Palestiniens au Liban : une « nakba » chasse l’autre

samedi 1er septembre 2018

Soixante-dix ans ans ont passé et la Nakba palestinienne reste entière, mais elle est occultée par d’autres nakba, dont la catastrophe syrienne est le dernier épisode. C’est comme une chute dans un abîme sans fond. Et pourtant, dans cet état d’attente perpétuelle, demeure malgré tout un espoir qui s’entête.

JPEG - 56 ko Camp de Bourj Al-Barajneh, 2011.Al-Jazeera English

Terrifiante. C’est le mot qui me vient à l’esprit lorsque je tente de décrire la situation des réfugiés palestiniens au Liban. Une plaie qui ne cicatrise pas, sans cesse rouverte. D’autres réfugiés sont venus récemment trouver asile ici. Ils viennent des camps de réfugiés palestiniens en Syrie : de Yarmouk, Nairab ou Handarate ou encore de Homs, et ils sont rejoints par des citoyens syriens de toutes les régions meurtries par la guerre. Les camps de Beyrouth sont désormais l’asile de tous les « damnés de la terre », quelle que soit leur origine : réfugiés syriens, réfugiés palestiniens, miséreux libanais, domestiques de toutes nationalités.

Mariam, une réfugiée palestinienne originaire du camp de Nairab près d’Alep confie : « Ils nous ont assiégés une année entière parce que nous leur avions refusé l’accès au camp, qui leur permettait de prendre un raccourci jusqu’à l’aéroport militaire. Pendant toute une année, nous nous sommes nourris de chicorée, de laitue et de mauve cueillies dans les vergers voisins. Nous voulions juste rester en dehors des hostilités. Mais eux se comportaient exactement comme les voyous du régime. Ils nous assiégeaient, nous dépouillaient de nos biens quand nous sortions du camp, n’hésitaient pas à brutaliser les femmes. » Je lui demande qui sont « ils ». Elle hésite longuement puis, de l’air apeuré de qui veut ménager d’éventuels vainqueurs, finit par chuchoter : « les miliciens d’Al-Nosra et de l’Armée syrienne libre ».

Mariam a fait partir son fils de 12 ans avec sa sœur et son frère en Suède via la Turquie. Ils ont pris un canot pneumatique à partir des côtes turques pour la Grèce, et auraient pu périr en mer s’ils n’avaient pas été repêchés par la marine grecque. « Je comptais sur le regroupement familial. Nous sommes venus au Liban dans l’attente d’un entretien à l’ambassade de Suède. Nous devrions partir dans deux mois, une fois toutes les formalités effectuées. » Elle a vendu ses quelques bijoux en or pour payer l’intermédiaire qui a aidé son fils à partir. Et non pas pour acheter une arme, précise-t-elle, comme l’avait fait sa grand-mère en 1948.

JPEG - 54.5 ko Camp de Bourj Al-Barajneh - Liban

Nizar, lui, est originaire du camp de Bourj Al-Barajneh. Il a payé 5 000 dollars pour son voyage en Allemagne, pensant avoir la priorité en tant que Palestinien sur les réfugiés syriens. Il n’est pas parti par la mer ; il a tout simplement pris l’avion pour la Turquie avec sa carte de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), pensant que cela lui faciliterait l’obtention du droit d’asile dans un pays européen. Il avait choisi l’Allemagne parce que des proches l’y avaient précédé et s’y étaient établis. Mais depuis que l’exode syrien a pris de l’ampleur, il représente une entrave à l’émigration des Palestiniens et à leur demande d’asile dans des pays lointains. Aujourd’hui la priorité est clairement aux réfugiés syriens en raison de la violence subie, des massacres perpétrés dans leur pays. L’aide accordée par les pays d’accueil a elle-même diminué en raison de son redéploiement au bénéfice des réfugiés syriens. Nizar le déplore.

Le désastre syrien a tout envahi, occultant une tragédie palestinienne de plus longue date. Pourtant, après les liquidations successives subies par les camps palestiniens au Liban pendant la guerre civile, après la destruction d’habitations et de vies patiemment bâties pendant près de sept décennies pour sortir de l’enfer de la Nakba (la Catastrophe de 1948), la guerre a de nouveau frappé les camps palestiniens, en Syrie cette fois-ci. Peu importe le prétexte qui a servi à détruire le camp d’Handarat ou ceux de Homs ou de Yarmouk. Peu importe quelle faction a été à l’origine de la dévastation, que ce soit le régime dans sa tentative de débusquer l’opposition ou les organisations terroristes islamistes. Peu importe non plus que les ravages aient pu être causés par Al-Nosra (comme dans le camp de Handarat près d’Alep) sous prétexte qu’il s’agissait d’une position stratégique importante. Quant au camp de Yarmouk, après sa totale démolition par le régime, il a été investi par des bandes de pillards. Ce qui importe par-dessus tout aux yeux de Nizar et des autres réfugiés palestiniens, c’est de trouver une planche de salut à tout prix. Et le salut, c’est l’émigration vers le grand large, loin des pays limitrophes de la Palestine — surtout à partir du Liban vers lequel ont afflué les réfugiés palestiniens qui étaient auparavant dans les camps en Syrie. Habitant du camp de Bourj Al-Barajneh, Ragheb voit dans cette série d’événements « une sorte de deal sous la table entre toutes les parties et dans tous les pays limitrophes de la Palestine ». Il ajoute que si le blocus contre Gaza est levé, des milliers de Palestiniens braveront la mer pour échapper à l’enfer de la Nakba qui dure depuis 70 ans.

L’asile dans des refuges lointains est devenu un rêve qui pousse des hommes comme Abou Khaled ou Abou Ali à divorcer en apparence de leur épouse pour leur faciliter l’obtention, avec leurs enfants, de cartes de séjour en Suède afin de leur assurer une vie décente loin des camps. La vie quotidienne s’y est encore dégradée avec l’afflux de toutes sortes de nouveaux indigents qui ont trouvé là un lieu sûr, peu coûteux, et une population pleine d’empathie pour leurs souffrances. Avec cet afflux excessif cependant, on assiste à l’irruption de fléaux inconnus jusqu’alors, telles que la prostitution et la drogue parmi les jeunes. Ils sont une proie facile, du fait qu’ils sont réduits au chômage par l’interdiction faite aux Palestiniens, en vertu de la loi libanaise, d’avoir un travail. Abou Ali, du camp de Bourj Al-Barajneh : « Le tissu social que nous avions patiemment reconstruit, où nous nous reconnaissions les uns les autres entre voisins aux visages familiers, entre membres de familles identifiées, est aujourd’hui déchiré. L’extrême promiscuité dans des espaces réduits rend la coexistence difficile. Tôt ou tard on enlèvera même à ce camp son qualificatif de “palestinien”, et s’effacera ainsi le dernier témoignage vivant de la Nakba palestinienne. Impossible de jeter la pierre aux nouveaux venus, eux-mêmes victimes, accueillis comme des frères, mais comment ne pas voir en même temps que leur nakba est en train de supplanter la nôtre, car plus brûlante et plus brutale ? Je veux envoyer mes enfants en Suède pour les faire échapper à la drogue qui touche désormais les jeunes Libanais eux-mêmes dans les quartiers pauvres, les lycéens, les diplômés. »

PNG - 84.8 ko carte des camps de réfugiés palestiniens au Liban - source Le Monde.fr

Des interdits professionnels

Le chômage est très aigu parmi les Palestiniens, frappés d’une interdiction d’exercer 77 métiers, même quand ils sont diplômés d’écoles d’ingénieurs, de médecine ou de grandes écoles. Sans compter la crise économique libanaise et la concurrence que représente l’afflux d’une main-d’œuvre syrienne très peu coûteuse. Celle-ci a supplanté la main-d’œuvre palestinienne sur le marché du travail informel : petits travaux de plomberie, bâtiment, réparation d’appareils électriques ou informatiques. Sans réussir à réduire la misère des Syriens, ces emplois précaires auront toutefois alimenté un certain racisme parmi les Libanais qui leur font souvent endosser la responsabilité de la crise économique du pays.

Nizar l’avoue, « c’est pour fuir cette interdiction que nous partons en Europe ». Il a été rappelé au Liban après six mois de séjour en Allemagne à la demande de son père, imam de la mosquée du camp, lorsque ce dernier a appris que son fils se droguait. Il ne savait pas qu’il avait commencé dans le camp. Mais Nizar se justifie en disant qu’il avait perdu son emploi dans un supermarché à Beyrouth en faveur d’un garçon de courses syrien.

L’interdiction d’exercer une foule de métiers et d’être propriétaire d’un logement a poussé de nombreux Palestiniens à quitter le pays, après la série de massacres qui les ont visés et surtout après l’invasion israélienne du Liban et le massacre de Sabra et Chatila, suivi de ce qu’on a appelé la « guerre des camps »1 et l’ouverture de l’émigration vers des pays comme la Suède, l’Allemagne ou le Danemark.

« Nous avons perdu tout espoir »

Tous ces fléaux additionnés et l’absence de tout horizon pour les Palestiniens où qu’ils soient, à Gaza en Cisjordanie en Israël ou dans les pays arabes ont donné naissance à un mouvement singulier de protestation parmi les jeunes, apparu en 2014 dans les camps palestiniens, qui clame tout haut la revendication d’émigrer, et en appelle aux ambassades d’Australie, du Canada, des pays européens pour une ouverture de l’émigration et une reconnaissance du « droit d’asile humanitaire ». « Les drapeaux de ces pays ont été hissés plus d’une fois, lors de rassemblements à l’intérieur des camps. Le dernier remonte à septembre 2017 », nous dit Maher, l’un des dirigeants de ces mouvements de jeunes du camp de Nahr El-Bared. « Nous avons perdu tout espoir d’être traités humainement au Liban », explique de son côté Ragheb. Mariam, l’une des figures de proue de ce mouvement au camp d’Aïn El-Heloué ajoute : « les différentes factions se sont opposées à notre mouvement ». L’un de ses camarades, qui ne veut pas donner son nom, renchérit : « Nous avons subi des menaces de mort de la part d’organisations islamistes extrémistes pour nous dissuader de poursuivre le mouvement ». Ragheb ironise : « Le responsable d’une de ces factions qui avait tenté de nous dissuader a fini par émigrer lui-même en Suède. Son fils comme lui continue pourtant de recevoir un salaire de l’organisation. Je ne trahirai pas son nom. Après tout, nous sommes tous dans la même galère. »

Les Palestiniens souffrent de problèmes complexes où qu’ils se trouvent, mais ces problèmes sont très différents dans les camps et d’un camp à l’autre. Pour ceux qui n’ont pas pu émigrer, on assiste aujourd’hui dans les camps de Beyrouth à un exode vers des régions voisines. L’afflux des réfugiés syriens aura ainsi permis à certains habitants de sous-louer leurs logements pour aller s’installer ailleurs. Mais les nouveaux occupants ont ouvert des échoppes qui concurrencent d’autres petits commerces, dont vivent les Palestiniens.

Les milices, sources d’emploi

Quant aux nombreuses factions armées, si elles n’ont plus une fonction de protection des Palestiniens, elles demeurent pour eux autant d’employeurs potentiels. Leur armement semble dérisoire depuis le retrait de l’armée israélienne du Liban en 1982 ; il n’est plus qu’un instrument de pouvoir local et d’influence. Il est même un curieux fardeau depuis qu’il ne contribue plus à la lutte armée contre Israël. C’est ce que souligne Asmar, qui se présente comme un militant des droits humains dans le camp de Beddaoui, où il travaille dans l’épicerie de son père. Alaa, lui, se présente comme « médiactiviste » et explique : « Les habitants ont peur des armes. Ils ne circulent plus à partir de 17 h de peur de tomber dans un accrochage ». Je lui demande : « Quels accrochages ? Entre qui et qui ? » Il répond prudemment qu’il ne sait pas, craignant à l’évidence de faire le moindre aveu, mais ajoute avec fierté : « Nous avons créé un comité de sécurité, dont je suis membre, pour protéger les habitants. Et depuis deux semaines, il n’y a pas eu un seul accrochage. »

Plus tard, de diverses confidences recueillies ici et là, je comprends que des bandes rivales de petits dealers de drogue se disputent des territoires pour appâter les jeunes. Elles bénéficient pour partie de l’appui de certains membres des factions armées, qui auraient ainsi fait fortune, avec l’aide de complices libanais extérieurs. C’est ce que nous confirme Alaa, à basse voix. Il est réfugié à Beddaoui depuis que l’armée libanaise a détruit le camp de Nahr El-Bared en 2007 afin de venir à bout de l’organisation radicale Fatah Al-Islam.

L’UNWRA dans le viseur américain

Une autre difficulté vient de la diminution drastique des services de l’UNRWA, en nombre et en qualité, du fait de la réduction de moitié de l’aide américaine, par une récente décision de Donald Trump. « On assiste déjà à la fermeture de dispensaires de Beddaoui par exemple, et de certaines écoles qui consacraient des cours du soir aux enfants palestiniens déscolarisés. Les écoles libanaises, elles, ont adopté ce système pour donner une chance aux enfants non scolarisés fuyant la guerre en Syrie », nous dit Asmar. Il me rappelle deux jours après notre entretien pour m’apprendre qu’il est question de fermer toutes les écoles de Beddaoui et de Nahr El-Bared au profit d’un seul établissement de Beddaoui, ce qui serait durement ressenti malgré le niveau médiocre de l’enseignement dispensé. Ces inquiétudes rejoignent celle de Maher sur la diminution des services médicaux assurés par les cliniques.

Une autre crainte habite certaines familles de réfugiés qui sont parties de Nahr El-Bared : la suspension du plan de reconstruction. Ces familles vivent dans des caravanes depuis onze ans, dans l’attente de la réhabilitation de leurs logements. Une attente de plus sur l’interminable chemin des attentes de toutes sortes. Ces caravanes ont été mises à leur disposition par l’UNRWA après la destruction de Nahr El-Bared, alors investi par Fatah Al-Islam, qui se présentait au départ sous le nom de Fatah Al-Intifada (soutenu par le régime syrien). Quelques mois après leur arrivée, les habitants découvraient leur véritable identité. Un cauchemar, qui a dévasté le camp en entier, laissant ses habitants à la rue. Walid se souvient très bien de ce jour où les habitants ont découvert la vérité. Il a épousé une Palestinienne du camp de Tell Zaatar, dont la famille avait fui le massacre au début de la guerre civile libanaise pour venir s’installer dans le quartier des déplacés. Oui, il se souvient parfaitement de ce jour où Fatah Al-Intifada a annoncé s’appeler Fatah Al-Islam, c’était le jour de son mariage, un jour noir pour lui désormais. « Ma sœur avait découvert avant cela qu’ils cachaient leur vraie identité. Elle les avait entendu parler entre eux. Une langue qui n’était ni le français ni l’anglais. Une langue totalement étrangère. Même quand ils parlaient arabe, ils avaient un curieux accent. À leur arrivée, ils s’étaient montrés dispendieux, avaient prodigué vivres et biens aux plus démunis pour se faire adopter par la population. Puis un jour ils se sont glissés près d’un barrage de l’armée libanaise et ont poignardé tous les soldats. Mais c’est nous qui avons été punis et notre camp a été entièrement ravagé. Ils n’étaient pas plus de 500. On aurait pu en venir à bout sans avoir à tout démolir dans le camp de Nahr El Bared. Pourquoi l’a-t-on fait ? Depuis ce jour-là ma famille a trouvé refuge dans le camp de Beddaoui et nous attendons toujours la reconstruction de notre maison là-bas. L’UNRWA nous payait un loyer puis s’est arrêtée de le faire. Ils ont dit à mon père que ce loyer ne serait payé que jusqu’à ce qu’un membre de sa famille ait trouvé un travail. »

Walid travaille dans la décoration intérieure et fait de petits travaux dans le bâtiment. Mais son salaire journalier, irrégulier, ne suffit même pas à faire vivre sa famille, sans même parler de louer un modeste appartement de 500 dollars. « De toute manière nous ne pouvons pas vivre dans ces roulottes. Autant vivre dans des niches pour chien ». Malgré ce qu’il en dit, 70 ans après la Nakba, de nombreuses familles vivent encore dans des camping-cars dont les murs sont tapissés de liège, et dont les planchers de bois sont rongés la nuit par les rats, qui font un bruit effrayant et mordent petits et grands. L’humidité fait rouiller le métal et répand l’asthme chez les enfants. Ils y sont exposés avant même la naissance. Oum Fadl a perdu l’un de ses deux jumeaux — qui souffraient d’asthme à la naissance —, décédé à l’âge de huit mois. On ne sait pas combien de temps vivra son frère. Près d’elle vit Assalah, originaire de Safsaf de haute Galilée. Elle évoque avec nostalgie son village de Safsaf pour échapper à cet environnement sombre et ajoute : « Ils nous ont transformés en fardeau pour les autres... Tant d’amis qui nous veulent du bien… en plus de l’ennemi israélien ! » Assalah regarde la photo de son fils martyr accroché au mur ; il avait péri dans le blocus imposé à Yasser Arafat par l’armée syrienne et les forces de Fatah Al-Intifada à Tripoli, en 1983 après qu’il eut été chassé de Beyrouth en 1982. La douleur d’avoir perdu son fils a infligé à Assalah tous les maux possibles, profonde mélancolie, diabète, hypertension, et une obésité telle qu’elle l’empêche de franchir la porte de son camping-car. Son voisin, Abou Mohammed, n’est guère mieux loti. Il vit seul, depuis que sa femme est décédée, dans l’attente non pas d’un retour en Palestine, mais de la reconstruction de son logement dans le camp de Nahr El-Bared. Il ne sait pas s’il vivra assez longtemps pour le revoir. « J’ai un cancer. Et je vis de la charité des braves gens. »

« Le monde nous a oubliés »

Maher se tient près de moi dans une allée sombre bordée de logis de fortune, rongés par la rouille, dont certains sont actuellement attribués par l’UNRWA à des réfugiés syriens, ce qui est devenu la règle lorsqu’une famille palestinienne retrouve son ancien logement dans le camp dont elle vient. « La priorité actuelle est clairement aux réfugiés syriens. Ils sont aujourd’hui mieux traités que nous. Ils reçoivent de nombreuses aides même si elles sont modestes. Sans compter qu’ils ont un pays vers lequel ils peuvent retourner à la fin de la crise. Ils touchent 200 dollars mensuels par famille et 50 dollars de plus pour chaque membre d’une même famille, sans compter les vivres et produits d’entretien. Et des frais de chauffage de 1000 dollars par an. Ainsi que des aides certes très modestes d’ONG libanaises, mais qui ne trouvent pas leur chemin jusqu’à nous alors que nous sommes dans une situation bien plus tragique aujourd’hui qu’aux premiers temps de la Nakba. En ce temps-là, l’empathie à notre égard était grande, matériellement et moralement, tant de la part des Libanais que de l’ONU. Mais il semble que le monde nous a oubliés, occupé comme il l’est par les crises arabes en Syrie, au Yémen, en Libye et en Irak. Il ne subsiste rien de cette empathie ni de l’aide matérielle. Les pays arabes du Golfe ne prêtent plus guère attention à notre cause, et ne nous accordent pas de subsides ; ils déversent leur argent sur les guerres du Yémen de Libye et de Syrie. L’UNRWA qui a été créée en 1948 a failli à de nombreuses obligations à notre égard, et ne respecte pas la convention sur les réfugiés ».

Aziz observe un silence. Ex-partisan du Hamas, il a perdu foi en cette organisation comme dans la politique en général. Et bien qu’il réussisse lui-même à survivre grâce à son travail dans l’équipement électrique des immeubles de Tripoli, il m’avoue qu’il est prêt à partir pour n’importe quel pays en dehors du monde arabe, un monde dont l’avenir lui paraît bien incertain, et qui ne lui donne aucun espoir de pouvoir un jour retourner sur la terre de ses ancêtres. « Ils se sont tous ligués contre nous. Je crois qu’ils essaient de vider les camps de leurs habitants, on nous en expulse lentement mais sûrement, depuis des années, dans le cadre d’un plan de liquidation massive visant à nous éloigner des terres d’accueil limitrophes de la Palestine. Ils se sont tous mis d’accord, secrètement, pour en finir avec nous, physiquement et géographiquement. La corruption politique et financière qui gagne les dirigeants de l’Autorité palestinienne comme ceux de Gaza est telle qu’elle empeste non seulement l’air que nous respirons, mais l’âme palestinienne elle-même. »

Aux côtés d’Aziz, Ibrahim se prépare à quitter la caravane attribuée par l’UNRWA à sa famille en raison du nombre élevé de ses membres, huit au total. Il le fait sans grand enthousiasme, car le logement réhabilité qu’il est censé réintégrer à Nahr El-Bared n’a encore ni eau ni électricité. L’eau – saumâtre — doit être apportée d’une source proche de la mer. Il n’aura pas non plus de meubles, comme c’était le cas auparavant lorsqu’un logement était reconstruit, car le budget de l’UNRWA a baissé, en raison du désengagement des gros contributeurs. Il n’a pas lui-même de quoi meubler ce domicile, ayant quitté son métier de chauffeur de taxi après les problèmes neurophysiologiques dont il souffrait. À la question de savoir quels étaient ces problèmes, Ibrahim répond : « Je ne sais pas. Le médecin m’a formellement déconseillé de conduire ». Il attribue sa maladie à ce lieu pourri où il vit depuis onze ans, dans l’attente de retrouver son premier logement, faute de pouvoir retourner au pays... devenu un mirage.

Un camping- car de 18 m2, sanitaires et coin cuisine compris. Les murs ont été peints en rouge pour camoufler la rouille. Comme bien d’autres choses dans la vie des Palestiniens, cette habitation provisoire est devenue durable. La vie elle-même semble se muer en une lente et interminable agonie.
Samia Issa
Source : Orient XXI - août 2018

Samia Issa
Journaliste et romancière, a notamment travaillé pour Annahar, Assafir, Al khaleej, Al Hayat et Al Quds Al Arabi, couvrant tout particulièrement les questions des réfugiés palestiniens. Ex Rédacteur en chef d’un magazine féminin des EAU (Koull Al Ousra), ex productrice de programme pour Dubai TV. Ses romans parus en arabe portent sur la question palestinienne avec un sur la situation des femmes.

[**Voir aussi sur le site de Palestine 13*]
* Syrie, Liban : l’impasse palestinienne
* Liban. Le cri des réfugiés : « Palestine, nous ne t’oublierons pas »
* Quatre heures à Chatila - le terrible témoignage de Jean Genet
* À la rencontre des réfugiés palestiniens au Liban
* Dans le camp de Nahr el-Bared, la détresse des Palestiniens
* Les réfugiés palestiniens de Syrie dans la guerre civile depuis 2011


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