A Gaza, « l’effondrement du système universitaire est une tragédie »

dimanche 1er septembre 2019

Dans l’enclave sous blocus israélien, les étudiants peinent à payer les frais d’université, pendant que les plus fortunés choisissent l’exil, laissant les facultés vides et surendettées.

Ansam Moussa fait la fierté de ses parents. La lycéenne du quartier populaire de Chajaya a décroché son tawjihi, le bac palestinien, avec l’excellente note de 88 sur 100. Un ami de la famille a apporté un gâteau violet orné d’un mabrouk (« bravo » en arabe) écrit à la crème pâtissière. Mais l’ambiance n’est pas à la fête. Ce sésame pour la fac, dont les résultats sont célébrés par des rafales de pétards ou de mitraillettes partout dans les Territoires, Ansem ne pourra rien en faire. Ses parents sont trop pauvres pour financer les études d’infirmière dont elle rêve. Sa sœur, Assil, 21 ans et amatrice de Shakespeare, a dû interrompre son cursus de lettres anglaises dans sa deuxième année à la fac Al-Azhar.

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« Mon rêve a toujours été d’offrir des études à mes enfants, chance que je n’ai jamais eue, raconte le père, Fadi Moussa, un marchand de vêtements ruiné qui vend des chaussures d’occasion. Mais les études, c’est comme tout, c’est devenu un luxe. » Les bourses ? « Ça marche au piston, par faction… » En attendant qu’il se remette en selle financièrement, les filles restent à la maison. « On aide notre mère, on essaye d’oublier nos copines qui vont toujours à la fac pour ne pas avoir de mauvais sentiments », conclut Assil derrière ses lunettes rondes.

« L’éducation a toujours été la fierté des Palestiniens, un pilier de la lutte, ce qui reste après la perte de la terre », résume Omar Shaban, fondateur du groupe de réflexion PalThink. Souvent décrit comme le peuple le plus éduqué du monde arabe, les Palestiniens ont un des taux d’alphabétisation les plus élevés de la planète et un pourcentage de diplômés du supérieur (12 %) qui fait l’envie du Moyen-Orient. Gaza compte cinq universités et une douzaine d’instituts d’études supérieures. Mais, dans l’enclave rongée par une abyssale crise humanitaire, prise en tenaille par le blocus israélien et la pression financière de Mahmoud Abbas sur ses rivaux du Hamas, cet acquis s’érode aussi.

Faillite

Le 16 juillet, deux jours avant les résultats du tawjihi, les présidents des trois plus prestigieuses universités de Gaza - Al-Azhar, l’université islamique et la faculté des sciences appliquées - se sont réunis pour parler de cette « crise sans précédent ». Leurs effectifs devraient fondre de 30 % à la rentrée, faute de bacheliers assez aisés. En juin, 8 500 certificats de fin d’études n’ont pas été décernés, les diplômés n’ayant pas réglé leurs frais de scolarité (1 000 euros par an en lettres, 5 380 en sciences). Les facultés se noient dans les dettes : 8 millions de dinars jordaniens (10 millions d’euros) rien que pour Al-Azhar.

L’institution fondée par Yasser Arafat est une victime collatérale des problèmes de l’Autorité palestinienne, son bailleur, au bord de la faillite depuis que le gouvernement Nétanyahou a décidé en février de retenir 138 millions de dollars de taxes dues aux Palestiniens. L’Etat hébreu entendait ainsi protester contre le versement de salaires à ses prisonniers, vus comme des « terroristes » par Israël. L’université islamique, fréquentée par l’élite du Hamas, est aussi à sec, ses sponsors turc et malaisien se serrant la ceinture.

A Al-Azhar, les pensions des professeurs retraités sont gelées depuis le début de l’année. « On ne voulait pas faire de chèques en bois pour éviter d’écorner notre image », se justifie le président de l’université, Abdel Khaliq al-Farra, qui reçoit dans un immense bureau, lambris luisants et profonds canapés témoignant de son importance.

Un haut fonctionnaire de l’ONU nous précède. « Nous venons de l’informer de la situation, explique Al-Farra. Un grand danger social couve : des milliers de jeunes ne sont plus à la fac, sans avenir, ni occupation. Ils iront garnir les rangs des terroristes et des criminels. » Alarmisme intéressé, sans doute. Mais qui s’inscrit dans l’idée répandue que le système scolaire, soutenu par l’UNRWA, l’agence onusienne pour les réfugiés palestiniens, est la dernière soupape d’une jeunesse enfermée et sans perspective.

Coincés

Al-Farra s’inquiète aussi d’une « fuite des cerveaux », notant un « exode en cours du staff qualifié vers les universités de la région » et le départ des diplômés les plus fortunés vers l’étranger. A Gaza, le chômage des 20-25 ans frôle les 70 %. 150 000 diplômés sont sans emploi, et autant coincés dans des boulots de misère sans relation avec leurs aptitudes. Alors, depuis que l’Egypte a rouvert fin 2017 sa frontière à Rafah, ceux qui le peuvent laissent des milliers de dollars de bakchich aux hommes du Hamas et aux douaniers égyptiens pour quitter l’enclave. Environ 35 000 Gazaouis ont choisi l’exil en un an, dont près de 150 docteurs, poussant le Hamas à interdire toute sortie au personnel médical.

« Le vrai chiffre est plus important que ces statistiques, estime Shaban. C’est la jeunesse des classes moyennes et supérieures qui fuit, pendant que le reste s’enrôle dans les milices ou mendie. Les derniers garçons stables et brillants nous quittent, notre élite n’a plus la patience d’attendre pour vivre. L’effondrement de notre système universitaire est une tragédie. Le résultat, c’est la paupérisation terminale de Gaza et la plongée finale vers le conservatisme. »

Source : libération - Guillaume Gendron envoyé spécial à Gaza