place ?

Ayman Odeh  : Je m’oppose strictement à ces lois, aussi bien pour les Arabes que pour les Juifs. Une fois que les gens sont arrêtés au motif de la lutte antiterroriste, ils disparaissent du système judiciaire aussi longtemps que cela plaît aux autorités israéliennes. Les criminels qui ont tué Ali Dawabsheh et sa famille doivent être traduits en justice, jugés et punis selon les règles du droit. Le gouvernement israélien a tous les outils pour mener à bien une telle procédure, mais il ne le fait pas. Quoi qu’il en soit, même si ces meurtriers étaient jugés équitablement, cela n’empêcherait pas de futures attaques de se produire. La seule solution est de mettre fin à l’occupation, et d’arrêter de s’opposer à la naissance d’un Etat palestinien aux côtés de l’Etat d’Israël dans les frontières de 1967.

Les responsables israéliens continuent à affirmer que ce qui est arrivé à Duma est le fait de deux fous, que ce n’est pas un problème systémique. Violencede quelques cerveaux malades, ou conséquences directes du racisme institutionnalisé et de l’occupation ?

Ayman Odeh  : La légitimité de toutes ces attaques racistes se trouve dans le gouvernement israélien lui-même, et au-delà, dans l’idéologie sioniste. Les Israéliens juifs, et en particulier ceux qui vivent dans les colonies, subissent un lavage de cerveau qui nourrit le racisme anti-arabe et légitime la colonisation des terres palestiniennes. La réponse à cette montée du racisme initiée par le haut est, une fois de plus, de mettre un terme à l’occupation.
Espaces Marx, interview de Ayman Odeh, membre de la Knesset, réalisé par Maxime Benatouil dimanche 27 septembre 2015

[*voir aussi*]
* Alaa Tartir : Palestine 2016 : Des perspectives optimistes
* La députée palestinienne Khalida Jarrar libérée par Israël après un an de prison