En Israël, « réussir les articles qu’on n’écrit pas »
Dans un pays qui entretient une sensibilité à fleur de peau face à la critique étrangère, le journaliste du « Monde » Piotr Smolar a dû travailler en « artisan solitaire », s’obligeant, parfois, à poser sa plume.
Le représentant de la société de déménagement s’est assis dans ma cuisine, affable et souriant.
Un café ? Volontiers. Juif religieux arrivé de France il y a longtemps, il a envie de discuter avant d’évaluer mes besoins, à l’heure où je vais quitter Jérusalem. « C’était bien, Israël ? Et vous travaillez pour… Le Monde ? Ah, d’accord ! » Sourire entendu. « De toute façon, Le Monde n’est plus ce qu’il était ». Je lui demande s’il est abonné, avec quelle régularité il lit le journal. « Ah non, pas abonné. Je parlais d’il y a dix, vingt ans. » Mais comment comparer alors ? « Vous le savez bien, les journalistes français ici, ils écrivent tous d’une certaine façon. Contre Israël. »
Yasmine Gateau - illustratrice-
Contre Israël. L’acte d’accusation est dressé de façon lapidaire. L’Etat hébreu entretient une sensibilité à fleur de peau face à toute critique étrangère, surtout lorsqu’on touche aux deux devises sur le fronton : « L’armée la plus morale du monde » et « la seule démocratie au Moyen-Orient ». L’un des sujets de débat prisés parmi les faiseurs d’opinion israéliens consiste à savoir ce qui ne va pas dans les relations publiques du pays. Ils s’interrogent sur l’emballage défectueux, mais si peu sur le contenu.
Les mêmes qui réclament aux journalistes une impossible « objectivité » sur Israël sont généralement les plus intolérants. Ils épilent la réalité de près, sans contrastes ni relief. D’autant que cette sensibilité est instrumentalisée. La droite nationaliste a imposé une équivalence affligeante : mettre en cause l’occupation en Cisjordanie ou bien les assauts qu’elle mène contre l’Etat de droit reviendrait à se positionner contre Israël. A lui nier toute légitimité. Piège absolu.
Le rire et le mépris comme antidotes
Tel est l’étrange écosystème dans lequel doivent se mouvoir les correspondants en Israël. Lorsqu’on a la chance de représenter Le Monde, il faut accepter le revers de ce privilège : les injures, la diffamation. « Islamo-gauchiste » ? Merci, déjà servi. « antisémite » ? J’ai cessé de compter. De la France à la Pologne, en passant par un cimetière sur la côte israélienne, au nord de Herzliya, toutes les branches de ma famille sont secouées de rire. Le rire, et le mépris, sont les seuls antidotes contre ces colonnes de fourmis haineuses qui remontent le fil Twitter.
Certains journalistes aiment ferrailler et se justifier face à des détracteurs le plus souvent anonymes au sein de l’extrême droite juive francophone. Comme cette consœur, ensevelie sous les insultes, en avril, pour avoir posté une photo ironique d’un magasin à Tel-Aviv avec des rayons couverts, dans le respect strict de la célébration de Pessah, sans produits à base de levain. Il n’y a pas de mode d’emploi idéal. Dès mon arrivée en septembre 2014, j’ai refusé d’engager le moindre dialogue sur les réseaux sociaux, en dehors de quelques connaissances identifiées.
En revanche, j’ai participé avec plaisir à des rencontres avec des étudiants, ou bien avec les cadets de la diplomatie israélienne. Leurs interrogations portaient sur le choix des sujets. Elles témoignaient d’une incompréhension : pourquoi la presse étrangère accorde-t-elle tant d’importance à ce conflit israélo-palestinien ? Question pertinente. La réponse n’est pas quantifiable en victimes. Ce qui nous paraît à raison central pour l’avenir d’Israël est périphérique voire ignoré par la plupart des citoyens du pays. La raison brûle, et ils regardent ailleurs. L’occupation – ce régime enraciné de surveillance et de discrimination d’un autre peuple, les Palestiniens – se transforme en annexion, de facto et même de jure.
« Le silence est un choix fort quand on est confronté à des vagues d’intoxication, d’excitations médiatiques éphémères »
Dans la vie réelle, qui ne se compte pas en signes, je n’ai eu qu’un épisode conflictuel avec des Juifs français. C’était en juin 2016, lors d’un reportage dans la colonie de Kiryat Arba, en face d’Hébron, la ville la plus névrosée des territoires occupés. Une adolescente de 13 ans venait d’être tuée en plein sommeil par un Palestinien. J’ai rendu visite à la famille de la victime. Quelques heures après avoir perdu sa fille, la mère tenait un discours politique enflammé, en jurant que cette terre appartenait aux Juifs pour l’éternité. Ses propos tendaient un miroir à ceux marmonnés si souvent sous les tentes de deuil palestiniennes, où des parents
se réjouissent du sacrifice de leur « martyr » d’enfant. Ces filets de mots serrés servent à contenir le chagrin. S’ils se trouent, alors l’absurdité de ces pertes humaines devient patente.
Ce jour-là, à Kiryat Arba, j’ai croisé trois colons français. L’un d’eux avait une arme à la ceinture, en évidence. Essayant d’engager la conversation, j’ai été invité à décliner mon identité. Ils ont explosé, m’agonisant d’injures et de menaces.
Etre correspondant en Israël consiste d’abord à réussir les articles qu’on n’écrit pas.
Le silence est un choix fort quand on est confronté à des vagues d’intoxication, de relations publiques, d’excitations médiatiques éphémères. Le pluralisme de la presse est grand dans le pays, mais la censure militaire demeure une curiosité irritante. Elle transforme certains textes en fromage à trous. En principe, tous les articles prétendant révéler des informations sur la sécurité nationale ou les relations extérieures d’Israël doivent être soumis à un comité militaire.
Comme l’a précisé le site +972 Magazine, ce comité a empêché la publication de 363 textes en 2018, et en a modifié plus de 2 700.
Une fois, en cinq ans, par curiosité, j’ai soumis quelques paragraphes à ce comité, pour tester la machine. L’interlocutrice de l’armée, surprise, donna le feu vert. J’en fus presque vexé. En revanche, l’armée veille au succès de ses opérations de com. Elle houspille les correspondants qui ne masquent pas assez une source militaire, quand elle est totalement « off ». Ou bien elle interroge le journaliste étranger sur l’absence de suivi, concernant tel ou tel sujet du moment.
Le rôle important des fixeurs
Le travail du correspondant du Monde relève de l’artisanat solitaire. Il faut ici mentionner l’importance des « fixeurs ». Ce mot désigne une personne, rémunérée à la journée, qui sert à la fois de traducteur et d’organisateur de rendez-vous, lors des reportages. J’ai eu l’immense plaisir de bénéficier de l’aide de deux fixeurs remarquables, devenus des proches : l’une pour la Cisjordanie, Suheir Hashimeh, et l’autre à Gaza, Hassan Jaber. Ce dernier, par son expérience, ses contacts, son goût des autres, a joué un rôle déterminant lors de tous les sujets réalisés dans le territoire sous blocus, contrôlé par le Hamas. Côté israélien, la pratique répandue de l’anglais m’a permis de travailler seul, à quelques exceptions (les sujets sur les ultraorthodoxes par exemple).
Se balader en Israël et dans les territoires palestiniens occupés fut un délice de reporter. Il existe de part et d’autre une disponibilité au récit, dont il faut savoir se méfier lorsqu’elle produit des discours automatiques.
L’épuisement politique du langage d’Oslo – du nom des accords de paix de 1993 – a aussi pour corollaire l’incapacité à penser l’Autre, à admettre sa position, à lui restituer son humanité. On porte ses propres racines comme la parure d’un roi, et on jette celles de l’Autre dans le brasier, puisqu’on leur nie toute valeur ou antériorité. On s’enferme dans une victimologie identitaire, sans admettre la peine de l’autre partie. « Ça commence par écouter du rap, et ça finit par faire le djihad en Syrie », m’avait dit un jour une voisine, arrivée de France, au sujet des « Arabes », cette grande abstraction dans laquelle est noyé le Palestinien.
« Gaza est devenu une série d’épouvante que les Israéliens sont forcés de regarder de temps à autre lorsque les factions palestiniennes tirent des roquettes. Mais ils comprennent peu ce qui s’y passe »
Entre le déjeuner et le dîner, vous pouvez traverser Israël, de la frontière libanaise jusqu’à Eilat, à la pointe sud. Mais le changement de cadre le plus brutal consiste à passer le terminal d’Erez, entre Israël et la bande de Gaza. Là, les odeurs âpres vous saisissent à la gorge. L’air et l’eau, le sol et le sang sont pollués, et on ne parle pas des idées noires. Depuis douze ans est menée une expérience cruelle. On y teste la résilience de 2 millions d’hommes-rats qui deviennent fous, d’enfermement et de pauvreté, de privation de rêve aussi. Le mal infligé à toute cette jeunesse ne sera réparé, hélas, par aucun plan international. De cette punition collective, les Israéliens ne mesurent pas l’ampleur. Et pour cause Gaza est devenu une série d’épouvante que les Israéliens sont forcés de regarder de temps à autre lorsque les factions palestiniennes tirent des roquettes. Mais ils comprennent peu ce qui s’y passe. Le seul prisme sécuritaire n’aide pas. Le Hamas – sa culture de la lutte armée, son langage révolutionnaire rouillé comme une épave au fond de l’océan – représente un ennemi à la fois inquiétant et idéal. Il permet de ne pas s’interroger sur soi-même.
De toute façon, Israël n’est plus ce qu’il était, aurais-je dû dire au déménageur, à moins qu’en réalité, il n’ait jamais été celui dont rêvait, de loin, la diaspora. Ce n’est pas là un jugement de valeur mais le début de la conversation. La prémisse indispensable, aussi, à tout engagement diplomatique ou journalistique au Proche-Orient.
Piotr Smolar