18 jours dans la cage de Gaza
Sortir de Gaza pour un Palestinien, c’est en général impossible. La quasi-totalité des moins de 20 ans ne sont jamais sortis de la cage et ils ont connu trois guerres qui ont tué plus de 4000 personnes et dévasté ce petit territoire. Pour des militant-e-s français-e-s, aller là-bas relève de la course d’obstacles, il nous a fallu presque deux ans d’efforts pour y parvenir.
Quand on sait que Gaza c’est 2 millions de personnes sur 360 km2 (à peine plus grand que Marseille qui compte deux fois moins d’habitants) on peut s’imaginer un tissu urbain très serré et on a du mal à imaginer des zones agricoles avec animaux et cultures. Et pourtant elles existent. Le Syndicat des comités de travailleurs agricoles (UAWC) semble très actif à Gaza. Pouvez-vous nous préciser ses activités, ses positions par rapport au développement. Des échanges agricoles existent-ils avec les territoires palestiniens ? La question de la pêche est-elle liée à celle de l’agriculture ?
La superficie cultivée est passée en quelques années de 130 Km2 à 73 à cause des destructions et de la pression démographique (la population augmente de 3,9% par an). Sauf sur la « zone tampon », le long de ce que l’occupant appelle par euphémisme la « barrière de sécurité », ce n’est pas une grande zone agricole continue mais plutôt des petits champs, des lopins de terre avec parfois des serres au milieu de zones habitées. Gaza produit des fruits et légumes, mais aussi du blé. Les Israéliens ont parfois imposé cette culture pour mieux surveiller la population. Il y a 4000 vaches et 65000 moutons à Gaza. Beaucoup de volailles et quand on mange de la viande, c’est presque toujours du poulet. Mais les Gazaouis savent en faire quelque chose de succulent. La quasi-totalité de la production agricole est destinée au marché intérieur et elle est insuffisante, il faut importer. Il y a des cultures traditionnelles à Gaza comme les fraises qui sont particulièrement goûteuses. Elles sont parfois exportées, mais si la frontière se ferme, on fait de la confiture.
L’agriculture a un gros problème d’eau. Dans la ville de Gaza, celle-ci est salée et impropre pour l’agriculture. Là où elle est de meilleure qualité, il manque des puits et des châteaux d’eau. Faute d’électricité (7-8 heures par jour en moyenne), les pompages sont insuffisants, pour les melons par exemple. Il faut savoir que, pendant la guerre de 2014, l’armée israélienne a pulvérisé en priorité l’appareil productif : les champs ravagés par les tanks, les puits, les usines, les serres. Les reconstructions sont loin d’être achevées, faute de ciment notamment.
Le commerce extérieur de Gaza est presque totalement contrôlé par Israël. La frontière de Rafah avec l’Égypte n’est ouverte que très rarement par volonté délibérée du régime du Maréchal Sissi de punir collectivement le peuple de Gaza. Alors, au poste frontière (des camions) d’Abou Salem (Keren Shalom), il y a des dizaines de semi-remorques et un trafic incessant. Tout est fait par l’occupant pour que Gaza soit un « marché captif ». C’est Israël qui décide ce qui peut entrer et ce qui peut sortir. Le commerce avec la Cisjordanie, des pays arabes ou la Turquie existe, mais il est moins important que le commerce avec Israël. La stratégie de l’occupant, c’est de priver Gaza de produits indispensables pour l’obliger à importer des produits israéliens. Du coup, le BDS de Gaza ne prône le boycott que quand il existe une alternative.
L’UAWC (Union des Comités de Travailleurs de l’Agriculture) est avec le PCHR (Centre Palestinien des Droits de l’Homme) une de ces très grosses associations palestiniennes. Elle a été fondée en 1986 et fait partie de Via Campesina. Ses fondateurs font partie de la gauche (membres ou anciens membres du FPLP, Front Populaire de Libération de la Palestine, parti marxiste fondé par Georges Habache). Son dirigeant actuel Mohamed al Bakri a, comme beaucoup de nos interlocuteurs, connu les geôles israéliennes. L’UAWC a mis tous ses moyens en oeuvre pour que, le plus vite possible, les agriculteurs puissent recommencer à produire, après les destructions de 2014. L’idée est que Gaza doit produire et ne pas vivre d’assistance et de charité. Cette volonté d’indépendance s’accompagne d’une réflexion écologique impressionnante. Nous avons pu voir des fraises « hors sol » poussant dans un peu de tourbe (achetée). L’économie d’eau est de 95%. Dans les bassins d’eau, tout est prévu : il y a des poissons, on utilise les déjections pour fertiliser. Et ils mangent les larves de moustiques. Aucun pesticide, aucun produit chimique. On récupère ce qu’il faut pour semer et une pépinière permet aux agriculteurs une indépendance certaine. L’UAWC, grâce à ses liens internationaux, a pu se procurer des panneaux solaires ou des serres.
Les pêcheurs constituent une des catégories sociales les plus sinistrées à Gaza. Ils sont organisés en syndicat ou dans l’UAWC. La pêche a toujours été, depuis l’Antiquité, une activité traditionnelle à Gaza. Elle a été florissante quand le Sinaï était occupé par Israël et que les pêcheurs gazaouis pouvaient pêcher jusqu’au canal de Suez. Ils sont 4500 aujourd’hui à Gaza ville mais aussi à Khan Younis et Rafah. Les Israéliens ont édicté des règles terribles : interdiction de pêcher dans les zones frontières (avec Israël ou l’Égypte), limitation presque partout à 11 Km). Les vedettes israéliennes violent leur propre « légalité » en attaquant les pêcheurs beaucoup plus près de la côte. Ces attaques sont violentes. Des pêcheurs ont été tués. Tous les jours, des bateaux sont arraisonnés ou abandonnés en mer après l’arrestation des occupants (qu’on emmène en Israël à Ashdod). Les canons à eau envoient de l’eau fétide. Et puis, il y a très peu de poissons près de la côte. Un exemple de l’abandon que subissent les pêcheurs (à Khan Younis) : quand les Israéliens décident qu’un bateau pêche en eaux interdites, ils envoient son identification à l’Autorité Palestinienne (à Ramallah) qui la transmet au ministère à Gaza (donc au Hamas) et la police de ce parti arrête les pêcheurs. Pourquoi cet acharnement de l’occupant ? Pour détruire l’économie traditionnelle de Gaza mais aussi pour obliger Gaza à importer du poisson israélien (parfois pêché dans leurs eaux).
On s’aperçoit, à vous lire, qu’il existe à Gaza une forte activité associative de genres divers. Que la société dite « civile » est très active et que se mélangent des structures traditionnelles encore très fortes qui soudent cette société, avec des formes plus actuelles créées par la situation politique et militaire. Pouvez-vous nous en dire plus et si cette impression est bonne ?
La Palestine n’a pas d’État, mais elle a deux gouvernements irréconciliables. Tous nos interlocuteurs nous ont affirmé que les deux problèmes les plus graves sont l’occupation (le blocus) et la division palestinienne. Celle-ci a des conséquences dans tous les domaines. Jusqu’à la caricature : à l’université al Aqsa, il y a deux doyens.
Il y a à Gaza des milliers de fonctionnaires payés par Ramallah et ne travaillant pas (s’ils travaillent pour le Hamas, ils ne seront plus payés) et des milliers de fonctionnaires recrutés sur base clientéliste par le Hamas et très peu payés. Les ressources du Hamas viennent de taxes diverses et de ce que beaucoup de nos interlocuteurs ont qualifié de trafic.
Du coup, il y a à Gaza un chômage plus que massif avec un paradoxe. La population de Gaza est massivement éduquée et souvent diplômée. Plus de 90% des diplômés ne trouvent aucun travail. Et des tâches indispensables à la société ne sont assumées par aucun des deux gouvernements, à la fois faute d’argent et de volonté politique.
Alors, on assiste à un phénomène incroyable : des milliers, des dizaines de milliers de chômeurs acceptent gratuitement, parfois même en payant de leur poche, de pallier les carences. Nul doute que leur action est décisive pour permettre que la société ne s’écroule pas.
Quelques exemples : dans les hôpitaux, médecins et infirmières sont payé-e-s. Mais il n’y a quasiment pas de psychologues alors que les besoins en aide psychologique sont énormes, aussi bien pour les patients (surtout les enfants) que pour le personnel soignant, en stress permanent. Alors la psychologue de l’hôpital Shifa a fait un appel via Facebook. 1000 personnes ont répondu. Elle a fait un examen et pris les 26 « meilleur-e-s ». Tou-te-s sont diplomé-e-s, souvent en psychologie. Ils/elles paient leurs transports et leurs uniformes. Ils/elles préfèrent travailler plutôt que ne rien faire avec l’espoir que l’expérience acquise leur permettra d’avoir un emploi.
Autre exemple : les deux gouvernements se renvoient la balle pour expliquer le manque d’électricité. Pour le Hamas, c’est parce que l’Autorité Palestinienne prélève des taxes énormes sur le fuel nécessaire à la centrale électrique. Pour le Fatah, c’est parce que le Hamas détourne de l’électricité sans la payer. En attendant, si les plus riches ont des systèmes (générateurs, groupes électrogènes) pour toujours avoir du courant, les plus pauvres ont des bougies et les incendies accidentels sont fréquents. Alors une petite association de bénévoles réussit à procurer aux plus pauvres des générateurs.
Dernier exemple : des associations communautaires musulmanes étrangères (notamment françaises) donnent de l’argent (pour le ramadan) aux déshérités. L’argent peut être viré, mais comment le transformer en colis de première nécessité et distribuer ces colis ? Là encore le bénévolat permet de trouver un organisateur et des petites mains pour la distribution. Nous avons accompagné deux fois une distribution dans le bidonville sordide (peuplé de Bédouins exclus de toute aide officielle) d’al Mugraga. Il ne fait pas de doute, que sans ce réseau associatif, la vie quotidienne deviendrait très difficile.
Il faut y ajouter la famille. La société de Gaza est très traditionnelle. Les familles sont très nombreuses et dans une famille, on ne laisse personne sur le bord de la route. Il y a proportionnellement moins de mendiants à Gaza qu’en France. Les familles se saignent pour pousser les enfants le plus loin possible dans les études. Il existe aussi dans la partie rurale du territoire d’autres structures traditionnelles (les mokhtars par exemple) qui permettent aux agriculteurs de faire front ensemble aux difficultés. Quelque part, la « tradition » qui bien souvent brime les libertés individuelles, aide à Gaza, à une résistance collective. Ce sont les mokhtars qui pilotent la reconstruction, l’irrigation, la commercialisation. Ils ont la confiance de la population.
Vous avez rencontré les représentants de plusieurs partis politiques. Pouvez-vous nous dresser un tableau, forcément succinct, de ces partis, de leurs positions et de leur force ? Par exemple le Front populaire de lutte pèse-t-il par rapport au Hamas ?
Nous avons rencontré des dirigeants du FPLP, du PPP (le parti communiste), de FIDA, du Front Populaire de lutte (ces deux partis de gauche défendent Oslo), du Fatah, du Jihad Islamique et du Hamas.
Les 4 premiers sont des partis de gauche, mais, même si tous souhaitent une unité de la gauche (certains préfèrent dire les partis démocratiques) pour incarner une troisième voie, ils n’y arrivent pas. Les plus optimistes disent que la gauche unie représenterait 18% des voix. Dans les associations, on retrouve souvent des militants ou ex-militants de gauche. Le FPLP est contre Oslo et pour « un seul État », à la différence des trois autres. Pour ces partis, puisque « le monde est mauvais », il faut s’accrocher à ce que la communauté internationale a promis aux Palestiniens, même s’ils reconnaissent qu’elle n’a jamais cherché à faire appliquer ce qu’elle a promis.
Au Fatah, nous avons rencontré deux dirigeant-e-s. Une sincère et l’autre un parfait bureaucrate pratiquant la langue de bois. Le Fatah a tendance à nier la corruption qui est pourtant une des raisons de leur défaite électorale en 2006. Tous les partis favorables à Oslo et aux deux États sont en pleine contradiction dès qu’on parle du droit au retour des réfugiés. Aucun parti palestinien ne peut transiger sur cette question fondatrice et incontournable pour les Palestiniens. Mais comment envisager le droit au retour dans un État palestinien réduit aux territoires conquis par Israël en 1967 ? Les faire « revenir » à Gaza ? Ils y forment déjà les 3/4 de la population. Alors tous admettent quelque part que même l’établissement d’un État palestinien sur les territoires occupés ne serait pas la fin du conflit.
Le Jihad Islamique est un parti politique peu connu. On ne peut que recommander pour le comprendre le livre « De la théologie à la libération » dont un des auteurs Wissam al Haj est originaire de Gaza. Le secrétaire général de ce parti a un fils qui est en prison depuis 14 ans et, bien sûr, il ne peut pas le visiter. Ce parti, en s’inspirant à la fois du droit islamique et du droit international, est pour une libération complète de la Palestine. Les Juifs pourront rester, mais le drapeau sera palestinien. Le Jihad a payé un très lourd tribut à la lutte armée qu’il mène (dirigeants assassinés, prisonniers de très longue durée). Il est pour l’unité palestinienne, servant parfois de médiateur entre les deux grands partis antagonistes. Le Jihad (comme le Hamas) voudrait adhérer à l’OLP et accuse le Fatah de s’y opposer pour ne pas y perdre la majorité.
Nous avons été reçu-e-s au Parlement par deux députés du Hamas. Comme devant tous nous interlocuteurs, nous nous sommes présenté-e-s sans dissimulation : BDS, mouvement de solidarité français, UJFP. Comme partout, nous avons été reçu-e-s avec chaleur et curiosité. Juste une petite tentative de nous convertir à l’Islam et un brin de stupéfaction en entendant une explication sur ce qu’est un Juif athée. Le Hamas, en exerçant un pouvoir, parfois intolérant, est souvent très impopulaire. Nous n’avons pas senti de peur chez celles et ceux qui le critiquent ou le haïssent. Comme l’Autorité Palestinienne en Cisjordanie, le Hamas est victime de ce qui est inéluctable dans un pays qui n’a pas d’État mais qui a deux gouvernements rivaux. Il est accusé, probablement à juste titre, de clanisme, de corruption et de diriger une économie souterraine. Lui aussi essaie d’empêcher les tirs de roquettes sur Israël. Nous avons interrogé les deux députés sur la peine de mort. Les yeux dans les yeux, ils nous ont affirmé qu’elle était dans la loi et qu’elle n’était pas appliquée. Le lendemain, trois condamnés de droit commun étaient exécutés. Les précédentes exécutions (de personnes réputées être des espions) avaient eu lieu pendant le massacre de 2014. Le communiqué du Hamas approuvant l’attentat de Tel-Aviv a été très critiqué dans une population lasse de subir les bombardements aveugles israéliens.
En ayant rencontré tous les partis, nous ne voyons pas d’issue à ce qui est une grande victoire de l’occupant : la division palestinienne. Les deux partis rivaux ont trop intérêt, malgré leurs dires, à ce qu’elle continue.
Vous dites que Gaza est puni par Israël parce qu’il a voté Hamas. Et en même temps qu’Israël se fiche de qui a le pouvoir pourvu qu’il y ait la « tranquillité ». Les forces islamistes comme Daesh progressent-elles à Gaza ? Quel est l’intérêt d’Israël ?
Le but des dirigeants israéliens est surtout, de ne pas avoir de partenaire pour la paix. S’ils en ont un, ils l’emprisonnent, l’humilient, l’exilent ou l’assassinent.
Donc le Hamas au pouvoir à Gaza, ça convient parfaitement aux dirigeants sionistes. Dès la prise du pouvoir du Hamas en 2007, l’Union Européenne, de sa propre initiative et avant toute demande israélienne, a déclaré le blocus de Gaza. Neuf ans plus tard, le Hamas est toujours sur la liste noire des organisations terroristes et la « communauté internationale » s’accommode parfaitement de cette punition collective. La peur des militaires putschistes égyptiens vis-à-vis de tout ce qui ressemble aux « Frères Musulmans » est telle qu’Israël n’a rien à demander au Maréchal Sissi. De sa propre initiative, celui-ci referme la cage et la frontière de Rafah est encore plus hermétique que celles d’Erez ou de Keren Shalom qui séparent Gaza d’Israël.
Pour les Frères Musulmans, Gaza est la première « expérience » de micro-État islamique et ils s’y accrochent. Les Israéliens ont montré volontairement une férocité et une barbarie totales chaque fois que des roquettes sont parties de Gaza (pour atterrir le plus souvent en plein désert). Il y avait un double but dans ces destructions totales et ces crimes contre l’humanité : signifier au peuple palestinien que personne ne viendrait les secourir et que tout était permis. Et aussi obliger le Hamas à « assurer la sécurité de l’occupant » comme l’Autorité Palestinienne le fait depuis longtemps à Ramallah.
Donc le Hamas au pouvoir à Gaza, c’est parfait pour l’occupant.
Y a-t-il un danger de progression des djihadistes à Gaza ?
Tout d’abord, il faut savoir que Hamas et Daesh se haïssent. Des militants du Hamas ont été massacrés avec férocité dans le Sinaï et dans le camp de Yarmouk (banlieue de Damas) par Daesh.
On nous a raconté ce qui s’est passé en 2014. Deux attentats contre l’Institut Français à Gaza. Puis en janvier 2015 après la tuerie de Charlie Hebdo et la reparution du journal avec la caricature du prophète disant « tout est pardonné », des manifestations salafistes avec drapeau de Daesh ont eu à Gaza. La réaction du Hamas a été terrible et efficace : arrestations massives, traque systématique.
A priori, il ne semble pas qu’il existe une importante base sociale pour les Salafistes à Gaza. Parce que la population est très éduquée mais surtout parce que la question nationale reste la question centrale en Palestine.
Quasiment tout le monde (sauf les marxistes et les Chrétiens) est musulman pratiquant à Gaza. Nous avons entendu de nombreuses fois s’exprimer une conception assez ouverte de l’Islam. Un hadith dit « je préfère que La Mecque soit détruite pierre par pierre plutôt qu’on tue un homme ». Beaucoup ont rappelé qu’avant l’occupation, musulmans, chrétiens et juifs ont vécu ensemble dans la tolérance. Cet islam met en avant la solidarité et le fait de ne pas abandonner les pauvres ou les laissés pour compte. Bien sûr, la prolongation de l’enfermement à Gaza pourrait faire évoluer les choses mais à notre sens, pas dans un avenir proche.
Pour l’occupant, peu importe qui dirige Gaza. L’important est de parachever ce qu’avait imaginé Sharon en évacuant les colonies de Gaza : séparer ce territoire du reste de la Palestine et en faire un laboratoire.
Où en sommes-nous avec BDS et ce mouvement est-il vécu comme essentiel à Gaza ?
Nous avons rencontré les animateurs du BDS à Gaza. Il faut comprendre que, Gaza étant un marché captif, le boycott des produits israéliens n’a de sens que quand il y a une alternative avec des produits locaux ou des produits importés des pays arabes et de Turquie. La volonté des Gazaouis de reconstruire en priorité après la guerre de 2014 l’appareil productif pour être le plus possible indépendants et ne vivant pas de la charité est significative.
Les animateurs du BDS à Gaza parlent essentiellement de boycott universitaire et culturel. Ils sont parfaitement au courant de l’offensive mondiale lancée par les sionistes pour criminaliser le BDS.
Il est impossible d’imaginer qu’aujourd’hui, tous les Palestiniens parlent d’une même voix. Des courants politiques sont prêts à accepter des compromis défavorables aux Palestiniens, tout simplement parce qu’ils ne voient pas d’alternative.
Le BDS représente à Gaza un renouveau du discours politique. Ne pas mettre en avant la diplomatie et l’ONU mais affirmer le droit international et ses principes (liberté, égalité, justice).
Devant l’absence de toute solution politique, l’idée que celle-ci viendra d’une conjonction de la résistance de la société palestinienne et des sociétés civiles à l’étranger poussant leurs gouvernements à sanctionner Israël est parfois le seul espoir. Aucun des partis que nous avons rencontrés n’a critiqué le BDS.
Accessoirement pourquoi Sand est-il contre le retour des réfugiés ?
Shlomo Sand a fait un grand travail de déconstruction du sionisme. S’il nie avec force l’existence d’un peuple juif descendant des Judéens de l’Antiquité, il est défenseur de l’existence d’un peuple israélien. Il reconnaît la Nakba comme crime fondateur mais ajoute aussitôt à propos d’Israël : « même un enfant né d’un crime a droit à l’existence ». Après s’être opposé longtemps au boycott d’Israël, il s’y est rallié récemment (« comment j’ai appris à aimer les sanctions »).
Sur la question des réfugiés, il donne l’exemple des millions d’Allemands qui ont quitté des territoires de l’Est (Prusse-Orientale, Sudètes, Pologne) après des centaines d’années de présence. Il dit à leur sujet qu’il faut admettre que des événements historiques sont parfois définitifs et que vouloir inverser le cours de l’histoire peut avoir des conséquences dramatiques.
Il a fait un travail historique sur la Nakba. Il est pour sa reconnaissance et l’indemnisation des victimes et de leurs descendants. Mais il pense que la « menace » de leur retour est un ciment puissant pour que la société juive israélienne refuse toute forme de paix.
Nous avons entendu à Gaza plusieurs histoires détaillées de ce qu’a été la Nakba de celles et ceux qui sont arrivé-e-s à Gaza. Nier leur droit au retour, c’est nier le crime fondateur. Et ce que disait Ben Gourion : « les vieux mourront, les jeunes oublieront » n’est tout simplement ni souhaitable, ni possible.
La "bien pensance" occidentale s’émeut de la montée de l’extrême droite en Europe, mais au moment où un néo-nazi ou presque manquait de peu d’accéder au pouvoir, Lieberman, lui, entrait au gouvernement israélien sans que cela suscite la même inquiétude. Deux (ou trois !) mots sur la société israélienne et les conséquences pour les Palestiniens.
Autrement dit s’oriente-t-on vers une radicalisation des deux côtés qui se donne des allures religieuses, ou d’autres possibilités sur des bases plus laïques et sociales (socialisante) existent-t-elles encore ?
En Israël comme ailleurs, les électeurs ont préféré l’original à la copie. Le sionisme, théorie coloniale de la séparation, affirmant il y a 120 ans que Juifs et non Juifs ne peuvent pas vivre ensemble, ne pouvait conduire qu’à une société d’apartheid. La « gauche » sioniste a participé sans exception à tous les crimes contre les Palestiniens : la Nakba en 1948, la guerre des six jours (1967), la décision de coloniser (Plan Allon), la répression de l’Intifada, les attaques contre Gaza ou le Liban ... Il était logique que ça aboutisse à un gouvernement d’apartheid de type OAS affirmant sans complexe son racisme et son mépris de la vie de l’autre.
En 2008-2009, Tzipi Livni et Ehud Barak avaient provoqué un grand massacre à Gaza (« Plomb Durci ») et ils ont été laminés par Nétanyahou, Lieberman et Bennet aux élections qui ont suivi.
En France, ce sera pareil. Qui va profiter de l’acharnement de Valls à détruire le droit du travail ou à légitimer par avance les violences policières ?
En Israël, l’idée simple que « Israël ne sera pas en sécurité tant que les Palestiniens ne le seront pas » est en voie de disparition. L’opinion s’est persuadée qu’il n’y aura jamais de paix. Alors, il faut être éternellement les plus fort et tout est permis contre « l’ennemi ». Ça laisse les mains libres aux plus extrémistes.
Michel Warschawski que nous avons rencontré nous a dit que la droite a un programme, un projet, une éthique. Elle l’applique. L’idée, c’est de réaliser un des rêves initiaux du sionisme. Faire des Palestiniens les Indiens du Proche-Orient, cantonnés dans leurs réserves, leurs camps ou leurs Bantoustans. Cette droite ne représente qu’une moitié de la société israélienne. Mais en face d’elle, il n’y a ni projet, ni volonté politique. Ceux qui ne supportent plus cette société avec ses guerres et sa violence incessantes la quittent (15% des Juifs israéliens vivent hors d’Israël).
La fin définitive d’Oslo a fait rentrer totalement cette région dans l’apartheid le plus accompli. Comme l’avait dit le cinéaste Eyal Sivan « on est entré dans une lutte anti-apartheid dans un espace unique ».
La gauche anticolonialiste israélienne est très affaiblie. En même temps, elle jouit d’un grand respect chez beaucoup de Palestiniens.
Cette guerre n’est pas religieuse, mais sa prolongation sans fin est très dangereuse. En Israël, les colons représentent aujourd’hui 10% de la population juive, 40% de l’armée, 50% du gouvernement. On ne voit plus de force désireuse ou capable de les affronter. Le courant national-religieux est de plus en plus puissant. Il est totalement dans une logique d’écrasement de la Palestine.
Côté palestinien, une certaine mémoire disparaît avec le temps. Nous avons très souvent posé la question : « pourriez-vous vivre avec les Juifs ». Les plus âgés qui ont travaillé en Israël et qui en ont parfois ramené des relations humaines importantes disent : « oui, mais sans l’occupation ». Les plus jeunes qui n’ont connu que la cage et les crimes contre l’humanité répondent : « non, comment pouvez-vous poser une question pareille ? » Le temps presse.
Les souterrains entre Gaza et l’Egypte fonctionnent-ils encore ? Quelles sont les relations entre Gaza et l’Egypte ?
Les autorités françaises nous avaient déconseillé d’aller à Rafah, zone jugée dangereuse. Nous avons pu nous y promener sans problème. Plus loin, dans la zone des tunnels, nous avons été reçus chez un habitant. Qu’apprend-on ? Qu’à Rafah, la frontière a arbitrairement divisé une ville. Mais des deux côtés de la frontière, c’est le même peuple et parfois les mêmes familles. Les tunnels vont d’une maison palestinienne à celle d’un cousin vivant côté égyptien. Il semblerait que, malgré les annonces de l’armée de Sissi, 70% des tunnels existent encore et 1/3 sont toujours en activité. Tout le monde profite de ce « commerce ». Les familles qui ont creusé les tunnels, le Hamas et l’armée égyptienne qui perçoivent les taxes.
Comme partout la clandestinité de ce trafic provoque dans la société gazaouie l’apparition de profiteurs rapidement enrichis et peu aimés.
Sur la politique égyptienne et plus généralement celle des dirigeants arabes, Gaza se sent trahie et abandonnée. Beaucoup de nos interlocuteurs ont parlé de collaboration de ces dirigeants avec l’occupant. Il y a aussi une grande colère contre l’Arabie Saoudite qualifiée de « Daesh qui a réussi ».
Le régime égyptien prétend qu’il a exigé que l’Autorité Palestinienne prenne le contrôle du poste frontière de Rafah et que c’est le refus du Hamas qui explique la fermeture quasi permanente du poste frontière. En vérité, les militaires égyptiens défendent par dessus tout l’accord de paix de 1978 avec Israël.
Par Sarah Katz et Pierre Stambul. Interview dans le mensuel Courant Alternatif n ° 262 (été 2016) p 28-31.
les images qui illustrent cet article sont extraits du film "Dégradé" de Tarzan et Arab Nasser