Thomas Vescovi décrypte l’histoire et l’avenir des gauches en Israël

vendredi 16 avril 2021

Pierre Barbancey

Les progressistes, sionistes et non sionistes, ont joué un rôle central dans la construction du pays. Auteur de l’Échec d’une utopie. Une histoire des gauches en Israël, l’historien évoque un nécessaire mouvement judéo-arabe qui dépasserait la question du sionisme pour faire barrage à la droite et aux religieux.

Alors que la scène politique israélienne est dominée par Benyamin Netanyahou et ses alliés religieux et d’extrême droite, le livre de Thomas Vescovi se concentre sur la gauche israélienne. À la lumière de l’histoire, le chercheur dresse quelques pistes d’avenir.

Votre ouvrage annonce l’échec d’une utopie (1). À quelle utopie faites-vous allusion ?

THOMAS VESCOVI Je parle de l’utopie du sionisme de gauche. Dès son origine, le sionisme avait plusieurs tendances. Celle qui était de gauche, qui s’appelait également le sionisme travailliste, avait pour ambition de fonder un État pour les juifs, mais sur des bases socialistes ou socialisantes. J’ai voulu proposer une histoire de ce sionisme de gauche en prenant en compte toute cette gauche juive en Palestine qui n’était pas sioniste, qui a essayé de s’extirper de son statut de colon pour essayer de proposer une société qui serait à la fois juive et arabe. Je conclus à l’échec de cette utopie parce que, si la gauche sioniste a bien fondé Israël en 1948 et qu’elle a été pendant les trois premières décennies du pays majoritaire à la Knesset, aujourd’hui Israël est un État profondément marqué par une hégémonie des nationalistes et des religieux, de la droite.

Quel était le combat de cette gauche sioniste avant la création d’Israël ?

THOMAS VESCOVI Le sionisme de gauche parvient à se créer par le fait que, à l’époque, en Europe, les juifs sont victimes d’un antisémitisme assez ancré dans les sociétés, notamment en Europe de l’Est. Les mouvements politiques qui vont essayer justement de libérer les juifs de cet antisémitisme sont souvent issus de la tradition socialiste ou marxiste. L’idée est de dire que les juifs, en Europe, ne pourront jamais être libres tant que l’antisémitisme sera présent. Contrairement aux marxistes, pour le mouvement sioniste, cet antisémitisme n’est pas lié à une conjoncture, mais à une mentalité des sociétés qui sera très dure à combattre. Dès lors, l’idée des sionistes est de proposer une émigration sur une autre terre, qui va être la Palestine. Là-bas, les juifs pourront alors mener leur révolution socialiste, en étant libres et en sécurité. Dans les premières décennies du sionisme, il y aura des combats politiques entre les différentes tendances du sionisme. Pour les sionistes travaillistes, l’état de fait permettra d’obtenir un État. Si le soutien diplomatique était important, ce qui l’était encore plus, c’était d’être sur le terrain, d’intégrer les populations qui arrivaient en Palestine. La gauche sioniste va s’appuyer sur des structures comme la confédération syndicale Histadrout et des partis politiques qui vont s’unir entre eux et fonder les piliers sionistes en Palestine, dominée par la gauche. À cet égard, le kibboutz a été un symbole de la gauche sioniste. Il y avait là les deux branches du sionisme travailliste : la formation politique et la formation défensive, militaire. C’est pour cela qu’en 1948, les principaux généraux israéliens qui mènent la première guerre israélo-arabe sont tous issus du mouvement kibboutz.

Vous venez de parler de la gauche sioniste, mais votre livre évoque « une histoire des gauches en Israël ». Il y a donc une gauche non sioniste ?

THOMAS VESCOVI L’objectif pour moi était d’expliquer qu’on ne peut pas faire une histoire des gauches en Israël sans prendre en compte ces deux champs, la gauche sioniste et la gauche non sioniste. Cette dernière est d’abord issue de militants qui vont venir en Palestine avec parfois cet esprit de sionisme travailliste. Ils pensaient pouvoir mener à bien cette révolution des juifs. Mais, en arrivant sur le territoire palestinien, ils se sont aperçus d’une contradiction profonde. Si on est vraiment socialiste, marxiste, la manière dont on se comporte avec la population locale, palestinienne, n’est pas juste. Leur volonté n’est pas de créer des alliances sur la base de groupes communautaires, mais des alliances de classes sociales. Ce qui va dynamiser cette gauche non sioniste, c’est, dès 1917, la révolution russe puis, en 1919, la création du Komintern, l’Internationale communiste. C’est ce qui va permettre à cette gauche qui commence à se poser des questions sur le projet sioniste d’avoir un espace pour exprimer ses critiques. On a ainsi la création du premier Parti communiste en Palestine, qui deviendra plus tard le Maki. Dans ce cercle, on a vraiment l’idée de vouloir créer les bases d’une alliance politique entre Arabes et juifs en Palestine. Et la volonté de montrer aux sionistes de gauche qu’ils se trompent. Cette gauche non sioniste n’a jamais été très influente, n’a jamais eu beaucoup de pouvoirs décisionnels. Mais elle avait cette force de mobilisation parce qu’elle avançait un discours complètement hétérodoxe. Au sein du Parti communiste israélien et de la gauche non sioniste, il y a cette idée de militer côte à côte, d’essayer de comprendre les aspirations de chacun. Ça a parfois provoqué des divisions, notamment lorsque l’URSS s’est ralliée à la partition de la Palestine, en 1947. Les juifs communistes estimant que si l’URSS le soutient, c’est que le projet est plutôt progressiste. Ce qui n’était pas l’avis des Arabes communistes.

N’y a-t-il pas une contradiction à se dire non-sioniste dans un pays créé par le sionisme, un projet colonial à l’origine ?

THOMAS VESCOVI Ces militants se sentent profondément habitants du pays, mais ils considèrent que la société telle qu’elle est doit changer. Beaucoup de militants antisionistes israéliens ont quitté le pays depuis les années 2000. Ils considèrent qu’on ne pourra plus changer les choses. Mais, ceux qui sont encore là-bas pensent qu’ils font partie du problème. Ils se sentent presque responsables de ce que la gauche israélienne fait et a fait au peuple palestinien. Dans ce cadre, leur terrain de lutte, c’est bien le terrain proche-oriental. Il est intéressant de voir comment ils font pour essayer de s’extirper de leur statut de colons. Avant la création d’Israël, il était très compliqué, pour les membres de cette gauche non sioniste d’avoir des Palestiniens dans leurs rangs. Parce qu’ils étaient vus comme des colons. Ils vont arriver parfois à se faire entendre et comprendre. Il reste que, jusqu’à aujourd’hui, c’est au sein de cette gauche non sioniste que réside l’offre politique la plus originale. C’est ce que j’essaie de démontrer dans le livre, avec plusieurs exemples. Et notamment la dynamique, depuis deux ans, autour de la Liste unie, dirigée par le communiste Ayman Odeh. Mais je pourrais parler aussi du militantisme de cette gauche non sioniste qui, au lendemain de la guerre des Six-Jours, s’est battue contre la colonisation et a forcé la gauche sioniste à revoir sa manière d’appréhender les choses. Au point d’être une petite dynamique du grand camp de la paix, qui va amener la gauche sioniste à se prononcer pour une solution à deux États. Il y a un lien direct entre une gauche non sioniste minoritaire mais ultra-active et qui va progressivement réussir à amener cette gauche sioniste à se repenser, à revoir ses méthodes. Aujourd’hui, dans cette gauche-là, il y a plutôt une rupture : une gauche sioniste qui tend davantage vers le centre, notamment les travaillistes. Et une gauche non sioniste, dynamique, mais qui malheureusement n’a pas de relais au sein de cette gauche sioniste.

Comment expliquer cette désaffection aujourd’hui pour le Parti travailliste, qui avait signé les accords d’Oslo, avec toutes les limites de ceux-ci ?

THOMAS VESCOVI L’objectif central des travaillistes n’était pas la création d’un État palestinien indépendant, mais d’abord de négocier une séparation à l’amiable. Ils avaient comme ambition d’essayer de donner une autonomie aux Palestiniens et, surtout, de séparer les deux sociétés dans le cadre de négociations. Uri Avnery (ancien député, animateur de Gush Shalom – NDLR) expliquait que la gauche sioniste s’était fourvoyée pour deux raisons. D’abord, elle était persuadée que l’arrivée au pouvoir d’Yitzhak Rabin suffisait, la paix allait arriver. Ils avaient cette illusion justement parce qu’ils avaient une totale ignorance du quotidien des Palestiniens. Parce que la gauche sioniste est incapable de comprendre son statut d’occupant et de colon. Ils avaient l’impression qu’en 1993, négociaient deux peuples qui pouvaient parler d’égal à égal. C’est pourquoi, en 2000, lorsque la seconde Intifada éclate, le camp de la paix a été dans une complète incompréhension des événements.

Lors des derniers scrutins, les Palestiniens n’ont pas été évoqués, si ce n’est par la Liste unie d’Ayman Odeh…

THOMAS VESCOVI Israël a favorisé une espèce de paix économique. Aux yeux des Israéliens, tous les Palestiniens qui continuent à lutter sont perçus comme des ultraradicaux qui ne veulent pas la paix. La séparation forcée ayant été mise en place, la question palestinienne n’existe plus. Mais, en Israël même, les Palestiniens, qui représentent 18 % de l’électorat, ne sont pas à égalité avec les juifs. L’idée centrale de la Liste unie (Parti communiste et Arabes – NDLR) est de créer un nouvel espace politique. Ayman Odeh estimait que, si la gauche sioniste voulait faire barrage à l’extrême droite et aux religieux, elle devait obligatoirement se tourner vers ceux que représentaient sa liste. Pour Odeh, il fallait dès lors participer à des négociations, mais la stratégie a échoué. Netanyahou l’a bien vu, lors du dernier scrutin, ce mois-ci. Il s’est tourné vers les quatre députés islamistes qui ont quitté la Liste unie en arguant qu’il fallait dépasser le clivage droite-gauche en Israël et qu’il était prêt à prendre des mesures pour les Arabes israéliens à condition d’être soutenu.

Que peut-il se passer maintenant pour les gauches israéliennes ?

THOMAS VESCOVI Au sein du Parti travailliste et du Meretz, la gauche sioniste, on a des dynamiques différentes. Chez les travaillistes, il y a l’idée qu’en ayant un projet social, on a de meilleurs résultats qu’en se fourvoyant vers le centre. Le Meretz commence à comprendre qu’il ne pourra pas survivre sans soutien au sein des Palestiniens. Si les travaillistes continuent à présenter un programme social, tout en acceptant la colonisation et en refusant de discuter avec Ayman Odeh et les Palestiniens d’Israël, ils devront alors accepter de n’être plus qu’une variable d’ajustement gouvernementale seulement bonne, après les élections, à soutenir le centre. Parce que la question principale aujourd’hui est de savoir si on va vers un État religieux ou non. Et le centre apparaît comme en défense du laïc. Une des priorités politiques du camp progressiste, c’est la défense d’un État où les tenants d’un judaïsme différent, libéral, pourraient s’exprimer. Là où on a l’impression que les religieux, notamment avec Netanyahou, ont plus de pouvoir. En 1949, il y avait 71 députés issus des gauches sioniste et non sioniste. En 2021, il y a 72 députés sur 120 qui viennent de la droite. Donc, la gauche sioniste doit, mathématiquement, se tourner vers les Palestiniens. Au sein de la gauche non sioniste, il sera intéressant de voir comment Ayman Odeh pourra proposer une autre solution. Mais il est à craindre que l’effritement ne se poursuive, s’il n’y a pas plus de convergence et de synergie entre ces deux gauches, au profit d’un mouvement judéo-arabe ou arabo-juif qui dépasserait la question du sionisme. C’est, à mon sens, la seule façon de faire survivre en Israël un camp progressiste et de gauche.

(1)  L’Échec d’une utopie. Une histoire des gauches en Israël, de Thomas Vescovi, préface de Michel Warschawski, la Découverte, 372 pages, 22 euros.

Sionisme et antisionisme juifs à la lueur de l’histoire

Chercheur indépendant en histoire contemporaine, Thomas Vescovi se penche sur les gauches israéliennes dans son dernier ouvrage. Il remonte aux sources du mouvement sioniste, analyse les débats qui ont eu cours et s’intéresse à la gauche non sioniste, voire antisioniste, notamment au Parti communiste israélien (qui regroupe juifs et Palestiniens) pour essayer de comprendre ce qui pourrait sortir Israël de l’ornière où il se trouve et chercher des pistes à travers l’histoire.



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