En Israël, la séparation des mères juives et non juives n’a pas attendu la loi d’apartheid (Enquête)
Le NouvelObs dans son édition du 15 août rapporte la ségrégation qui règne dans les maternités israéliennes où les femmes qui viennent d’accoucher ne sont ni traitées de la même manière, ni placées dans les mêmes chambres. Une enquête sur 10 ans qui montre qu’Israel est à l’avant-garde... en matière d’apartheid !
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"Je me suis sentie humiliée" : en Israël, les mères juives et arabes séparées à la maternité
Des femmes dénoncent les discriminations dont elles ont été témoins ou victimes dans plusieurs maternités israéliennes.
"La scène se passe à l’hôpital d’Hadassah, quelques kilomètres à l’ouest de Jérusalem. C’est Sarah (certains prénoms ont été changés), une jeune femme juive israélienne, (elle vit dans un kibboutz à quelques kilomètres de la ville sainte) qui raconte.
Lorsqu’elle a donné naissance à son troisième enfant, elle a d’abord été placée dans une chambre avec une autre femme juive. Mais quand cette dernière part, une autre femme, arabe cette fois-ci, devient sa voisine de chambre. ""Une infirmière est alors venue me voir pour s’excuser. Sur le coup je n’ai pas compris pourquoi.""
Son incompréhension est de courte durée. Vite, tout devient limpide quand l’infirmière se penche sur l’épaule de Sarah, s’excusant de l’avoir mise dans une chambre avec une Arabe. Elle lui explique que, l’établissement étant complet, elle n’a pas eu d’autre choix.
""Quand j’ai compris, j’étais choquée et embarrassée. Toute la conversation avait eu lieu alors que ma camarade de chambre était dans le lit juste à côté." "Comme je savais qu’elle parlait hébreu, j’ai expliqué à l’infirmière qu’il n’y avait aucune raison pour qu’une femme arabe me dérange, et que nous étions tous égaux.""
Quatre femmes (trois Arabes et une juive) témoignent
Cette discrimination n’est pas nouvelle. L’affaire a même déjà fait scandale il y a une dizaine d’années. Dans plusieurs maternités israéliennes, des femmes arabes, mises à l’écart des femmes juives simplement du fait de leur religion et de leur origine, avaient accepté de raconter les discriminations subies.
Fortement médiatisées, leurs histoires avaient permis l’ouverture de plusieurs rapports d’investigation. Malgré l’engouement médiatique, tout cela était pourtant finalement resté sans suite. Et en 2018, rien n’a changé.
Quelque part dans les quartiers chics de Tel Aviv, le cabinet d’avocats Gil Ron Kenan & Co. semble un peu écrasé par la chaleur qui règne en cet après-midi de juillet. Dans son bureau climatisé, l’avocat Nadav Miyara étale les dossiers dont il a la charge. Avec son collègue Gil Ron, ils ont constitué celui qui vient tout juste d’arriver entre les mains de la justice israélienne.
Nadav Miyara porte de fines lunettes en rectangle posées sur le bout de son nez. À chaque fois qu’il prend la parole, il les remonte d’un geste discret. "Il y a un an, un nouveau cas de discrimination nous a convaincu qu’il était temps d’agir. Avec l’université de Tel Aviv, on a mis deux mois à monter le dossier. Pour commencer, il a fallu choisir les maternités et les hôpitaux où enquêter. On a décidé de se concentrer sur les établissements qui avaient une politique publique sur le sujet, pour vérifier si elle était bien respectée."
Pour mener à bien leur projet, le cabinet et l’université font appel à une pléiade de volontaires. Certains appellent directement les hôpitaux pour leur poser des questions du genre :
"Pratiquez vous la séparation entre vos patientes juives et arabes ?"
ou
"Je suis juive, je vais bientôt accoucher. Sera-t-il possible d’avoir une chambre avec une autre juive ?"."
Certains bénévoles vont même plus loin et se rendent directement dans les maternités, se faisant passer pour des femmes enceintes et interrogent le personnel ou les patientes.
Huit semaines plus tard donc, le constat tombe. À Jérusalem-ouest mais aussi à Afula, Beer Sheva ou encore à Nahariya, petite ville tout au nord du pays,bon nombre d’établissements ne sont pas gênés d’annoncer "la couleur".
"Certains n’avaient aucun souci pour nous dire que les femmes juives et arabes étaient effectivement placées dans des chambres différentes quand d’autres étaient beaucoup plus méfiants."
À chaque nouveau témoignage, les faits se recoupent. Les femmes arabes n’ont d’abord même pas conscience d’avoir été sciemment mises à l’écart des femmes juives et lorsqu’elles s’en rendent comptes, la plupart se voient expliquer que cette ségrégation est seulement pensée "pour leur bien".
L’une des témoins (les plaignantes ont toutes fait le choix de rester anonyme) travaille au département de psychologie de l’université hébraïque de Jérusalem.
Mère de trois enfants, elle s’est à chaque fois rendue à l’hôpital du Mont Scopus pour accoucher. Dans son témoignage elle explique que dès sa première grossesse, en 2006, elle est placée dans une chambre avec une autre femme arabe.
Sur le coup, elle ne prête pas vraiment attention à la chose et c’est en 2009, pour la naissance de son second enfant, qu’elle remarque que sa voisine de chambre est, une nouvelle fois, arabe.
""Après la naissance, j’ai été placée dans une chambre avec deux autres femmes arabes. Quand l’une d’elles est partie, elle a été remplacée par une autre Arabe." "En regardant dans les autres pièces, la ségrégation m’a sautée aux yeux : les mères arabes sont placées à part, pas avec les mères Juives.""
Décidée à ne pas se laisser faire, la jeune maman décide alors d’envoyer une plainte à l’hôpital, une lettre qui restera sans suite. En 2017, lorsqu’elle donne naissance à son troisième enfant, la psychothérapeute constate que rien n’a changé. "L’humiliation que j’ai vécu à ces moments-là, je la ressens toujours aujourd’hui."
Autre hôpital, situation similaire. En 2011, Salma donne naissance a son premier enfant au centre médical Galilée, dans le nord d’Israël.De son entrée à la clinique jusqu’à sa sortie, elle partagera toujours exclusivement sa chambre avec d’autres femmes Arabes.
Au sein du personnel soignant, certains ont également pris la parole. Entre 2001 et 2008, Marianne était sage-femme à l’hôpital du Mont Scopus. Elle a accepté de témoigner pour le recours collectif.
"L’hôpital dispose de sept salles d’accouchement. Trois sont spacieuses, les quatre autres sont plus petites et donc moins agréables pour le personnel et les patientes. Les plus grandes étaient souvent données en priorité aux femmes juives."
Une différence de traitement qui, selon elle, se retrouve dans la répartition des chambres :
"Une des chambres peut accueillir jusqu’à six personnes tandis que les autres sont faites pour deux patientes. La plupart du temps, elle était occupée par des femmes Arabes."
Depuis une dizaine d’années donc, les témoignages de femmes se suivent et se ressemblent. Bien forcé de réagir, en 2016, le ministre de la Santé Moshe Bar Siman Tov a réuni les directeurs d’hôpitaux à ce sujet. Un rassemblement qui, malgré les attentes, ne mènera à rien, les chefs d’établissement affirmant tous en cœur qu’il n’existe aucune politique officielle de ségrégation de ce genre, et que si séparations il y avait eu, elles étaient forcément à l’initiative des mères.
Contacté pour une demande d’interview, le ministère de la Santé n’a pas souhaité nous rencontrer. En guise de réponse nous recevons un mail déclarant "qu’il n’y a pas de discriminations entre les patientes" et qu’au cours de l’année passée, le ministère a œuvré pour lutter contre "le racisme, la discrimination et l’exclusion dans le système de santé (israélien).
Déposé il y a un mois et demi, un recours collectif est désormais en attente de passer devant la justice. S’ils espèrent une réparation financière pour leurs clientes, les avocats espèrent aussi que leur action pourra faire évoluer la situation. Mais dans une société où la minorité arabe, environ 20% de la population, est encore aujourd’hui victime de discriminations, on peut penser que de nombreux recours collectif seront encore nécessaires avant que les choses ne commencent à bouger. Et les chambres des maternités à se mélanger."
Par Salomé Parent
L’Obs avec rue 89 - 15 août 2018