A Gaza, le sport sous embargo
Dans ce territoire dont il est impossible de sortir et où règne la loi rigoriste du Hamas, les sportifs s’entraînent malgré leur impossibilité de disputer des compétitions internationales. Un moyen pour eux de survivre.
La bande de Gaza n’est longue que de 40 km de terrain poussiéreux pour 6 à 10 km de large. Néanmoins, inlassablement, l’actualité et les passions se concentrent ici parce qu’il s’agit d’un des nœuds du conflit israélo-arabe. Depuis que le mouvement islamiste Hamas, considéré comme une organisation terroriste par l’Union européenne, a pris le contrôle de Gaza en 2007, Israël a fermé les frontières de ce rectangle moins long qu’un marathon, donnant au lieu la configuration d’une prison à ciel ouvert. Les Gazaouis ne peuvent pas sortir de ce territoire devenu un des plus denses de la planète (1,9 M d’habitants estimés, sur 360 km²).
Israël leur impose un embargo drastique.
En ce moment, la population ne dispose que de quatre heures d’électricité par jour. Dans ce réduit de béton, chaque espace dédié au sport est un miracle. On les débusque, nichés au hasard des interstices de ciment, comme ce terrain de foot construit sur le haut d’un immeuble ou ce ring de boxe dressé sur une terrasse. Le sport constitue le seul moyen pour les habitants de s’évader de ce huis clos. Car, en plus du blocus, le Hamas interdit toute forme de distraction. Dans sa volonté d’appliquer un islam rigoriste, il considère que le sport pervertit la société gazaouie. Celle-ci, tout au contraire, voue au sport une passion dévorante. « Nous n’avons plus de cinéma, plus de théâtre, explique le docteur Saïd al-Ghora, professeur de médecine et par ailleurs président du club omnisport Gaza Athletics Sport. Les jeunes ne peuvent pas se rendre à des concerts. Le sport est devenu notre seul loisir... »
Nivine, 16 ans, et sa soeur Suraya, 19 ans, sont inscrites à la section basket du Gaza Athletics. Bientôt, elles ne pourront plus le pratiquer car, à Gaza, le sport n’est pas toléré pour Les femmes adultes. (J. Goldstein/L’Equipe)
Nous étions à Gaza le soir du match retour Barça-PSG, le 6 mars dernier. Au début des années 2000, la Liga a été le premier Championnat retransmis sur le territoire. Le peuple gazaoui s’est alors divisé entre supporters du Barça et du Real avec un avantage certain pour le premier. Pour chaque Clasico, les rues sont désertes, et, ce soir-là (victoire de Barcelone 6-1), ce fut une douce folie dans les bars à chicha de la ville.
Le sport permet ainsi aux Gazaouis, dont près de 60 % seraient âgés de moins de 18 ans, de supporter leur existence. Comme pour Nivine, 16 ans, et sa sœur Suraya, 19 ans, qui se sont inscrites dans la section féminine de basket que le Club Athletics vient d’ouvrir. Adultes, elles n’en auront plus le droit, le sport est interdit aux femmes. Mais, pour l’heure, il répond à leur désir de vie. « Je veux être la capitaine de l’équipe, lance Nivine, puis un jour aller jouer à l’étranger. Mais aussi devenir ingénieur à la NASA, j’adore le basket et l’astrophysique. Mes rêves sont plus hauts que les murs de cette prison. »
Les plus jeunes espèrent que leur vie ne se réduira pas comme aujourd’hui aux seuls entraînements. Mais qu’elle sera aussi faite de matches, de rencontres, de partage. Pour l’heure, ils pratiquent le sport pour la seule idée de celui-ci. Nous avons rencontré trois athlètes, trois destins qui racontent cette autre histoire de Gaza, celle d’un sport sous embargo.
« Je surfe la même vague depuis vingt ans », Abu, surfeur entre vagues et bombes
Ce matin-là, la mer n’a pas voulu leur donner de houle, cette petite part de bonheur qu’elle leur offre de temps à autre. Le vent était au nord. Dans ce cas, la Méditerranée est d’huile. Il faut attendre qu’il vire au sud, et aussitôt Mahmoud, 23 ans, étudiant en droit, et Khaled, même âge, étudiant en management, prennent leur planche et descendent à la plage d’al-Deira. Là, ils enfilent de vieilles combinaisons élimées et se jettent à l’eau comme d’autres se noient dans l’alcool. « Lorsque je surfe, j’oublie tout, dit Mahmoud, quand je me hisse sur ma planche et que je prends la vague, je me sens libre. Et pour nous, la liberté, c’est une notion que nous ne connaissons pas en tant que citoyen, mais comme surfeur je la ressens, et c’est immense. » C’est son oncle, Mohamed, qui lui a transmis ce rêve insensé. Quand un embargo interdit des médicaments de base, se procurer des planches de surf confère à l’absurde. Et pourtant... « Toute ma famille est liée à la mer, je suis pêcheur, fils de pêcheur, maître-nageur l’été, raconte Mohamed. Or, dans les années 1990, des images de surf sont parvenues jusqu’à nous. Quand j’ai vu ça, je me suis dit qu’il fallait absolument que j’essaie. »
Au début, les apprentis surfeurs confectionnent des planches en bois et s’aventurent sur les vagues. Mais les éclats de bois leur blessent le visage. « Alors j’ai demandé à mon père, qui était maître-nageur à Tel-Aviv – c’était avant le blocus – de me rapporter une planche, poursuit Mohamed. Au début, j’étais seul. Mon copain Mohad me regardait et me disait : “Tu n’y arriveras jamais.” Et puis quand il a vu que je parvenais à me mettre sur la planche, il a voulu essayer. Ensuite, on s’est toujours tiré la bourre. On a partagé cette planche pendant sept ans... On surfait autant qu’on pouvait. De mon toit, je peux voir la mer. Chaque matin en me levant, je montais voir s’il y avait des vagues. D’autres nous ont rejoints. À Gaza, on devait être une trentaine de surfeurs, tout au plus. Il y avait des filles aussi. Mais quand elles se sont mariées, elles ont dû arrêter. »
Abu a découvert le surf dans les années 1990. Il est un des membres historiques du Gaza Surf Club, (J. Goldstein/L’Equipe)
Dorian Paskowitz, juif américain et légende du surf, a découvert cette histoire et entrepris d’aider ces surfeurs de misère. Grâce à ses contacts en Israël, il est parvenu à faire passer une vingtaine de planches à Gaza. Ainsi est né le Gaza Surf Club. La mer leur ouvrait un horizon. Abu en est un membre historique : « Quand on dévalait les vagues, on ne pensait plus à nos problèmes, plus à notre enfermement. On arrêtait seulement de surfer quand on était bombardés. Et encore, quand cela durait vraiment longtemps, on ne pouvait s’empêcher de prendre nos planches... Le surf sauve nos âmes, vous pouvez tout perdre dans la vie, mais pas votre âme, et le jour où nous n’aurons plus nos planches, alors là, vraiment, il ne nous restera plus rien. »
En 2014, le spot d’al-Deira, où Khaled et Mahmoud surfent durant l’année, a été bombardé par l’armée israélienne.
À Gaza, tout est grave même le surf. Malgré tout, ces jeunes gens, comme les vagues, reviennent toujours à la plage. « J’ai commencé à surfer à 8 ans, raconte Mahmoud, l’étudiant en droit. J’ai appris le surf sur YouTube en regardant Kelly Slater. Bien sûr, nous n’avons pas les mêmes vagues qu’à Hawaii. Elles sont dures à surfer, car assez cassantes. Mais, parfois, il arrive qu’elles atteignent jusqu’à six mètres. » Surfer leur donne encore plus des envies d’ailleurs. « Ça fait vingt ans que je surfe la même vague », soupire Abu. « On rêve tous d’aller un jour à Hawaii, poursuit Mahmoud. Pour surfer d’autres vagues, mais surtout pour apprendre vraiment ce sport, et sur des planches qui n’ont pas vingt ans d’âge. »
Aujourd’hui, en raison du blocus, du manque de matériel, il ne reste plus que sept ou huit surfeurs à Gaza. Assis sur la plage de Deira, Abu fixe l’horizon. « On attend comme Brice de Nice, mais nous ce n’est pas les vagues qu’on guette. C’est la paix. »
« Le rêve de n’importe quel joueur est de passer le check point », Assim Abu, gardien de but
La Méditerranée se trouve à deux pas. Deux équipes de foot s’affrontent dans la tiédeur du soir qui tombe. C’est l’entraînement du Club Athletics, qui évolue en Première Division du Championnat de Gaza. Celui-ci compte trois divisions avec douze équipes dans chacune d’elles. Les soirs de grand match, on compte pas moins de 10 000 personnes dans les deux stades du territoire. Très vite, un joueur se distingue, le gardien Assim Abu Assi. Il fut quinze années durant le portier de l’équipe de Palestine. On s’étonne de le voir là. « J’ai joué dans un club à Jérusalem de 2008 à 2013, explique-t-il. Mais ma femme et mes enfants vivaient à Gaza et ils ne pouvaient pas sortir. Les autorités israéliennes me créaient beaucoup de problèmes quand je voulais leur rendre visite. De 2008 à 2010, je n’ai pas eu le droit de venir les voir, et de 2010 à 2013 je n’ai pu venir qu’à trois reprises. Et ces fois-là, il me fallait aller en Égypte, attendre deux ou trois jours qu’ils veuillent bien ouvrir la frontière. Gaza se trouve à 80 km de Jérusalem... Cela me prenait trois jours de voyage. C’était invivable. Alors je suis revenu jouer ici. Je ne pouvais plus rester loin des miens. »
Le gardien Assim Abu Assi a dû quitter son club de Jérusalem, en 2013, pour pouvoir vivre avec sa famille. Il joue désormais dans le Championnat de Gaza. (J. Goldstein/L’Equipe)
À Jérusalem, Abu gagnait 4 000 dollars par mois, désormais il doit se contenter de 1 ?000 shekels, soit 277 dollars. Il fait partie d’une famille qui compte à Gaza. C’est pourquoi il peut s’exprimer davantage que d’autres sur la situation du sport, même s’il faut quand même un certain courage pour évoquer le Hamas comme il le fait. « Tant que le Hamas contrôlera Gaza, dit-il, il n’y aura pas de sport ici. Ils n’aiment pas ça. Ils ne veulent pas que l’on participe à des compétitions internationales. Le rêve de n’importe quel joueur est de passer le check point et d’aller vivre ailleurs. Moi, j’ai vécu autre chose alors j’essaye d’aider les jeunes joueurs, de leur donner de mon énergie et d’entretenir l’espoir. Il est la seule chose qui leur donne le sentiment d’exister. C’est très dur pour eux. Ils souffrent tous d’une forme de dépression liée à notre enfermement. J’ai eu la chance, plus jeune, de visiter l’Olympique Lyonnais, le club, le centre de formation. Pour que vous compreniez notre sort, imaginez que la ville de Lyon soit tenue par un groupe politique, qu’aucun habitant ne puisse sortir de la ville et que les joueurs de Lyon ne puissent jouer qu’entre eux. Voilà notre quotidien ! » ?
« Gébrésélassié a couru jusqu’à 40 ans, j’en ai 37... », Nader, marathonien privé d’horizon
Il court, Nader Almassri. Matin et soir. Quoi qu’il arrive. Cent cinquante kilomètres par semaine. Sauf en cet été 2014, lorsque les chars de Tsahal sont entrés dans Gaza. Il habite près du check point d’Erez, par lequel les soldats sont arrivés. Il a dû fuir avec femme et enfants dans un camp de réfugiés où il ne lui fut pas possible de s’entraîner. Lorsqu’il est revenu, deux mois plus tard, sa maison était totalement détruite. Dans les décombres, il a néanmoins retrouvé quelques médailles... Il les a précieusement rangées dans une valise. Et puis il a repris la course sur les chemins et les routes poussiéreuses de la bande de Gaza. Avec cet espoir écorné certes, mais toujours vivace, celui de disputer un jour un marathon. Cela fait bientôt dix ans qu’il s’entraîne quotidiennement. Pour rien. Bloqué dans Gaza comme ses deux millions de compatriotes, il ne peut s’aligner dans aucune compétition. La dernière fut les Jeux de Pékin, en 2008. Nader avait été désigné porte-drapeau de la délégation palestinienne. Il était entré cœur battant dans le stade Olympique pour la cérémonie d’ouverture, acclamé par la foule. Il avait été éliminé dans les séries du 5 000 m, une distance qu’on lui avait imposée et pour laquelle il n’avait pu se préparer.
Pour Nader Almassri, le temps des coupes et des médailles est terminé. Mais, il court encore. Au cas où... (J. Goldstein/L’Equipe)
Depuis, plus rien ou presque. Nader a simplement eu la possibilité de se rendre en 2010 aux Championnats du monde de cross en Pologne. Et, en 2015, il a eu exceptionnellement le droit d’aller disputer le marathon de Bethléem, en Cisjordanie. Il continue néanmoins de se lever chaque jour à l’aube pour s’élancer sur les routes. « Je cours parce qu’il faut que je me tienne prêt au cas où l’on m’accorderait l’autorisation d’aller disputer un marathon. Mais je cours aussi pour moi, pour ma santé mentale, pour ce que cela me procure de sensations, pour évacuer le stress, la tension que l’on ressent ici à Gaza. »
Il y a une immense lassitude dans la voix de Nader. Dans l’appartement de son frère, où il réside dans l’attente d’un logement, il compte son histoire assis à côté de deux jeunes qu’il invite parfois à courir avec lui. « Eux, j’espère qu’ils pourront courir dans un stade ou les rues d’une grande ville. » Il se lève et s’en va dans une pièce voisine où jouent ses enfants et leurs cousins. Nader en revient avec une photo qu’il a sauvée des décombres. On le voit souriant à côté du champion éthiopien Hailé Gébrésélassié. « Je suis fatigué et déprimé, dit-il, le temps ne reviendra pas, et c’est de plus en plus dur chaque jour. Ceux de ma génération ont arrêté. Moi, tant que j’aurai de l’énergie, je courrai, c’est ma façon de ne pas sombrer. Et puis Hailé a bien couru jusqu’à 40 ?ans. J’en ai 37... » Il attrape alors une vieille paire de chaussures et rejoint la rue. Puis la route qui mène à Erez, celle qu’ont empruntée les soldats de Tsahal. Nader passe ensuite devant le check point et continue là-bas le long du grand mur et des barbelés qui le retiennent.
source : journal l’Equipe