À Gaza, des athlètes sans bras ni jambes
Trois guerres et des semaines de violentes confrontations à la frontière entre Israël et la bande de Gaza ont laissé de nombreux athlètes palestiniens handicapés à vie.
Alaa al-Daly se souvient d’un bruit sourd, d’une douleur insupportable, puis, finalement, d’une vision d’horreur : sa jambe droite remplacée par un amas de sang, de chair et d’os brisés. C’était le 30 mars dernier, au premier jour de la « grande marche du retour » organisée à la ligne de démarcation entre Israël et Gaza. Un mouvement de protestation rassemblant chaque vendredi des milliers de Gazaouis réclamant la fin du blocus israélien et le droit au retour sur la terre de leurs parents.
Alaa, cycliste professionnel de 21 ans, dit s’y être rendu avec son vélo par curiosité, portant encore ses vêtements de sport. Il repartira sur une civière après avoir été, comme des milliers d’autres depuis, fauché par une balle israélienne. « Quand je suis arrivé à l’hôpital, les docteurs m’ont immédiatement dit qu’ils devaient m’amputer. J’ai refusé, raconte le jeune homme. J’ai résisté pendant dix jours puis... » Il pose la main sur son moignon, les mots ne viennent plus.
Cet été, il avait prévu de braver le blocus israélien pour rejoindre Djakarta afin de participer aux Jeux asiatiques de 2018. Mais dans sa chambre aux murs décrépis, des béquilles ont désormais trouvé leur place à côté de son casque et d’un bouquet de médailles. « Je n’aurais pas été au rassemblement si j’avais su que ce serait si violent. Israël ne nous traite pas comme des civils qui manifestent, mais comme une armée organisée », regrette celui qui a rejoint une liste déjà longue de sportifs palestiniens, aux corps et carrières détruits par les balles israéliennes.
« Pourra-t-il encore jouer avec une prothèse ? »
Depuis le 30 mars, au moins 125 Palestiniens ont été tués et plusieurs milliers blessés par des tirs israéliens. L’État hébreu justifie le recours à la force létale par la nécessité de protéger « la frontière » et ses citoyens face à des émeutiers considérés comme téléguidés par le Hamas, l’organisation islamiste qui dirige l’enclave.
À l’hôpital al-Chifa, qui croule sous le nombre des « blessés de guerre », Khaled, 17 ans, dort les yeux entrouverts, une mouche posée sur sa paupière. Membre du deuxième meilleur club de football de la bande de Gaza, il a été visé à la jambe gauche par un sniper israélien le 14 mai dernier, lors d’une manifestation réprimée dans le sang, alors qu’au même moment les États-Unis inauguraient leur nouvelle ambassade à Jérusalem.
Sous les pansements, ses orteils noirs et l’odeur qui s’en dégage laissent présager le pire. Assise à son chevet, sa grand-mère, Aïcha, 64 ans, craint qu’il ne rejoigne bientôt la quarantaine de patients qui ont déjà subi une amputation ces dernières semaines. Certaines auraient pu être évitées, confie un chirurgien, mais vu le nombre étourdissant de blessés et des moyens extrêmement limités, il a parfois fallu couper plutôt que réparer.
« Pourra-t-il encore jouer avec une prothèse ? se demande Aïcha en posant un regard morose sur son petit-fils. Le football, c’est sa passion. J’ai peur que psychologiquement il ne s’en remette pas. J’ai été témoin de nombreuses guerres déjà, mais je n’ai jamais vu une génération aussi dépitée. Ils ont deux heures d’électricité par jour et aucun travail. Ils fulminent. C’est pour ça qu’ils se jettent sur cette barrière. »
Attaquants sans jambes et gardiens de but sans mains
Ces nouveaux athlètes handicapés sont précédés par plusieurs générations de sportifs palestiniens mutilés. Beaucoup d’entre eux ont trouvé refuge dans l’effort. Dans le sud de la bande de Gaza, des attaquants sans jambes et des gardiens de but sans mains se sont donné rendez-vous sur un petit terrain de football bordé d’oliviers. Une équipe fraîchement créée pour accueillir les amateurs de sport handicapés pendant les guerres et accès de violence qui secouent continuellement la bande de Gaza. « Après avoir été amputé, j’ai commencé à me refermer sur moi-même. Je ne parlais plus à personne, même pas à ma famille. Mais l’esprit d’équipe que j’ai trouvé ici m’a aidé à me reconnecter aux autres », assure l’un des joueurs.
C’est également dans l’handisport que Alaa al-Daly espère désormais exceller. Depuis quelques jours, il visite régulièrement un centre qui fabrique des prothèses, et y a commencé sa rééducation. « Il faut que tu marches plus avec tes béquilles. Si tu restes trop couché, tu vas avoir des problèmes de dos », lui intime son kinésithérapeute alors que Alaa prend place sur un matelas bleu. La séance est ponctuée des encouragements du médecin et des gémissements du cycliste, qui tente de soulever son moignon à l’aide de son muscle atrophié. L’effort est récompensé par un massage. « Allez, donne-lui un peu de plaisir à ce pauvre gars », sourit le coach de Alaa. « Ah non, pas avant la fin du ramadan », répond le jeune homme, hilare.
Son optimisme sans relâche a pourtant récemment été mis à rude épreuve : ses dernières radiographies indiquent que des excroissances de calcium se sont formées sur la pointe de son os sectionné. Des épines s’enfonçant dans sa chair et rendant dès lors impossible – car trop douloureux – le port d’une prothèse. Il devra donc passer au bloc pour la dixième fois, repoussant de plusieurs mois encore tout rétablissement. Il esquisse un dernier sourire avant de lâcher : « Je suis épuisé. »
Source : l’Orient le Jour